Vulfran, c’était son air d’autorité et l’accent qu’il donnait à l’expression de sa volonté : « Je ne veux pas que cette réunion ait lieu... C’est ma volonté. » Jamais elle n’avait entendu parler sur ce ton, qui seul disait combien cette volonté était ferme et implacable, car le geste incertain et hésitant était en désaccord avec les paroles.

Rosalie ne tarda pas à revenir d’un air joyeux et triomphant.

« M. Vulfran m’a donné dix sous, dit-elle en montrant la pièce.

– J’ai bien vu.

– Pourvu que tante Zénobie ne le sache pas, elle me les prendrait pour me les garder.

– J’ai cru qu’il ne vous connaissait pas.

– Comment ! il ne me connaît pas ; il est mon parrain !

– Il a demandé : « où est Rosalie ? » quand vous étiez près de lui.

– Dame, puisqu’il n’y voit pas.

– Il n’y voit pas !

– Vous ne savez pas qu’il est aveugle ?

– Aveugle ! »

Tout bas elle répéta le mot deux ou trois fois.

« Il y a longtemps qu’il est aveugle ? dit-elle.

– Il y a longtemps que sa vue faiblissait, mais on n’y faisait pas attention, on pensait que c’était le chagrin de l’absence de son fils. Sa santé, qui avait été bonne, devint mauvaise ; il eut des fluxions de poitrine, et il resta avec la toux ; et puis, un jour il ne vit plus ni pour lire, ni pour se conduire. Pensez quelle inquiétude dans le pays, s’il était obligé de vendre ou d’abandonner les usines ! Ah ! bien oui, il n’a rien abandonné du tout, et a continué de travailler comme s’il avait ses bons yeux. Ceux qui avaient compté sur sa maladie pour faire les maîtres, ont été remis à leur place, – elle baissa la voix, – les neveux, et M. Talouel le directeur. »

Zénobie, sur le seuil, cria :

« Rosalie, vas-tu venir, fichue caleuse ?

– Je finis d’manger.

– Y a du monde à servir.

– Il faut que je vous quitte.

– Ne vous gênez pas pour moi.

– À ce soir. »

Et d’un pas lent, à regret, elle se dirigea vers la maison.

 

 

XIII

 

Après son départ, Perrine fût volontiers restée assise à sa table comme si elle était là chez elle. Mais justement elle n’était pas chez elle, puisque cette cour était réservée aux pensionnaires, non aux ouvriers qui n’avaient droit qu’à la petite cour du fond où il n’y avait ni bancs, ni chaises, ni table. Elle quitta donc son banc, et s’en alla au hasard, d’un pas de flânerie par les rues qui se présentaient devant elle.

Mais si doucement qu’elle marchât, elle les eut bientôt parcourues toutes, et comme elle se sentait suivie par des regards curieux qui l’empêchaient de s’arrêter lorsqu’elle en avait envie, elle n’osa pas revenir sur ses pas et tourner indéfiniment dans le même cercle. Au haut de la côte, à l’opposé des usines, elle avait aperçu un bois dont la masse verte se détachait sur le ciel : là peut-être elle trouverait la solitude en cette journée du dimanche, et pourrait s’asseoir sans que personne fit attention à elle.

En effet il était désert, comme déserts aussi étaient les champs qui le bordaient, de sorte qu’à sa lisière, elle put s’allonger librement sur la mousse, ayant devant elle la vallée et tout le village qui en occupait le centre. Quoiqu’elle le connût bien par ce que son père lui en avait raconté, elle s’était un peu perdue dans le dédale des rues tournantes ; mais maintenant qu’elle le dominait, elle le retrouvait tel qu’elle se le représentait en le décrivant à sa mère pendant leurs longues routes, et aussi tel qu’elle le voyait dans les hallucinations de la faim comme une terre promise, en se demandant désespérément si elle pourrait jamais l’atteindre.

Et voilà qu’elle y était arrivée ; qu’elle l’avait étalé devant ses yeux ; que du doigt elle pouvait mettre chaque rue, chaque maison à sa place précise.

Quelle joie ! c’était vrai : c’était vrai, ce Maraucourt dont elle avait tant de fois prononcé le nom comme une obsession, et que depuis son entrée en France elle avait cherché sur les bâches des voitures qui passaient ou celles des wagons arrêtés dans les gares, comme si elle avait besoin de le voir pour y croire, ce n’était plus le pays du rêve, extravagant, vague ou insaisissable, mais celui de la réalité.

