« Vingt francs, c’était tout ce qu’il valait ; et encore...

– C’est bon, dit Grain de Sel après une longue discussion, nous allons le conduire au marché. »

Perrine respira, car la pensée de n’obtenir que vingt francs l’avait anéantie ; que seraient vingt francs dans leur détresse ; alors que cent ne devaient même pas suffire à leurs besoins les plus pressants ?

« Savoir s’il voudra entrer cette fois plutôt que la première », dit La Rouquerie.

Jusqu’à la grille du marché, il suivit sa maîtresse docilement, mais arrivé là il s’arrêta, et comme elle insistait en lui parlant et en le tirant, il se coucha au beau milieu de la rue.

« Palikare, je t’en prie, s’écria Perrine éplorée, Palikare ! »

Mais il fit le mort sans vouloir rien entendre.

De nouveau on s’était rassemblé autour d’eux et l’on plaisantait.

« Mettez-lui le feu à la queue, dit une voix.

– Ça sera fameux pour le faire vendre, répondit une autre.

– Tapez dessus. »

Grain de Sel était furieux, Perrine désespérée.

« Vous voyez bien qu’il n’entrera pas, dit La Rouquerie, j’en donne trente francs parce que sa malice prouve que c’est un bon garçon ; mais, dépêchez-vous de les prendre ou j’en achète un autre. »

Grain de Sel consulta Perrine d’un coup d’œil, lui faisant en même temps signe qu’elle devait accepter. Cependant elle restait paralysée par la déception, sans pouvoir se décider, quand un sergent de ville vint lui dire rudement de débarrasser la rue :

« Avancez ou reculez, ne restez pas là. »

Comme elle ne pouvait pas avancer puisque Palikare ne le voulait pas, il fallait bien reculer ; aussitôt qu’il comprit qu’elle renonçait à entrer, il se releva et la suivit avec une parfaite docilité en remuant les oreilles d’un air de contentement.

« Maintenant, dit La Rouquerie après avoir mis trente francs en pièces de cent sous dans la main de Perrine, il faut me conduire ce bonhomme-là chez moi, car je commence à le connaître, il serait bien capable de ne pas vouloir me suivre ; la rue du Château-des-Rentiers n’est pas si loin. »

Mais Grain de Sel n’accepta pas cet arrangement, la course serait trop longue pour lui.

« Va avec madame, dit-il à Perrine, et ne te désole pas trop, ton âne ne sera pas malheureux avec elle, c’est une bonne femme.

– Et comment retrouver Charonne ? dit-elle, se voyant perdue dans ce Paris, dont pour la première fois elle venait de pressentir l’immensité.

– Tu suivras les fortifications, rien de plus facile. »

En effet, la rue du Château-des-Rentiers n’est pas bien loin du Marché aux chevaux, et il ne leur fallut pas longtemps pour arriver devant un amas de bicoques qui ressemblaient à celles du Champ Guillot.

Le moment de la séparation était venu, et ce fut en lui mouillant la tête de ses larmes qu’elle l’embrassa après l’avoir attaché dans une petite écurie.

« Il ne sera pas malheureux, je te le promets, dit La Rouquerie.

– Nous nous aimions tant ! »

 

 

V

 

« Qu’allaient-elles faire de trente francs, quand c’était sur cent qu’elles avaient établi leurs calculs ? »

Elle agita cette question en suivant tristement les fortifications depuis la Maison-Blanche jusqu’à Charonne, mais sans lui trouver de réponses acceptables ; aussi, quand elle remit entre les mains de sa mère l’argent de La Rouquerie, ne savait-elle pas du tout à quoi et comment il allait être employé.

Ce fut sa mère qui en décida :

« Il faut partir, dit-elle, partir tout de suite pour Maraucourt.

– Es-tu assez bien ?

– Il faut que je le sois. Nous n’avons que trop attendu, en espérant un rétablissement qui ne viendra pas... ici. Et en attendant nos ressources se sont épuisées, comme s’épuiseraient celles que la vente de notre pauvre Palikare nous procure. J’aurais voulu aussi ne pas nous présenter dans cet état de misère ; mais peut-être que plus cette misère sera lamentable plus elle fera pitié. Il faut, il faut partir.

– Aujourd’hui ?

– Aujourd’hui il est trop tard, nous arriverions en pleine nuit sans savoir où aller, mais demain matin. Ce soir tâche d’apprendre les heures du train et le prix des places : le chemin de fer est celui du Nord ; la gare d’arrivée, Picquigny.

Perrine, embarrassée, consulta Grain de Sel qui lui dit, qu’en cherchant dans les tas de papiers, elle trouverait certainement un indicateur des chemins de fer, ce qui serait plus commode, et moins fatigant que d’aller à la gare du Nord, qui est bien loin de Charonne. Cet indicateur lui apprit qu’il y avait deux trains le matin : l’un à six heures, l’autre à dix heures, et que la place pour Picquigny en troisièmes classes coûtait neuf francs vingt-cinq.

