Les têtes de ces bourgeois touchaient presque les pieds de ces martyrs. À trente pas d’eux, s’élevait un billot et brillait un cimeterre. Le bourreau était là en cas de refus de la part de Juanito. Bientôt les Espagnols entendirent, au milieu du plus profond silence, les pas de plusieurs personnes, le son mesuré de la marche d’un piquet de soldats et le léger retentissement de leurs fusils. Ces différents bruits étaient mêlés aux accents joyeux du festin des officiers comme naguère les danses d’un bal avaient déguisé les apprêts de la sanglante trahison. Tous les regards se tournèrent vers le château, et l’on vit la noble famille qui s’avançait avec une incroyable assurance. Tous les fronts étaient calmes et sereins. Un seul homme, pâle et défait, s’appuyait sur le prêtre, qui prodiguait toutes les consolations de la religion à cet homme, le seul qui dût vivre. Le bourreau comprit, comme tout le monde, que Juanito avait accepté sa place pour un jour. Le vieux marquis et sa femme, Clara, Mariquita et leurs deux frères vinrent s’agenouiller à quelques pas du lieu fatal. Juanito fut conduit par le prêtre. Quand il arriva au billot, l’exécuteur, le tirant par la manche, le prit à part, et lui donna probablement quelques instructions. Le confesseur plaça les victimes de manière à ce qu’elles ne vissent pas le supplice. Mais c’était de vrais Espagnols qui se tinrent debout et sans faiblesse.

Clara s’élança la première vers son frère. — Juanito, lui dit-elle, aie pitié de mon peu de courage ! commence par moi ?

En ce moment, les pas précipités d’un homme retentirent. Victor arriva sur le lieu de cette scène. Clara était agenouillée déjà, déjà son cou blanc appelait le cimeterre. L’officier pâlit, mais il trouva la force d’accourir.

— Le général t’accorde la vie si tu veux m’épouser, lui dit-il à voix basse.

L’Espagnole lança sur l’officier un regard de mépris et de fierté. Allons, Juanito, dit-elle d’un son de voix profond.

Sa tête roula aux pieds de Victor. La marquise de Léganès laissa échapper un mouvement convulsif en entendant le bruit ; ce fut la seule marque de sa douleur.

— Suis-je bien comme ça, mon bon Juanito ? fut la demande que fit le petit Manuel à son frère.

— Ah ! tu pleures, Mariquita ! dit Juanito à sa sœur.

— Oh ! oui, répliqua la jeune fille. Je pense à toi, mon pauvre Juanito, tu seras bien malheureux sans nous.

Bientôt la grande figure du marquis apparut. Il regarda le sang de ses enfants, se tourna vers les spectateurs muets et immobiles, étendit les mains vers Juanito, et dit d’une voix forte : — Espagnols, je donne à mon fils ma bénédiction paternelle ! Maintenant, marquis, frappe sans peur, tu es sans reproche.

Mais quand Juanito vit approcher sa mère, soutenue par le confesseur : — Elle m’a nourri, s’écria-t-il.

Sa voix arracha un cri d’horreur à l’assemblée. Le bruit du festin et les rires joyeux des officiers s’apaisèrent à cette terrible clameur. La marquise comprit que le courage de Juanito était épuisé, elle s’élança d’un bond par-dessus la balustrade, et alla se fendre la tête sur les rochers. Un cri d’admiration s’éleva. Juanito était tombé évanoui.

— Mon général, dit un officier à moitié ivre, Marchand vient de me raconter quelque chose de cette exécution, je parie que vous ne l’avez pas ordonnée...

— Oubliez-vous, messieurs, s’écria le général C...t...r, que, dans un mois, cinq cents familles françaises seront en larmes, et que nous sommes en Espagne ? Voulez-vous laisser nos os ici ?

Après cette allocution, il ne se trouva personne, pas même un sous-lieutenant, qui osât vider son verre.

Malgré les respects dont il est entouré, malgré le titre d’El verdugo (le bourreau) que le roi d’Espagne a donné comme titre de noblesse au marquis de Léganès, il est dévoré par le chagrin, il vit solitaire et se montre rarement. Accablé sous le fardeau de son admirable forfait, il semble attendre avec impatience que la naissance d’un second fils lui donne le droit de rejoindre les ombres qui l’accompagnent incessamment.

Paris, octobre 1829.

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-troisième de l’édition ÉFÉLÉ de la Comédie Humaine. Le texte de référence est l’édition Furne, volume 15 (1845), disponible à http://​books.​google.​com/​books?​id=qV0OAAAAQAAJ. Les erreurs orthographiques et typographiques de cette édition sont indiquées entre crochets : « accomplissant [accomplisant] » Toutefois, les orthographes normales pour l’époque ou pour Balzac (« collége », « long-temps ») ne sont pas corrigées, et les capitales sont systématiquement accentuées.

 

Ce tirage au format EPUB a été fait le 28 novembre 2010. D’autres tirages sont disponibles à http://​efele.net/​ebooks.

 

Cette numérisation a été obtenue en réconciliant :

— l’édition critique en ligne du Groupe International de Recherches Balzaciennes, Groupe ARTFL (Université de Chicago), Maison de Balzac (Paris) : http://​www.paris.fr/​musees/​balzac/​furne/​presentation.htm

— l’ancienne édition du groupe Ebooks Libres et Gratuits : http://​www.ebooksgratuits.org

— l’édition Furne scannée par Google Books : http://​books.google.com

Merci à ces groupes de fournir gracieusement leur travail.

 

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