Droit devant elle, de l’autre côté du village, sur la pente opposée à celle où elle était assise, se dressaient les bâtiments de l’usine, et à la couleur de leurs toits elle pouvait suivre l’histoire de leur développement comme si un habitant du pays la lui racontait.

Au centre et au bord de la rivière, une vieille construction en briques, et en tuiles noircies, que flanquait une haute et grêle cheminée rongée par le vent de mer, les pluies et la fumée était l’ancienne filature de lin, longtemps abandonnée, que trente-cinq ans auparavant le petit fabricant de toiles Vulfran Paindavoine avait louée pour s’y ruiner, disaient les fortes têtes de la contrée, pleines de mépris pour sa folie. Mais au lieu de la ruine, la fortune était arrivée petite d’abord, sou à sou, bientôt millions à millions. Rapidement, autour de cette mère Gigogne les enfants avaient pullulé. Les aînés mal bâtis, mal habillés, chétifs comme leur mère, ainsi qu’il arrive souvent à ceux qui ont souffert de la misère. Les autres, au contraire, et surtout les plus jeunes, superbes, forts, plus forts qu’il n’est besoin, parés avec des revêtements de décorations polychromes qui n’avaient rien du misérable hourdis de mortier ou d’argile des grands frères usés avant l’âge, semblaient, avec leurs fermes en fer et leurs façades rosés ou blanches en briques vernies, défier les fatigues du travail et des années. Alors que les premiers bâtiments se tassaient sur un terrain étroitement mesuré autour de la vieille fabrique, les nouveaux s’étaient largement espacés dans les prairies environnantes, reliés entre eux par des rails de chemin de fer, des arbres de transmission et tout un réseau de fils électriques, qui couvraient l’usine entière d’un immense filet.

Longtemps elle resta perdue dans le dédale de ces rues, allant des puissantes cheminées, hautes et larges, aux paratonnerres qui hérissaient les toits, aux mâts électriques, aux wagons de chemin de fer, aux dépôts de charbon, tâchant de se représenter par l’imagination ce que pouvait être la vie de cette petite ville morte en ce moment, lorsque tout cela chauffait, fumait, marchait, tournait, ronflait avec ces bruits formidables qu’elle avait entendus dans la plaine Saint-Denis, en quittant Paris.

Puis ses yeux descendant au village, elle vit qu’il avait suivi le même développement que l’usine : les vieux toits couverts de sedum en fleurs qui leur faisaient des chapes d’or, s’étaient tassés autour de l’église ; les nouveaux qui gardaient encore la teinte rouge de la tuile sortie depuis peu du four, s’étaient éparpillés dans la vallée au milieu des prairies et des arbres en suivant le cours de la rivière ; mais, contrairement à ce qui se voyait dans l’usine, c’était les vieilles maisons qui faisaient bonne figure, avec l’apparence de la solidité, et les neuves qui paraissaient misérables, comme si les paysans qui habitaient autrefois le village agricole de Maraucourt, étaient alors plus à leur aise que ne l’étaient maintenant ceux de l’industrie.

Parmi ces anciennes maisons une dominait les autres par son importance, et s’en distinguait encore par le jardin planté de grands arbres qui l’entourait, descendant en deux terrasses garnies d’espaliers jusqu’à la rivière où il aboutissait à un lavoir. Celle-là, elle la reconnut : c’était celle que M. Vulfran avait occupée en s’établissant à Maraucourt, et qu’il n’avait quittée que pour habiter son château. Que d’heures son père, enfant, avait passées sous ce lavoir aux jours des lessives, et dont il avait gardé le souvenir pour avoir entendu là, dans le caquetage des lavandières, les longs récits des légendes du pays, qu’il avait plus tard racontés à sa fille : la Fée des tourbières, l’Enlisage des Anglais, le Leuwarou d’Hangest, et dix autres qu’elle se rappelait comme si elle les avait entendus la veille.

Le soleil, en tournant, l’obligea à changer de place, mais elle n’eut que quelques pas à faire pour en trouver une valant celle qu’elle abandonnait, où l’herbe était aussi douce, aussi parfumée, avec une aussi belle vue sur le village et toute la vallée, si bien que, jusqu’au soir, elle put rester là dans un état de béatitude tel qu’elle n’en avait pas goûté depuis longtemps.

