Vulfran assis devant une grande table couverte de dossiers qu’appuyaient des presse-papiers marqués d’une lettre en relief, pour que la main les reconnût à défaut des yeux, et dont l’un des bouts était occupé par des appareils électriques et téléphoniques.

Sans l’annoncer, Guillaume avait refermé la porte derrière elle. Après un moment d’attente, elle crut qu’elle devait avertir M. Vulfran de sa présence :

« C’est moi, Aurélie, dit-elle.

– J’ai reconnu ton pas ; approche et écoute-moi. Ce, que tu m’as raconté de tes malheurs, et aussi l’énergie que tu as montrée m’ont intéressé à ton sort. D’autre part, dans ton rôle d’interprète avec les monteurs, dans les traductions que je t’ai fait faire, enfin dans nos entretiens j’ai rencontré en toi une intelligence qui m’a plu. Depuis que la maladie m’a rendu aveugle, j’ai besoin de quelqu’un qui voie pour moi, et qui sache regarder ce que je lui indique aussi bien que m’expliquer ce qui le frappe. J’avais espéré trouver cela dans Guillaume, qui lui est aussi intelligent, mais par malheur la boisson l’a si bien aboli qu’il n’est plus bon qu’à faire un cocher, et encore à condition d’être indulgent. Veux-tu remplir auprès de moi la place que Guillaume n’a pas su prendre ? Pour commencer tu auras quatre-vingt-dix francs par mois, et des gratifications si, comme je l’espère, je suis content de toi. »

Suffoquée par la joie, Perrine resta sans répondre.

« Tu ne dis rien ?

– Je cherche des mots pour vous remercier, mais je suis émue, si troublée que je n’en trouve pas ; ne croyez pas... »

Il l’interrompit :

« Je crois que tu es émue en effet, ta voix me le dit, et j’en suis bien aise, c’est une promesse que tu feras ce que tu pourras pour me satisfaire. Maintenant autre chose : as-tu écrit à tes parents ?

– Non, monsieur ; je n’ai pas pu, je n’ai pas de papier...

– Bon, bon ; tu vas pouvoir le faire, et tu trouveras dans le bureau de M. Bendit, que tu occuperas en attendant sa guérison, tout ce qui te sera nécessaire. En écrivant, tu devras dire à tes parents la position que tu occupes dans ma maison ; s’ils ont mieux à t’offrir, ils te feront venir ; sinon, ils te laisseront ici.

– Certainement, je resterai ici.

– Je le pense, et je crois que c’est le meilleur pour toi maintenant. Comme tu vas vivre dans les bureaux où tu seras en relation avec les employés, à qui tu porteras mes ordres, comme d’autre part tu sortiras avec moi, tu ne peux pas garder tes vêtements d’ouvrière, qui, m’a dit Benoist, sont fatigués....

– Des guenilles ; mais je vous assure, monsieur, que ce n’est ni par paresse, ni par incurie, hélas !

– Ne te défends pas. Mais enfin comme cela doit changer, tu vas aller à la caisse où l’on te remettra une fiche pour que tu prennes, chez Mme Lachaise, ce qu’il te faut en vêtements, linge de corps, chapeau, chaussures. »

Perrine écoutait comme si au lieu d’un vieillard aveugle à la figure grave, c’était une belle fée qui parlait, la baguette au-dessus d’elle.

M. Vulfran la rappela à la réalité :

« Tu es libre de choisir ce que tu voudras, mais n’oublie pas que ce choix me fixera sur ton caractère. Occupe-toi de cela. Pour aujourd’hui je n’aurai pas besoin de toi. À demain. »

 

 

XXVII

 

Quand à la caisse on lui remit, après l’avoir examinée des pieds à la tête, la fiche annoncée par M. Vulfran, elle sortit de l’usine en se demandant où demeurait cette Mme Lachaise.

Elle eut voulu que ce fût la propriétaire du magasin où elle avait acheté son calicot, parce que la connaissant déjà, elle eût été moins gênée pour la consulter sur ce qu’elle devait prendre.

