État de veille
Robert Desnos
ÉTAT DE VEILLE
Suivi de : C’est les bottes de sept lieu cette phrase « Je me vois », Mines de rien, Le bain avec Andromède, Poèmes sur la Guerre.
1926, 1943, 1944, 1957
édité par la bibliothèque numérique romande
ebooks-bnr.com
État de veille
(1943)
HISTOIRE D’UN CHAMEAU
Le chameau qui n’a plus de dents,
Ce soir, n’est pas content.
Il est allé chez le dentiste,
Un homme noir et triste,
Et le dentiste lui a dit
Que ses soins n’étaient pas pour lui.
Tas de salauds, qu’il dit le chameau,
Vous êtes venus parmi mes sables
Avec des airs peu aimables,
Des airs de désert, bien sûr,
Aussi sûrs que les pommes sures.
Vous m’avez mis une selle,
Vous m’avez chevauché surmontés d’une ombrelle,
Et va te faire foutre,
Si j’ai mal aux dents…
Mais puisque tu n’as plus de dents !
Précisément, j’ai mal aux dents de n’en plus avoir.
Alors tu désires un râtelier ?
Je voudrais bien voir un chameau porter râtelier !
Un râtelier manger au râtelier !
Le chameau qui n’a plus de dents,
On l’abandonne dans le désert.
Alors il pisse lentement dans le sable qui se creuse en entonnoir
Tandis que la caravane s’éloigne, à travers les dunes creusées en entonnoirs,
À travers les dunes,
Elles-mêmes creusées en entonnoirs.
HISTOIRE D’UNE OURSE
Une ourse fit son entrée dans la ville.
Elle marchait pesamment
Et des gouttes d’eau brillaient dans son pelage
Comme des diamants.
Elle marcha méconnue,
Elle marcha par les rues
Dans son manteau poilu.
La foule passait,
Nul ne la regardait
Et même on la bousculait.
Enfin la nuit tomba à genoux
Laissant ruisseler ses cheveux roux
Dans les ruisseaux pleins de boue,
Dans la mer en mal de marée,
Sur les prairies, sur les forêts
Et sur les villes illuminées.
L’ourse disparut aspirée par les nombres
Avec la foule, avec les ombres
Confondues dans les décombres.
Seuls quelques astronomes,
Embusqués sous des dômes,
Virent passer son fantôme.
Qu’on te nomme Grande Ourse
Tandis que tu poursuis ta course
Vers la lumière et vers ses sources,
Que l’on te pare d’étoiles
Et que du fond de leur geôle
Les prisonniers te voient passer devant le soupirail,
Ourse qu’importe, ourse de plume,
Ourse rugissante et bavant l’écume,
Plus étincelante qu’un marteau frappant l’enclume,
Ourse qu’importe la fable
Et ta piste sur le sable
S’effilochant comme un vieux câble.
J’entends des pas lourds dans la nuit,
J’entends des chants, j’entends des cris,
Les cris, les chants de mes amis.
Leurs pas sont lourds
Mais quand naîtra le jour
Naîtra la liberté et l’amour.
Qu’il naisse demain ou dans cent ans
Il sera fait de lumière et de sang
Et renouvellera les quatre éléments.
Plus lourdes que l’ourse dans la cité
Par le monde je sens monter
La grande invasion, la grande marée.
Grande Ourse au ciel tu resplendis
Tandis que j’écoute dans la nuit
Les cris, les chants de mes amis.
HISTOIRE D’UN TAUREAU
Taureau cornu, arqué, braqué sur la surface ensoleillée de l’arène où la lumière est si éblouissante que l’on distingue à peine de leurs ombres le torero, le picador et les banderilleros,
Taureau on n’attend plus que ton bon plaisir pour animer ce désert,
Et, ce désert animé, que ton animation pour manifester l’homme.
Mais il existe des taureaux de nuit,
Avec la lune sur leur front,
Des taureaux noirs, des taureaux blancs
Qui galopent à fond de train dans le sommeil des enfants,
Et dont les mugissements ébranlent les villes,
Et qui meurent dans les étoiles, lentement,
En répandant leur sang dans l’immensité du temps.
1936
HISTOIRE D’UNE ABEILLE
Abeille bruissante des matins d’été,
Abeille qui bourdonnes dans la tasse,
Abeille où es-tu allée ?