Certainement elle n’était pas assez imprévoyante pour s’abandonner aux douceurs de son repos, et s’imaginer que c’en était fini de ses épreuves. Parce qu’elle avait assuré le travail, le pain et le coucher, tout n’était pas dit, et ce qui lui restait à acquérir pour réaliser les espérances de sa mère paraissait si difficile qu’elle ne pouvait y penser qu’en tremblant ; mais enfin, c’était un si grand résultat que de se trouver dans ce Maraucourt, où elle avait tant de chances contre elle pour n’arriver jamais, qu’elle devait maintenant ne désespérer de rien, si long que fût le temps à attendre, si dures que fussent les luttes à soutenir. Un toit sur la tête, dix sous par jour, n’était-ce pas la fortune pour la misérable fille qui n’avait pour dormir que la grand’route, et pour manger, rien autre chose que l’écorce des bouleaux ?

Il lui semblait qu’il serait sage de se tracer un plan de conduite, en arrêtant ce qu’elle devait faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire, au milieu de la vie nouvelle qui allait commencer pour elle dès le lendemain ; mais cela présentait une telle difficulté dans l’ignorance de tout où elle se trouvait, qu’elle comprit bientôt que c’était une tâche de beaucoup au-dessus de ses forces : sa mère, si elle avait pu arriver à Maraucourt, aurait sans doute su ce qu’il convenait de faire ; mais elle n’avait ni l’expérience, ni l’intelligence, ni la prudence, ni la finesse, ni aucune des qualités de cette pauvre mère, n’étant qu’une enfant, sans personne pour la guider, sans appuis, sans conseils.

Cette pensée, et plus encore l’évocation de sa mère, amenèrent dans ses yeux un flot de larmes ; elle se mit alors à pleurer sans pouvoir se retenir, en répétant le mot que tant de fois elle avait dit depuis son départ du cimetière, comme s’il avait le pouvoir magique de la sauver :

« Maman, chère maman ! »

De fait, ne l’avait-il pas secourue, fortifiée, relevée quand elle s’abandonnait dans l’accablement de la fatigue et du désespoir ? eût-elle soutenu la lutte jusqu’au bout, si elle ne s’était pas répété les dernières paroles de la mourante : « Je te vois... oui, je te vois heureuse » ? N’est-il pas vrai que ceux qui vont mourir, et dont l’âme flotte déjà entre la terre et le ciel, savent bien des choses mystérieuses qui ne se révèlent pas aux vivants ?

Cette crise, au lieu de l’affaiblir, lui fit du bien, et elle en sortit le cœur plus fort d’espoir, exalté de confiance, s’imaginant que la brise, qui de temps en temps passait dans l’air calme du soir, apportait une caresse de sa mère sur ses joues mouillées et lui soufflait ses dernières paroles : « Je te vois heureuse. »

Et pourquoi non ? Pourquoi sa mère ne serait-elle pas près d’elle, en ce moment penchée sur elle comme son ange gardien ?

Alors l’idée lui vint de s’entretenir avec elle et de lui demander de répéter le pronostic qu’elle lui avait fait à Paris. Mais quel que fût son état d’exaltation, elle n’imagina pas qu’elle pouvait lui parler comme à une vivante, avec nos mots ordinaires, pas plus qu’elle n’imagina que sa mère pouvait répondre avec ces mêmes mots, puisque les ombres ne parlent pas comme les vivants, bien qu’elles parlent, cela est certain, pour qui sait comprendre leur mystérieux langage.

Assez longtemps elle resta absorbée dans sa recherche, penchée sur cet insondable inconnu qui l’attirait en la troublant jusqu’à l’affoler ; puis machinalement ses yeux s’attachèrent sur un groupe de grandes marguerites qui dominaient de leurs larges corolles blanches l’herbe de la lisière dans laquelle elle était couchée, et alors, se levant vivement, elle alla en cueillir quelques-unes, qu’elle prit en fermant les yeux pour ne pas les choisir.

Cela fait, elle revint à sa place et s’assit avec un recueillement grave ; puis, d’une main que l’émotion rendait tremblante, elle commença à effeuiller une corolle :

« Je réussirai, un peu, beaucoup, tout à fait, pas du tout ; je réussirai, un peu, beaucoup, tout à fait, pas du tout. »

Et ainsi de suite, scrupuleusement, jusqu’à ce qu’il ne restât plus que quelques pétales.

