Palmer ? Je croyais que Dick était le diminutif familier de Richard ! Il est vrai qu’en fait de langues, je sais tout au plus le français.

Quant au portrait, n’en parlons plus. Vous êtes mille fois trop maternelle, ma bonne Thérèse, de penser à mes intérêts au détriment des vôtres. Bien que vous ayez une belle clientèle, je sais que votre générosité ne vous permet pas d’être riche, et que quelques billets de banque de plus seront beaucoup mieux entre vos mains qu’entre les miennes. Vous les emploierez à faire des heureux, et, moi, je les jetterai sur un brelan, comme vous dites.

D’ailleurs, jamais je n’ai été moins en train de faire de la peinture. Il faut pour cela deux choses que vous avez, la réflexion et l’inspiration ; je n’aurai jamais la première, et j’ai eu la seconde. Aussi en suis-je dégoûté comme d’une vieille folle qui m’a éreinté en me promenant à travers champs sur la croupe maigre de son cheval d’Apocalypse. Je vois bien ce qui me manque ; n’en déplaise à votre raison, je n’ai pas encore assez vécu, et je pars pour trois ou sept jours avec Mme Réalité, sous la figure de plusieurs nymphes du corps de ballet de l’Opéra. J’espère bien, à mon retour, être l’homme du monde le plus accompli, c’est-à-dire le plus blasé et le plus raisonnable.

Votre ami,

Laurent.

 

 

I

 

Thérèse comprit fort bien, à première vue, le dépit et la jalousie qui avaient dicté cette lettre.

– Et pourtant, se dit-elle, il n’est pas amoureux de moi. Oh ! non, certes, il ne sera jamais amoureux de personne, et de moi moins que de toute autre.

Et, tout en relisant et rêvant, Thérèse craignit de se mentir à elle-même en cherchant à se persuader que Laurent ne courait aucun danger auprès d’elle.

– Mais quoi ? quel danger ? se disait-elle encore : souffrir d’un caprice non satisfait ? souffre-t-on beaucoup pour un caprice ? Je n’en sais rien, moi. Je n’en ai jamais eu !

Mais la pendule marquait cinq heures de l’après-midi. Et Thérèse, après avoir mis la lettre dans sa poche, demanda son chapeau, donna congé à son domestique pour vingt-quatre heures, fit à sa fidèle vieille Catherine diverses recommandations particulières et monta en fiacre. Deux heures après, elle rentrait avec une petite femme mince, un peu voûtée et parfaitement voilée, dont le cocher même ne vit pas la figure. Elle s’enferma avec cette personne mystérieuse, et Catherine leur servit un petit dîner tout à fait succulent. Thérèse soignait et servait sa compagne, qui la regardait avec tant d’extase et d’ivresse, qu’elle ne pouvait pas manger.

De son côté, Laurent se disposait à la partie de plaisir annoncée ; mais, quand le prince D... vint le prendre avec sa voiture, Laurent lui dit qu’une affaire imprévue le retenait encore deux heures à Paris, et qu’il le rejoindrait à sa maison de campagne dans la soirée.

Laurent n’avait pourtant aucune affaire. Il s’était habillé avec une hâte fiévreuse. Il s’était fait coiffer avec un soin particulier. Et puis il avait jeté son habit sur un fauteuil, et il avait passé ses mains dans les boucles trop symétriques de ses cheveux, sans songer pourtant à l’air qu’il pouvait avoir. Il se promenait dans son atelier tantôt vite, tantôt lentement. Quand le prince D... fut parti en lui faisant dix fois promettre de se hâter de partir lui-même, il courut sur l’escalier pour le prier de l’attendre et lui dire qu’il renonçait à toute affaire pour le suivre ; mais il ne le rappela point et passa dans sa chambre, où il se jeta sur son lit.

– Pourquoi me ferme-t-elle sa porte pour deux jours ? Il y a quelque chose là-dessous ! Et, quand elle me donne rendez-vous pour le troisième jour, c’est afin de me faire rencontrer chez elle un Anglais ou un Américain que je ne connais pas ! Mais elle connaît, certainement, elle, ce Palmer, qu’elle appelle par son petit nom ! D’où vient alors qu’il m’a demandé son adresse ? Est-ce une feinte ? Pourquoi feindrait-elle avec moi ? Je ne suis pas l’amant de Thérèse, je n’ai aucun droit sur elle ! L’amant de Thérèse ! je ne le serai certainement jamais. Dieu m’en préserve ! une femme qui a cinq ans de plus que moi, peut-être davantage ! Qui sait l’âge d’une femme, et de celle-là précisément, dont personne ne sait rien ? Un passé si mystérieux doit couvrir quelque énorme sottise, peut-être une honte bien conditionnée. Et avec cela, elle est prude, ou dévote, ou philosophe, qui peut savoir ? Elle parle de tout avec une impartialité, ou une tolérance, ou un détachement... Sait-on ce qu’elle croit, ce qu’elle ne croit pas, ce qu’elle veut, ce qu’elle aime, et si seulement elle est capable d’aimer ?

Mercourt, un jeune critique, ami de Laurent, entra chez lui.

– Je sais, lui dit-il, que vous partez pour Montmorency. Aussi je ne fais qu’entrer et sortir pour vous demander une adresse, celle de Mlle Jacques.

Laurent tressaillit.

– Et que diable voulez-vous à Mlle Jacques ? répondit-il en faisant semblant de chercher du papier pour rouler une cigarette.

– Moi ? Rien... c’est-à-dire si ! Je voudrais bien la connaître ; mais je ne la connais que de vue et de réputation. C’est pour une personne qui veut se faire peindre que je demande son adresse.

– Vous la connaissez de vue, Mlle Jacques ?

– Parbleu ! elle est tout à fait célèbre à présent, et qui ne l’a remarquée ? Elle est faite pour cela !

– Vous trouvez ?

– Eh bien ! et vous ?

– Moi ? Je n’en sais rien. Je l’aime beaucoup, je ne suis pas compétent.

– Vous l’aimez beaucoup ?

– Oui, vous voyez, je le dis ; ce qui est la preuve que je lui ne fais pas la cour.

– Vous la voyez souvent ?

– Quelquefois.

– Alors vous êtes son ami... sérieux ?

– Eh bien ! oui, un peu... Pourquoi riez-vous ?

– Parce que je n’en crois rien ; à vingt-quatre ans, on n’est pas l’ami sérieux d’une femme...