Jadis nous fûmes riches.

Elle le conduit à travers le vaste paysage des plaintes, lui montre les colonnes des temples ou les ruines de ces châteaux forts d'où les princes des plaintes ont autrefois sagement gouverné le pays. Elle lui montre les grands arbres de larmes et des champs où fleurit la mélancolie (les vivants n'en connaissent que le doux feuillage) ; lui montre les animaux du deuil en train de paître, – et parfois un oiseau prend son envol horizontalement à travers la vision et dessine largement l'image de son cri solitaire. – Le soir, elle le conduit près des tombes des anciens de la race des plaintes, les Sibylles et les Prophètes. Mais quand la nuit s'approche, ils marchent plus doucement, et bientôt se lève comme la lune, le monument funéraire qui veille sur tout, frère de celui du Nil, du Sphinx sublime – le visage de la chambre secrète. Et ils regardent, étonnés, la tête couronnée qui, silencieusement, – a posé pour toujours le visage humain sur la balance des étoiles.

Son regard, pris dans le vertige de sa mort encore toute jeune, ne saurait le saisir. Mais elle, en regardant derrière le bord du pschent, effarouche la chouette qui, en glissant lentement le long de la joue, de cette courbure si mûre, dessine doucement l'ouïe nouvelle du mort – l'ineffable contour, sur une double feuille ouverte.

Et plus haut, les étoiles. Les étoiles nouvelles du pays de la douleur. Lentement la plainte les nomme : “Voici le Cavalier, le Bâton et cette constellation plus pleine qu'on appelle : Couronne de fruits. Puis, plus loin, vers le pôle : le Berceau, le Chemin, le Livre ardent, la Poupée, la Fenêtre. Mais dans le ciel du sud, pur comme l'intérieur d'une main bénie, dans son clair éclat, l'M qui signifie les Mères…”

Mais le mort doit partir et, silencieusement, la plainte plus ancienne le conduit jusqu'à la porte de la vallée où l'on voit briller au clair de lune la source de la joie. Avec respect elle la nomme en disant : “Chez les hommes, c'est un fleuve au dos large.”

Ils sont au pied de la montagne. Là, elle l'embrasse en pleurant.

Seul, il entre dans les monts de la douleur primitive. Et dans son destin muet, son pas même ne résonne point.

Mais si ceux qui sont morts infiniment éveillaient pour nous un symbole, ils montreraient peut-être les chatons qui pendent aux branches d'un noisetier nu, ou la pluie au printemps qui tombe sur une terre noire.

Et nous qui pensons à la montée du bonheur, nous éprouverions ce mouvement du cœur qui nous bouleverse presque quand une chose heureuse tombe.

Notes

NOTES

GASPARA STAMPA, née à Padoue en 1523, morte à Venise en 1554, a laissé un recueil de poésies où elle dit son grand amour pour Collaltino di Collalto, prince de Trévise.

LINOS, poète légendaire, selon la mythologie, contemporain d'Orphée. C'est à la mort de Linos que fut composé le premier thrène. Rilke fait naître la musique en quelque sorte de la mort puisque, selon ses vers, c'est dans la complainte pour Linos que pour la première fois la musique submergea la stérilité de la nature inerte.

L'ANGE évoqué par le poète est un être parfait qui participe à la fois au royaume de la vie et à celui de la mort. Selon ses propres indications, Rilke se réfère à l'ange de l'Islam plutôt qu'à l'ange du Christianisme.

LE DANSEUR de la Quatrième Élégie semble représenter l'artiste le plus complet ; mais le poète le rejette, car il voit en lui également un bourgeois déguisé, un serviteur du faux-semblant. C'est pourquoi il lui préfère la poupée dont l'apparence ne trompe pas.

La Cinquième Élégie évoque les SALTIMBANQUES. La description de Rilke se réfère à un tableau de Picasso qu'il avait vu chez Mme Hertha Kœnig. Dans le groupe de personnages de ce tableau, il y a un homme jeune en costume d'arlequin, un gros personnage, un adolescent portant un tambour, une fillette et un garçonnet ; un peu à l'écart, nous voyons une jeune femme.

SUBRISIO SALTAT : le sourire danse.

L'OUVERT : Le monde ouvert c'est le monde vu et compris dans sa totalité. Les hommes ne se taillent dans la réalité qu'une sorte de nid dont les parois cachent toute vue. Mais les animaux restent dans l'ouvert, car ils ne connaissent pas la peur de la mort.

Ô BONHEUR DU MOUCHERON les insectes qui n'ont pas connu la gestation restent en quelque sorte toujours dans le sein de la nature ; ils n'ont qu'une seule patrie.

PSCHENT : Coiffure des pharaons en forme de mitre, formée du bonnet blanc que portaient les rois de Haute-Égypte et de la calotte rouge, ornée d'une agrafe représentant un serpent, dont étaient coiffés les rois de Basse-Égypte. Plusieurs divinités égyptiennes, notamment Osiris, portent le pschent.

Lettre à Witold von Humelicz

À Witold von Hulewicz

(…)

Ici, cher ami, j'ose à peine parler moi-même. Avec les poèmes sous les yeux, on pourrait tenter maint éclaircissement, mais ainsi ? Par quoi commencer ?

Et suis-je, moi, celui qui peut donner des Élégies la juste explication ? Elles me dépassent infiniment. Je les tiens pour l'élaboration amplifiée des hypothèses essentielles qui étaient déjà présentes dans le Livre d'heures, qui, dans les deux parties des Nouveaux Poèmes, utilisent l'image du monde sur le mode du jeu et de l'essai, et qui dans Malte, condensées jusqu'au conflit, se répercutent sur la vie et prouvent, ou peu s'en faut, que cette vie flottant au-dessus du sans-fond est impossible. Dans les Élégies, à partir des mêmes données, la vie redevient possible, elle reçoit même ici cette approbation finitive à laquelle le jeune Malte, bien qu'il fût sur le juste et rude chemin des “longues études”, ne pouvait encore la faire accéder. Dans les Élégies, l'affirmation de la vie et celle de la mort se révèlent ne faire qu'un. Reconnaître l'une sans l'autre serait, telle est l'expérience ici fêtée, une limitation qui exclurait finalement tout infini. La mort est la face de la vie détournée de nous, non éclairée par nous : nous devons essayer de réaliser la plus grande conscience de notre existence, qui est chez elle dans les deux domaines illimités, par l'un et l'autre inépuisablement nourrie... La vraie figure de la vie s'étend sur les deux domaines, le sang de la circulation suprême passe dans les deux : il n'y a ni En-deçà, ni Au-delà, rien que la grande Unité où ces êtres qui nous surpassent, les “anges”, sont chez eux. Passons à la situation du problème de l'amour dans ce monde agrandi de sa plus vaste moitié, dans ce monde maintenant seulement entier, maintenant seulement intact. Je suis surpris que les Sonnets à Orphée, qui sont au moins aussi “graves”, et lourds de la même essence, ne vous soient pas d'un plus grand secours pour comprendre les Élégies. Celles-ci furent commencées en 1912 (à Duino), continuées (fragmentairement) en Espagne et à Paris, jusqu'en 1914 ; la guerre interrompit complètement ce travail, mon plus grand travail ; quand je me risquai à les reprendre (ici), en 1922, les nouvelles Élégies et le complément des anciennes furent précédés, en quelques jours de tempête, par les Sonnets à Orphée (qui n'étaient nullement dans mes projets).