élégies de Duino

Titre
RAINER MARIA RILKE
Élégies de Duino
Traduit de l'allemand par
RAINER BIEMEL
(JEAN ROUNAULT)
Suivi d'une lettre de l'auteur adressée
à WITOLD VON HULEWICZ
Note du traducteur
NOTE DU TRADUCTEUR
VOICI un poème terrible, né de l'angoisse qu'éprouve l'homme de notre temps. Jamais l'aventure poétique n'a poussé aussi loin sa recherche ; l'humaine condition y est mise à nue. Dès les premiers vers s'élève cette interrogation : “Qui donc pourrait venir à notre secours ? Ni les anges ni les hommes. Et même les animaux avertis savent que nous ne sommes guère chez nous en ce monde des clartés définies.”
Pendant des millénaires, l'homme a essayé de chasser la peur pour s'établir dans un monde de tout repos. Il n'a accepté que ce qu'il pouvait interpréter clairement. Dieu, l'amour, la mort, ces ouvertures sur la réalité, l'homme a usé le meilleur de ses forces à les ignorer. En agissant de la sorte, il croyait pouvoir se confectionner ce destin passe-partout qui est l'idéal des technocrates modernes. Mais, derrière l'aimable sourire des illusions, le poète est assailli par toutes les forces de la nature et la beauté elle-même lui apparaît comme la porte de l'angoisse, “ce premier degré du terrible que nous supportons tout juste parce que, dans sa grandeur, peu lui chaut de nous détruire”.
Au vrai, les Élégies de Duino ne sont que le résultat de l'expérience existentielle du poète. Ses angoisses ont été ses seules richesses. Il nous les livre dans une sorte d'improvisation extraordinaire. Les découvertes d'une vie sont orchestrées dans un rythme parfois chaotique. Plus d'une fois Rainer Maria Rilke a confessé sa pauvreté et sa faiblesse. Rien ne lui eût été plus étranger que de vouloir surmonter ses propres impuissances dans la recherche d'une expression parfaite. Tout au contraire, il repoussait cette tentation du style comme un péché contre la vérité, comme une de ces illusions dont les hommes aiment à se nourrir. De même qu'il a voulu recevoir sa mort avec toutes ses souffrances physiques en refusant tous les narcotiques que les médecins lui offraient, de même il a voulu exprimer ses découvertes dans leur force première en acceptant d'avance tous les risques d'une telle entreprise.
De là les obscurités de certains passages des Élégies de Duino. En guise de commentaire, il faudrait relire tous les livres de Rilke et surtout toutes ses lettres. Mais il suffit également, pour comprendre peu à peu le poète, de s'abandonner à son chant qui telle la musique “nous saisit, nous console et nous maintient”.
R.B.
La première élégie
LA PREMIÈRE ÉLÉGIE
Je dédie cette traduction
au Prince Raymond de la Tour et Taxis
R. B.
QUI donc, si je criais, m'écouterait dans les ordres des anges ? Et même si l'un d'eux me prenait soudain sur son cœur, je périrais sous le coup de son existence tellement plus forte que la mienne. Car le beau n'est que la porte de l'angoisse, ce seuil dont nous approchons tout juste, et, nous l'admirons tant parce que, dans sa grandeur, peu lui chaut de nous détruire.
Tout ange est d'angoisse.
Je me contiens donc et je ravale le cri de mon obscur sanglot.
Ah, qui pourrait venir à notre secours ? Ni les anges ni les hommes. Et même les animaux avertis savent que nous ne sommes guère chez nous en ce monde des clartés définies. Peut-être nous restera-t-il quelque arbre sur la pente que nous puissions revoir tous les jours. Il nous reste la route d'hier et la fidélité d'une habitude que nous avons choyée pour qu'elle se plaise chez nous et ne nous quitte plus.
Oh ! et la nuit, la nuit quand le vent lourd de l'espace cosmique ronge notre regard. À qui ne resterait-elle pas cette nuit toujours désirée ? Doucement décevante, elle est l'épreuve à laquelle nul cœur n'échappe. Est-elle plus légère aux amants ? Hélas, l'un à l'autre, ils se cachent seulement leur destin. Ne le sais-tu pas encore ?
Confie le vide de tes bras aux espaces que nous respirons. Les oiseaux, dans les arcanes de leur vol, sentiront peut-être les airs élargis.
Oui, les printemps avaient besoin de toi. Tant d'étoiles t'invitaient à les découvrir. Du fond de ta mémoire, une vague accourait vers toi, ou bien, quand tu passais devant une fenêtre ouverte, le chant d'un violon t'appelait. Tout cela était mission pour toi. Mais as-tu su l'accomplir ? N'étais-tu pas toujours distrait par l'attente comme si toute chose t'annonçait une bien-aimée ? (Où voudrais-tu l'abriter puisque grandes, étranges, les pensées entrent et sortent sans cesse chez toi et souvent demeurent pour la nuit.)
Mais si tu es plein de désir, chante la louange de celles qui aiment ; leur glorieux sentiment est loin d'être assez immortel.
1 comment