Question terrible qu’aggravait encore le dernier mot de M. Vulfran : « ton choix me fixera sur ton caractère ». Sans doute elle n’avait pas besoin de cet avertissement pour ne pas se jeter sur une toilette extravagante ; mais encore ce qui serait raisonnable pour elle, le serait-il pour M. Vulfran ? Dans son enfance elle avait connu les belles robes, et elle en avait porté dans lesquelles elle était fière de se pavaner ; évidemment ce n’étaient point des robes de ce genre qui convenaient présentement ; mais les plus simples qu’elle pourrait trouver conviendraient-elles mieux ?

On lui eût dit la veille, alors qu’elle souffrait tant de sa misère, qu’on allait lui donner des vêtements et du linge, qu’elle n’eût certes pas imaginé que ce cadeau inespéré ne la remplirait pas de joie, et cependant l’embarras et la crainte l’emportaient de beaucoup en elle sur tout autre sentiment.

C’était place de l’Église que Mme Lachaise avait son magasin, incontestablement le plus beau, le plus coquet de Maraucourt, avec une montre d’étoffes, de rubans, de lingerie, de chapeaux, de bijoux, de parfumerie qui éveillait les désirs, allumait les convoitises des coquettes du pays, et leur faisait dépenser là leurs gains, comme les pères et les maris dépensaient les leurs au cabaret.

Cette montre augmenta encore la timidité de Perrine, et comme l’entrée d’une déguenillée ne provoquait les prévenances ni de la maîtresse de maison, ni des ouvrières qui travaillaient derrière un comptoir, elle resta un moment indécise au milieu du magasin, ne sachant à qui s’adresser. À la fin elle se décida à élever l’enveloppe qu’elle tenait dans sa main.

« Qu’est-ce que c’est, petite ? » demanda Mme Lachaise.

Elle tendit l’enveloppe qui à l’un de ses coins portait imprimée la rubrique : « Usines de Maraucourt, Vulfran Paindavoine ».

La marchande n’avait pas lu la fiche entière que sa physionomie s’éclaira du sourire le plus engageant :

« Et que désirez-vous, mademoiselle ? » demanda-t-elle en quittant son comptoir pour avancer une chaise.

Perrine répondit qu’elle avait besoin de vêtements, de linge, de chaussures, d’un chapeau.

« Nous avons tout cela et de premier choix ; voulez-vous que nous commencions par la robe ? Oui, n’est-ce pas. Je vais vous montrer des étoffes ; vous allez voir. »

Mais ce n’était point des étoffes qu’elle voulait voir, c’était une robe toute faite qu’elle put revêtir immédiatement ou tout au moins le soir même, afin de pouvoir sortir le lendemain avec M. Vulfran.

« Ah ! vous devez sortir avec M. Vulfran », dit vivement la marchande dont la curiosité se trouvait surexcitée par cet étrange propos qui la faisait se demander ce que le tout-puissant maître de Maraucourt pouvait bien avoir à faire avec cette bohémienne.

Mais au lieu de répondre à cette interrogation, Perrine continua ses explications pour dire que la robe dont elle avait besoin devait être noire, parce qu’elle était en deuil.

« C’est pour aller à l’enterrement, cette robe ?

– Non.

– Vous comprenez, mademoiselle, que l’usage auquel vous devez employer votre robe dit ce qu’elle doit être, sa forme, son étoffe, son prix.

– La forme, la plus simple ; l’étoffe, solide et légère ; le prix, le plus bas.

– C’est bien, c’est bien, répondit la marchande, on va vous montrer. Virginie, occupez-vous de mademoiselle. »

Comme le ton avait changé, les manières changèrent aussi ; dignement Mme Lachaise reprit sa place à la caisse, dédaignant de s’occuper elle-même d’une acheteuse qui montrait de pareilles dispositions : quelque fille de domestique sans doute, à qui M. Vulfran faisait l’aumône d’un deuil, et encore quel domestique ?

Cependant comme Virginie apportait sur le comptoir une robe en cachemire, garnie de passementerie et de jais, elle intervint :

« Cela n’est pas dans les prix, dit-elle ; montrez la jupe avec blouse en indienne noire à pois ; la jupe sera un peu longue, la blouse un peu large, mais avec un rempli et des pinces, le tout ira à merveille ; au reste nous n’avons pas autre chose. »

C’était là une raison qui dispensait des autres ; d’ailleurs malgré leur taille, Perrine trouva cette jupe et cette blouse très jolies, et puisqu’on lui assurait qu’avec quelques retouches, elles iraient à merveille, elle devait le croire.