Combien ? Elle ne voulut pas les compter, car leur chiffre eût dit la réponse ; mais vivement, quoique son cœur fût terriblement serré, elle les effeuilla :

« Je réussirai... un peu... beaucoup... tout à fait. »

En même temps un souffle tiède lui passa dans les cheveux et sur les lèvres : la réponse de sa mère, dans un baiser, le plus tendre qu’elle lui eût donné.

 

 

XIV

 

Enfin elle se décida à quitter sa place ; la nuit tombait, et déjà dans l’étroite vallée, comme plus loin dans celle de la Somme, montaient des vapeurs blanches qui flottaient, légères, autour des cimes confuses des grands arbres ; des petites lumières piquaient çà et là l’obscurité, s’allumant derrière les vitres des maisons, et des rumeurs vagues passaient dans l’air tranquille, mêlées à des bribes de chansons.

Elle était assez aguerrie pour n’avoir pas peur de s’attarder dans un bois ou sur la grand’route ; mais à quoi bon ! Elle possédait maintenant ce qui lui avait si misérablement manqué : un toit et un lit ; d’ailleurs, puisqu’on devait se lever le lendemain tôt pour aller au travail, mieux valait se coucher de bonne heure.

Quand elle entra dans le village, elle vit que les rumeurs et les chants qu’elle avait entendus partaient des cabarets, aussi pleins de buveurs attablés que lorsqu’elle était arrivée, et d’où s’exhalaient par les portes ouvertes des odeurs de café, d’alcool chauffé et de tabac qui emplissaient la rue comme si elle eût été un vaste estaminet. Et toujours ces cabarets se succédaient, sans interruption, porte à porte quelquefois, si bien que sur trois maisons il y en avait au moins une qu’occupait un débit de boissons. Dans ses voyages, sur les grands chemins et par tous les pays, elle avait passé devant bien des assemblées de buveurs, mais nulle part elle n’avait entendu tapage de paroles, claires et criardes, comme celui qui sortait confusément de ces salles basses.

En arrivant à la cour de mère Françoise, elle aperçut, à la table où elle l’avait déjà vu, Bendit qui lisait toujours, une chandelle entourée d’un morceau de journal pour protéger sa flamme, posée devant lui sur la table, autour de laquelle des papillons de nuit et des moustiques voltigeaient, sans qu’il parût en prendre souci, absorbé dans sa lecture.

Cependant quand elle passa près de lui il leva la tête et la reconnut ; alors, pour le plaisir de parler sa langue, il lui dit :

« A good night’s rest to you. »

À quoi elle répondit :

« Good evening, sir.

– Où avez-vous été ? continua-t-il en anglais.

– Me promener dans les bois, répondit-elle en se servant de la même langue.

– Toute seule ?

– Toute seule, je ne connais personne à Maraucourt.

– Alors pourquoi n’êtes-vous pas restée à lire ? Il n’y a rien de meilleur, le dimanche, que la lecture.

– Je n’ai pas de livres.

– Êtes-vous catholique ?

– Oui, monsieur.

– Je vous en prêterai tout de même quelques-uns : farewell.

– Good-bye, sir. »

Sur le seuil de la maison, Rosalie était assise, adossée au chambranle, se reposant à respirer le frais.

« Voulez-vous vous coucher ? dit-elle.

– Je voudrais bien.

– Je vas vous conduire, mais avant il faut vous entendre avec mère Françoise ; entrons dans le débit. »

L’affaire, ayant été arrangée entre la grand’mère et sa petite-fille, fut vivement réglée par le payement des vingt-huit sous que Perrine allongea sur le comptoir, plus deux sous pour l’éclairage pendant la semaine.

« Pour lors, vous voulez vous établir dans notre pays, ma petite ? dit mère Françoise d’un air placide et bienveillant.

– Si c’est possible.

– Ça sera possible si vous voulez travailler.

– Je ne demande que cela.

– Eh bien, ça ira ; vous ne resterez pas toujours à cinquante centimes, vous arriverez à un franc, même à deux ; si, plus tard, vous épousez un bon ouvrier qui en gagne trois, ça vous fera cent sous par jour ; avec ça on est riche... quand on ne boit pas, seulement il ne faut pas boire. C’est bien heureux que M.