Abeille bruissante et jamais lasse.
J’ai construit ma ruche
Dans la cervelle d’un enfant
Mais tant va l’abeille à la cruche
Que la fleur fleurit dedans.
Ce furent d’abord les yeux étonnés
Et le miel, et la cire bien construite,
Le sourire et le rire et le mot chantonné
Et la question jamais détruite.
Tant qu’à force de bourdonner
Dans la cervelle de l’enfant
Il finit par s’en étonner
Et par inquiéter ses parents.
Quand il fut approvisionné
De miel et de cire bien mûrs
Alors je l’ai abandonné
Dans le baiser d’une piqûre.
Mais nul jamais ne fera sortir de sa mémoire
Mon bourdonnement à moi, l’abeille,
Et jamais il ne voudra croire
Aux mots pourris qu’on glisse dans l’oreille
Qu’on glisse sournoisement
Dans l’oreille des enfants,
Avec la complicité des parents.
1936
TERRE
Un jour après un jour,
Une vague après une vague.
Où vas-tu ? Où allez-vous ?
Terre meurtrie par tant d’hommes errants !
Terre enrichie par les cadavres de tant d’hommes.
Mais la terre c’est nous,
Nous ne sommes pas sur elle
Mais en elle depuis toujours.
SUICIDÉS
Pendus, égorgés, empoisonnés,
Voici la foule des suicidés :
Le chemin se hérisse, il a la chair de poule.
Poignardés, noyés, précipités,
Brisés par les roues du train,
Suicidés vous n’avez pas gagné.
Vous avez perdu
Frères ! Frères perdus
Qui donnez le mauvais exemple.
1936
RÊVES
Poser sa tête sur un oreiller
Et sur cet oreiller dormir
Et dormant rêver
À des choses curieuses ou d’avenir,
Rêvant croire à ce qu’on rêve
Et rêvant garder la notion
De la vie qui passe sans trêve
Du soir à l’aube sans rémission.
Ceci est presque normal,
Ceci est presque délicieux
Mais je plains ceux
Qui dorment vite et mal,
Et, mal éveillés, rêvent en marchant.
Ainsi j’ai marché autrefois,
J’ai marché, agi en rêvant,
Prenant les rues pour les allées d’un bois.
Une place pour les rêves
Mais les rêves à leur place.
1936
ALORS LA TROMPETTE
Alors la trompette retentira à toutes les portes de la ville
Et des oiseaux s’envoleront au bruit des fanfares.
Ils voleront longtemps au-dessus de la ville
Et, quand ils se poseront,
Déjà nous reposerons
Heureux, joyeux, le cœur contenté,
Dormant dans la nuit qui précédera le premier lever de soleil du bonheur retrouvé.
1936
À CINQ HEURES
À cinq heures du matin dans une rue neuve et vide j’entends le bruit d’une voiture qui s’éloigne.
Un avertisseur d’incendie a sa glace brisée et les débris de verre resplendissent dans le ruisseau.
Sur le pavé il y a une flaque de sang et un peu de fumée se dissout dans l’air.
Ohé ! Ohé ! racontez-moi ce qui s’est passé.
Éveillez-vous ! Je veux savoir ce qui s’est passé.
Racontez-moi les aventures des hommes.
1936
AUJOURD’HUI JE ME SUIS PROMENÉ…
Aujourd’hui je me suis promené avec mon camarade,
Même s’il est mort,
Je me suis promené avec mon camarade.
Qu’ils étaient beaux les arbres en fleurs,
Les marronniers qui neigeaient le jour de sa mort.
Avec mon camarade je me suis promené.
Jadis mes parents
Allaient seuls aux enterrements
Et je me sentais petit enfant.
Maintenant je connais pas mal de morts,
J’ai vu beaucoup de croque-morts
Mais je n’approche pas de leur bord.
C’est pourquoi tout aujourd’hui
Je me suis promené avec mon ami.
Il m’a trouvé un peu vieilli,
Un peu vieilli, mais il m’a dit :
Toi aussi tu viendras où je suis,
Un Dimanche ou un Samedi,
Moi, je regardais les arbres en fleurs,
La rivière passer sous le pont
Et soudain j’ai vu que j’étais seul.