« Nous partirons à dix heures, dit la mère, et nous prendrons une voiture, car je ne pourrais certainement pas aller à pied à la gare puisqu’elle est éloignée. J’aurai bien des forces jusqu’au fiacre. »

Cependant elle n’en eut pas jusque-là, et quand, à neuf heures, elle voulut, en s’appuyant sur l’épaule de sa fille, gagner la voiture que Perrine avait été chercher, elle ne put pas y arriver, bien que la distance ne fût pas longue de leur chambre à la rue : le cœur lui manqua, et si Perrine ne l’avait pas soutenue elle serait tombée.

« Je vais me remettre, dit-elle faiblement, ne t’inquiète pas, cela va aller. »

Mais cela n’alla pas, et il fallut que la Marquise qui les regardait partir apportât une chaise ; c’était un effort désespéré qui l’avait soutenue. Assise, elle eut une syncope, la respiration s’arrêta, la voix lui manqua.

« Il faudrait l’allonger, dit la Marquise, la frictionner ; ce ne sera rien, ma fille, n’aie pas peur ; va chercher La Carpe ; à nous deux nous la porterons dans votre chambre ; vous ne pouvez pas partir... tout de suite. »

C’était une femme d’expérience que la Marquise ; presque aussitôt que la malade eut été allongée, le cœur reprit ses mouvements, et la respiration se rétablit ; mais au bout d’un certain temps, comme elle voulut s’asseoir, une nouvelle défaillance se produisit.

« Vous voyez qu’il faut rester couchée, dit la Marquise sur le ton du commandement, vous partirez demain, et tout de suite vous prendrez une tasse de bouillon que je vais demander à La Carpe ; car c’est son vice à ce muet-là que le bouillon, comme le vin est celui de monsieur notre propriétaire ; hiver comme été, il se lève à cinq heures pour mettre son pot-au-feu, et fameux qu’il le fait ! il n’y a pas beaucoup de bourgeois qui en mangent d’aussi bon. »

Sans attendre une réponse, elle entra chez leur voisin qui s’était remis au travail.

« Voulez-vous me donner une tasse de bouillon pour notre malade ? » demanda-t-elle.

Ce fut par un sourire qu’il répondit, et tout de suite il ôta le couvercle de son pot en terre qui bouillottait dans la cheminée devant un petit feu de bois ; alors comme le fumet du bouillon se répandait dans la pièce il regarda la Marquise, les yeux écarquillés, les narines dilatées avec une expression de béatitude en même temps que de fierté.

« Oui ça sent bon, dit-elle, et si ça pouvait sauver la pauvre femme, ça la sauverait ; mais – elle baissa la voix, – vous savez, elle est bien mal ; ça ne peut pas durer longtemps. »

La Carpe leva les bras au Ciel.

« C’est bien triste pour cette petite. »

La Carpe inclina la tête et étendit les bras par un geste qui disait :

« Qu’y pouvons-nous ? »

Et de fait, ce qu’ils pouvaient, ils le faisaient l’un et l’autre, mais le malheur est chose si habituelle aux malheureux qu’ils ne s’en étonnent pas, pas plus qu’ils ne s’en révoltent. Qui d’eux n’a pas à souffrir en ce monde ? Toi aujourd’hui, moi demain.

Quand le bol fut rempli, la Marquise l’emporta en trottinant pour ne pas perdre une goutte de bouillon.

« Prenez ça, ma chère dame, dit-elle en s’agenouillant auprès du matelas, et surtout ne bougez pas, entr’ouvrez seulement les lèvres. »

Délicatement, une cuillerée de bouillon lui fut versée dans la bouche ; mais, au lieu de passer, elle provoqua des nausées et une nouvelle syncope qui se prolongea plus que les deux premières.

Décidément le bouillon n’était pas ce qui convenait, la Marquise le reconnut et, pour qu’il ne fût pas perdu, elle obligea Perrine à le boire.

« Vous aurez besoin de forces, ma petite, il faut vous soutenir. »

N’ayant pas, avec son bouillon, qui pour elle était le remède à tous les maux, obtenu le résultat qu’elle attendait, la Marquise se trouva à bout d’expédients, et n’imagina rien de mieux que d’aller chercher le médecin : peut-être ferait-il quelque chose.

Mais bien qu’il eût formulé une ordonnance, il déclara franchement à la Marquise, en partant, qu’il ne pouvait rien pour la malade :

« C’est une femme épuisée par le mal, la misère, les fatigues et le chagrin ; elle partait, qu’elle serait morte en wagon ; ce n’est plus qu’une affaire d’heures qu’une syncope réglera probablement. »

C’en fut une de jours, car la vie, si prompte à s’éteindre dans la vieillesse, est plus résistante dans la jeunesse : sans aller mieux, la malade, n’allait pas plus mal, et bien qu’elle ne pût rien avaler, ni bouillon ni remèdes, elle durait étendue sur son matelas, sans mouvements, presque sans respiration, engourdie dans la somnolence.