Pour les bas et les chemises, le choix était plus facile, puisqu’elle voulait ce qu’il y avait de moins cher ; mais quand elle déclara qu’elle ne prenait que deux paires de bas et deux chemises, Mlle Virginie se montra aussi méprisante que sa patronne, et ce fut par grâce qu’elle daigna montrer les chaussures et le chapeau de paille noire qui complétaient l’habillement de cette petite niaise : avait-on idée d’une sottise pareille, deux paires de bas ! deux chemises ! Et quand Perrine demanda des mouchoirs de poche, qui depuis longtemps étaient l’objet de ses désirs, ce nouvel achat limité d’ailleurs à trois mouchoirs, ne changea ni le sentiment de la patronne, ni celui de la demoiselle de magasin :

« Moins que rien cette petite.

– Et maintenant, est-ce qu’il faudra vous envoyer ça ? demanda Mme Lachaise.

– Je vous remercie, madame, je viendrai le chercher ce soir.

– Pas avant huit heures, pas après neuf. »

Perrine avait cette bonne raison pour ne pas vouloir qu’on lui envoyât ses vêtements, qu’elle ne savait pas où elle coucherait le soir. Dans son île, il n’y fallait pas songer. Qui n’a rien se passe de portes et de serrures, mais la richesse – car malgré le dédain de cette marchande, ce qu’elle venait d’acheter constituait pour elle de la richesse – a besoin d’être gardée ; il fallait donc que la nuit suivante elle eût un logement, et tout naturellement elle pensa à le prendre chez la grand’mère de Rosalie, et en sortant de chez Mme Lachaise elle se dirigea vers la maison de mère Françoise, pour voir si elle trouverait là ce qu’elle désirait, c’est-à-dire un cabinet ou une toute petite chambre, qui ne coûtât pas cher.

Comme elle allait arriver à la barrière, elle vit Rosalie sortir d’une allure légère.

« Vous partez !

– Et vous, vous êtes donc libre ! »

En quelques mots précipités elles s’expliquèrent :

Rosalie, qui allait à Picquigny pour une commission pressée, ne pouvait pas rentrer chez sa grand’mère immédiatement comme elle l’aurait voulu, de façon à arranger pour le mieux la location du cabinet ; mais puisque Perrine n’avait rien à faire de la journée, pourquoi ne l’accompagnerait-elle pas à Picquigny ? elles reviendraient ensemble ; ce serait une partie de plaisir.

Rapide à l’aller, cette partie de plaisir, une fois la commission faite, s’agrémenta si bien au retour de bavardages, de flâneries, de courses dans les prairies, de repos à l’ombre, qu’elles ne rentrèrent que le soir à Maraucourt ; mais ce fut seulement en passant la barrière de sa grand’mère que Rosalie eut conscience de l’heure.

« Qu’est-ce que va dire tante Zénobie ?

– Dame !

– Ma foi tant pis ; je me suis bien amusée. Et vous ?

– Si vous vous êtes amusée, vous qui avez avec qui vous entretenir toute la journée, pensez ce qu’a été notre promenade pour moi qui n’ai personne.

– C’est vrai tout de même. »

Heureusement la tante Zénobie était occupée à servir les pensionnaires, de sorte que l’arrangement se fit avec mère Françoise, ce qui permit qu’il se conclût assez promptement sans être trop dur : cinquante francs par mois pour deux repas par jour, douze francs pour un cabinet orné d’une petite glace avec une fenêtre et une table de toilette.

À huit heures Perrine dînait seule à sa table dans la salle commune une serviette sur ses genoux ; à huit heures et demie elle allait chercher ses vêtements qui se trouvaient prêts ; et à neuf heures, dans son cabinet dont elle fermait la porte à clef, elle se coucha un peu troublée, un peu grisée, la tête vacillante, mais au fond pleine d’espoir.

Maintenant on allait voir.

Ce qu’elle vit le lendemain matin, lorsqu’après avoir donné ses ordres à ses chefs de service qu’il appelait par une sonnerie aux coups numérotés dans le tableau électrique du vestibule, M.