Alors je suis rentré parmi les hommes.
1936
COUPLET DES PORTES
SAINT-MARTIN ET SAINT-DENIS
Porte Saint-Martin, Porte Saint-Denis,
Voir briller la lune à travers la voûte,
Porte Saint-Martin, Porte Saint-Denis,
Du nord vers le sud s’allonge la route,
Porte Saint-Denis, Porte Saint-Martin,
Au nord ou au sud suivre son chemin,
Porte Saint-Denis, Porte Saint-Martin,
Passer sous la voûte au petit matin,
Porte Saint-Martin, Porte Saint-Denis,
Boire un café noir avec des amis,
Porte Saint-Martin, Porte Saint-Denis,
Quand le ciel blanchit au petit matin,
Porte Saint-Denis, Porte Saint-Martin,
Dans l’aube noyer les anciens chagrins,
Partir en chantant vers un but lointain,
Avec nos copains, avec nos amis,
Porte Saint-Denis, Porte Saint-Martin
Par un beau soleil, par un beau matin.
1942
COUPLETS DE LA RUE SAINT-MARTIN
Je n’aime plus la rue Saint-Martin
Depuis qu’André Platard l’a quittée.
Je n’aime plus la rue Saint-Martin,
Je n’aime rien, pas même le vin.
Je n’aime plus la rue Saint-Martin
Depuis qu’André Platard l’a quittée.
C’est mon ami, c’est mon copain.
Nous partagions la chambre et le pain.
Je n’aime plus la rue Saint-Martin.
C’est mon ami, c’est mon copain.
Il a disparu un matin,
Ils l’ont emmené, on ne sait plus rien.
On ne l’a plus revu dans la rue Saint-Martin.
Pas la peine d’implorer les saints,
Saints Merri, Jacques, Gervais et Martin,
Pas même Valérien qui se cache sur la colline.
Le temps passe, on ne sait rien.
André Platard a quitté la rue Saint-Martin.
1942
COUPLET DE LA RUE DE BAGNOLET
Le Soleil de la rue de Bagnolet
N’est pas un soleil comme les autres.
Il se baigne dans le ruisseau,
Il se coiffe avec un seau,
Tout comme les autres,
Mais, quand il caresse mes épaules,
C’est bien lui et pas un autre,
Le soleil de la rue de Bagnolet
Qui conduit son cabriolet
Ailleurs qu’aux portes des palais,
Soleil, soleil ni beau ni laid,
Soleil tout drôle et tout content,
Soleil de la rue de Bagnolet,
Soleil d’hiver et de printemps,
Soleil de la rue de Bagnolet,
Pas comme les autres.
1942
COUPLET DU TROTTOIR D’ÉTÉ
Couchons-nous sur le pavé,
Par le soleil chauffé, par le soleil lavé,
Dans la bonne odeur de poussière
De la journée achevée,
Avant la nuit levée,
Avant la première lumière
Et nous guetterons dans le ruisseau
Les reflets des nuages en assaut,
Le coup de sang de l’horizon
Et la première étoile au-dessus des maisons.
1942
COUPLET DU VERRE DE VIN
Quand le train partira n’agite pas la main,
Ni ton mouchoir, ni ton ombrelle,
Mais emplis un verre de vin
Et lance vers le train dont chantent les ridelles
La longue flamme du vin,
La sanglante flamme du vin pareille à ta langue
Et partageant avec elle
Le palais et la couche
De tes lèvres et de ta bouche.
1942
COUPLET DU BOUCHER
La belle, si tu veux, je ferai ton lit
Dans le décor sanglant de ma boutique.
Mes couteaux seront les miroirs magiques
Où le jour se lève, éclate et pâlit.
Je ferai ton lit creux et chaud
Dans le ventre ouvert d’une génisse
Et, quand tu dormiras, pour qu’il te rajeunisse
Je veillerai sur lui comme un bourreau sur l’échafaud.
1942
FANTÔME
Arrête-toi ! Je suis ici, mais tant de nuit
Nous sépare qu’en vain tu fatigues ta vue :
Tu te tais car l’espace, où se dissout la rue,
Nous-même nous dissout et nous saoule de bruit.