Aussi Perrine se reprenait-elle à espérer : l’idée de la mort, qui obsède les gens âgés et la leur montre partout, tout près, alors même qu’elle reste loin encore, est si répulsive pour les jeunes, qu’ils se refusent à la voir, même quand elle est là menaçante. Pourquoi sa mère ne guérirait-elle point ? Pourquoi mourrait-elle ? C’est à cinquante ans, à soixante ans qu’on meurt, et elle n’en avait pas trente ! Qu’avait-elle fait pour être condamnée à une mort précoce, elle, la plus douce des femmes, la plus tendre des mères, qui n’avait jamais été que bonne pour les siens et pour tous ? Cela n’était pas possible. Au contraire, la guérison l’était. Et elle trouvait les meilleures raisons pour se le prouver, même dans cette somnolence, qu’elle se disait n’être qu’un repos tout naturel après tant de fatigues et de privations. Quand, malgré tout, le doute l’étreignait trop cruellement, elle demandait conseil à la Marquise, et celle-ci la confirmait dans son espérance :

« Puisqu’elle n’est pas morte dans sa première syncope, c’est qu’elle ne doit pas mourir.

– N’est-ce pas ?

– C’est ce que pensent aussi Grain de Sel et La Carpe. »

Maintenant, sa plus grande inquiétude, puisque du côté de sa mère on la rassurait comme elle se rassurait elle-même, était de se demander combien dureraient les trente francs de La Rouquerie, car, si minimes que fussent leurs dépenses, ils filaient cependant terriblement vite, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre, surtout pour l’imprévu. Quand le dernier sou serait dépensé, où iraient-elles ? Où trouveraient-elles une ressource, si faible qu’elle fut, puisqu’il ne leur restait plus rien, rien, rien que les guenilles de leur vêtement ? Comment iraient-elles à Maraucourt ?

Quand elle suivait ces pensées, près de sa mère, il y avait des moments où, dans son angoisse, ses nerfs se tendaient avec une intensité si poignante, qu’elle se demandait, baignée de sueur, si elle aussi n’allait pas succomber dans une syncope. Un soir qu’elle se trouvait dans cet état d’appréhension et d’anéantissement, elle sentit que la main de sa mère, qu’elle tenait dans les siennes, la serrait.

« Tu veux quelque chose ? demanda-t-elle vivement, ramenée par cette pression dans la réalité.

– Te parler, car l’heure est venue des dernières et suprêmes paroles.

– Oh ! maman...

– Ne m’interromps pas, ma fille chérie, et tâche de contenir ton émotion comme je tâcherai de ne pas céder au désespoir. J’aurais voulu ne pas t’effrayer, et c’est pour cela que jusqu’à présent je me suis tue, pour ménager ta douleur, mais ce que j’ai à dire doit être dit, si cruel que cela soit pour nous deux. Je serais une mauvaise mère, faible et lâche, au moins je serais imprudente de reculer encore. »

Elle fit une pause, autant pour respirer que pour affermir ses idées vacillantes.

« Il faut nous séparer... »

Perrine eut un sanglot que malgré ses efforts elle ne put contenir.

« Oui, c’est affreux, chère enfant, et pourtant j’en suis à me demander si après tout il ne vaut pas mieux pour toi que tu sois orpheline, que d’être présentée par une mère qu’on repousserait. Enfin Dieu le veut, tu vas rester seule,... dans quelques heures, demain peut-être. »

L’émotion lui coupa la parole, et elle ne put la reprendre qu’après un certain temps.

« Quand je... ne serai plus, tu auras des formalités à accomplir ; pour cela tu prendras dans ma poche un papier enveloppé dans une double soie et tu le donneras à ceux qui te le demanderont : c’est mon acte de mariage, et l’on y trouvera mes noms et ceux de ton père. Tu exigeras qu’on te le rende, car il doit t’être utile plus tard pour établir ta naissance. Tu le garderas donc avec grand soin. Cependant comme tu peux le perdre, tu l’apprendras par cœur de façon à ne l’oublier jamais : le jour où tu aurais besoin de le montrer, tu en demanderais un autre. Tu m’entends bien ; tu retiens tout ce que je te dis ?

– Oui, maman, oui.

– Tu seras bien malheureuse, bien anéantie, mais il ne faut pas t’abandonner... quand tu n’auras plus rien à faire à Paris et que tu seras seule, toute seule. Alors tu dois partir immédiatement pour Maraucourt : par le chemin de fer, si tu as assez d’argent pour payer ta place ; à pied, si tu n’en as pas ; mieux vaut encore coucher dans le fossé de la route et ne pas manger que rester à Paris.