C’est l’heure où, panaché de fumée et de suie,
Le toit comme une plage offre au fantôme nu
Son ardoise où mirer le visage inconnu
De son double vivant dans un miroir de pluie.
Fantôme, laisse-nous rire de ta sottise.
Tu habites les bois, les châteaux, les églises
Mais tu es le valet de tout homme vivant.
Aussi n’as-tu jamais fait de mal à ces êtres
Tant, s’ils ouvraient un soir la porte et les fenêtres,
Te dissoudrait la nuit dans le bruit et le vent.
1942
AU TEMPS DES DONJONS
As-tu déjà perdu le mot de passe ?
Le château se ferme et devient prison,
La belle aux créneaux chante sa chanson
Et le prisonnier gémit dans l’in pace.
Retrouveras-tu le chemin, la plaine,
La source et l’asile au cœur des forêts,
Le détour du fleuve où l’aube apparaît,
L’étoile du soir et la lune pleine ?
Un serpent dardé vers l’homme s’élance,
L’enlace, l’étreint entre ses anneaux,
La belle soupire au bord des créneaux,
Le soleil couchant brille sur les lances,
L’âge sans retour vers l’homme jaillit,
L’enlace, l’étreint entre ses années.
Amours ! Ô saisons ! Ô belles fanées !
Serpents lovés à l’ombre des taillis.
1942
SAISONS
Le jour est à sa place et coule à fond de temps,
À moins que l’être monte à travers des espaces
Superposés dans la mémoire et délestant
La cervelle et le cœur de souvenirs tenaces.
Étés, puissants étés, votre nom même passe,
Être et avoir été, passe-temps et printemps,
Il passe, il est passé comme une eau jamais lasse,
Sans cicatrices, sans témoins et sans étangs.
Saisons, vous chérissez du moins le grain de blé
Qui doit germer aux jours de dégel et la clé
Pour ouvrir aux départs les portes charretières.
Les astres dans le ciel par vous sont rassemblés,
L’an va bientôt finir et des pas accablés
Traînent sur les chemins ramenant aux frontières.
1942
DEMAIN
Âgé de cent mille ans, j’aurais encor la force
De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir : Le matin est neuf, neuf est le soir.
Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous vrillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille
À maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.
Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore
Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent.
1942
*
Les premiers poèmes de ce recueil datent de 1936. Durant toute cette année et jusqu’au printemps 1937, je m’étais contraint à écrire un poème chaque soir, avant de m’endormir. Avec ou sans sujet, fatigué ou non, j’observai fidèlement cette discipline. J’emplis ainsi une série de cahiers où, on l’imagine, le déchet fut grand quand, en 1940, j’entrepris de les relire. Certains, cependant, figurent dans Fortunes sous le titre général de « Les Portes Battantes ». Les présents poèmes ne sont pas ici publiés dans leur texte original. Ils ont parfois été refaits complètement. Mais l’expérience valait d’être tentée. Certains soirs le poème s’imposait, il s’était construit de lui-même au cours de la journée. D’autres fois, le cerveau vide, c’était un thème inattendu qui guidait la main plutôt que la pensée. Mais il ne s’agissait pas d’écriture automatique. Chaque mot, chaque vers était contrôlé et l’exigence mécanique se manifestait plutôt dans le rythme, dans une nécessité d’assonance et de formes primitives telle que celle des tercets à rime ou assonance unique.
Le résultat d’une telle entreprise fut une « purge » intellectuelle complète qui m’aurait fait sans doute renoncer définitivement à la poésie si je n’avais eu à l’époque la chance d’être un des plus féconds rédacteurs de slogans et indicatifs publicitaires radiophoniques.
Toute substance poétique gratuite, toute inspiration étant pour longtemps consommées, je me livrai avec passion au travail quasi mathématique mais cependant intuitif de l’adaptation des paroles à la musique, de la fabrication des sentences, proverbes et devises publicitaires, travail dont la première exigence était un retour aux règles proprement populaires en matière de rythme. Je ne doute pas qu’un jour les folkloristes ne se penchent sur l’énorme production commerciale des différents postes français de radio pendant ladite période et n’y trouvent prétexte à enseignements sur le mode de vie et la sensibilité française.
J’ai ajouté à ces « poèmes forcés » des « couplets » composés avec l’ambition de proposer aux musiciens des textes du genre des « coplas » espagnoles, des « sons » cubains ou des « blues » américains. C’est-à-dire des textes dont ils puissent user avec la plus grande liberté, en coupant, en répétant des phrases, en ajoutant même ce qu’ils voudront y ajouter, ceci en souhaitant qu’ils laissent aux orchestres une liberté identique pour l’exécution de leur musique.
Quelques poèmes, en apparence plus classiques, terminent ce recueil. Ils font partie d’une expérience en cours dont il m’est impossible de prévoir l’évolution et dont je ne saurais parler clairement.
Il suffit de dire que je tente de revenir à Nerval, peut-être aussi à Gongora, ou plutôt de repartir de leurs ouvres par des chemins différents de ceux qui ont conduit la poésie à travers des paysages si émouvants jusqu’au domaine contemporain trop cultivé peut-être.
En définitive ce n’est pas la poésie qui doit être libre, c’est le poète.
C’est les bottes de 7 lieues cette phrase « Je me vois »
(1926)
DESTINÉE ARBITRAIRE
À Georges Malkine
Voici venir le temps des croisades.
Par la fenêtre fermée les oiseaux s’obstinent à parler
comme les poissons d’aquarium.
À la devanture d’une boutique
une jolie femme sourit.
Bonheur tu n’es que cire à cacheter
et je passe tel un feu follet.
Un grand nombre de gardiens poursuivent
un inoffensif papillon échappé de l’asile
Il devient sous mes mains pantalon de dentelle
et ta chair d’aigle
ô mon rêve quand je vous caresse !
Demain on enterrera gratuitement
on ne s’enrhumera plus
on parlera le langage des fleurs
on s’éclairera de lumières inconnues à ce jour.
Mais aujourd’hui c’est aujourd’hui
Je sens que mon commencement est proche
pareil aux blés de juin.
Gendarmes passez-moi les menottes.
Les statues se détournent sans obéir.
Sous leur socle j’inscrirai des injures et le nom
de mon pire ennemi.
Là-bas dans l’océan
Entre deux eaux
Un beau corps de femme
Fait reculer les requins
Ils montent à la surface se mirer dans l’air
et n’osent pas mordre aux seins
aux seins délicieux.
PORTE DU SECOND INFINI
À Antonin Artaud
L’encrier périscope me guette au tournant
mon porte-plume rentre dans sa coquille
La feuille de papier déploie ses grandes ailes blanches
Avant peu ses deux serres
m’arracheront les yeux
Je n’y verrai que du feu mon corps
feu mon corps !
Vous eûtes l’occasion de le voir en grand appareil
le jour de tous les ridicules
Les femmes mirent leurs bijoux dans leur bouche
comme Démosthène
Mais je suis inventeur d’un téléphone de
verre de Bohême et de
tabac anglais
en relation directe
avec la peur !
L’AIR HOMICIDE
À Charles Duhamel
Le pylône met du noir à ses yeux
L’Olympe et le paradis et les forêts
C’est comme les vieilles ampoules électriques
On suce maintenant la poésie au téton pointu
de ces seins homicides et lumineux
L’orage est une marque d’automobiles pour
les amants invisibles de la lumière
Les canons de fusil comme autant de bouches de héros
coupent leur langue et la jettent aux cœurs insolents
L’amour comme un poisson nage dans le vitriol
La magnéto centrale la magnéto centrale
eh bien la magnéto centrale quoi quoi
le rossignol ! celui du Japon !
La terre la mer et ton sein tremblent
et les armées comme une avalanche
Je vous dis qu’elles auront ma tête
ô mort
bel alpiniste dans l’armure du prince blanc !
FAIRE PART
Sur le pont du navire la couturière fait le point
couturière taille-moi un grand paon de mercure
je fais ce soir ma dernière communion
La dernière hirondelle fait l’automne
D’entre les becs de gaz blêmes
Se lève une figure sans signification.
Statues de verre flacon simulacre de l’amour
Vient la fameuse dame
Facteur de soustraction
avec une lettre pour moi
Mon cher Desnos Mon cher Desnos
Je vous donne rendez-vous
dans quelques jours
On vous préviendra
Vous mettrez votre habit d’outre monde
Et tout le monde sera bien content.
QUE VOULEZ-VOUS QUE JE VOUS DISE ?
À Théodore Fraenkel
C’est la pure vérité
Comme un manchon
Ma belle dame mettez vos deux mains
dans le bec de gaz
nous y verrons plus clair
Vous êtes perdue si vous ne m’égratignez
pas un peu
pour voir
plus clair
Un bateau s’arrête et fait son
testament
Les champs de blé réclament longuement la coiffure à la
frégate.
Le mystérieux concierge enfonce
avec précaution sa clef dans ton œil
après vingt ans on est prié de dire son nom
mais la postérité n’exige pas de carte d’identité
à vos souhaits
Les miens sont simples
qu’on me donne à boire durant toute la mort
qu’on me fiche la guerre.
MAIS JE NE FUS PAS COMPRIS
À André de la Rivière
Dans quelle corolle as-tu caché tes pouces
Amour muselière et menottes
tu m’empêches de compter les jours
mais les nuits il n’en est pas une que tu ne tigres
un raz de marée lave les maisons
elles sont bleues maintenant
Crête des montagnes où se coupe le souvenir
Il tombe flasque de chaque côté
en éclaboussant mes yeux d’orange
Le nom de Dieu est une plaque de cuivre
bien astiquée à la porte du ciel.
Mais essuyez vos mains avant de prier.
CORDE
À Décaris
Si j’aime les trains c’est sans doute parce qu’ils vont
plus vite que les enterrements
dernier tango tu n’es qu’une sonnerie de clairon au fond
d’un corridor
J’enfile lentement des serrures dans mes doigts
Le crime dessine une parabole et retombe lourdement
sur ses pieds
Vous et cet autre vous et cet autre, vous ne fuirez pas
Les fleuves suspendus oscillent au gré des changements
de lune
La prodigieuse marée commence enfin
il vient des amants de partout
il en vient de colibri
il en vient de rose
La liberté belle noyée d’aluminium blanche et touchante
surnage sur les flots
Tout à l’heure elle s’envolera
et nous ne la reconnaîtrons plus
Au secours !
Je vais être noyé !
TES AMANTS ET MAÎTRESSES
À Janine
On n’inscrit pas d’initiales à la craie
dans la forêt blanche de l’amour.
Un éternel faucheur efface les tableaux noirs des
calculateurs
ville de gélatine complaisante aux araignées tu trembles
à ma voix
La fumée tient une grande place dans ma vie.
Et quelque tigre féroce a décalqué
sur ma poitrine le reflet de ses yeux jaunes.
Une enceinte de tabac et d’iris
Voilà la forteresse
du tribunal de la
rivière où voltigent
cent poissons.
JACK L’ÉGAREUR
À Denise
Dans les trémies du ciel
un archange nage, comme il sied, vers une usine.
Faux-monnayeurs que faites-vous de mes ongles ?
J’ai lu dans le journal un roman dont j’étais le héros
toujours à l’aise quand il fait pluie.
Mon cœur bat l’extinction des feux,
Mes yeux sont la nuit.
Je veille mes lendemains avec anxiété.
Au bout d’un an et deux jours…
alors il se fit une journée de pluie d’or et les sept phares
merveilleux
du monde…
Escadres souterraines ne vous approchez pas de mon
tombeau :
Je suis employé à déclouer les vieux cercueils
pour répartir équitablement les ossements
entre les anciennes sépultures
et les neuves.
Quelle profession ? Profession de foi tu ne figures pas
au Bottin.
Les photographes rougiraient si vous les regardiez
en pleurant.
Je suis un mort de fraîche date.
Si vous rencontrez un corbillard déchaussez-vous,
Cela fera du bien au mort.
Il se lèvera,
il se sortira,
il chantera,
il chantera la chanson des quadrilles
et dans le futur on verra les nouveau-nés arriver au
monde
escortés de squelettes.
Ce ne seront partout que grossesses de géantes,
Il sera de bon ton chez les élégantes
de faire monter en bague
les larmes solides des morts à l’occasion des naissances.
Amour haut parleur, sirène à corps d’oiseau,
je vous quitte.
Je vais goûter le silence cette belle algue où dorment les
requins.
LES GORGES FROIDES
À Simone
À la poste d’hier tu télégraphieras
que nous sommes bien morts avec les hirondelles.
Facteur triste facteur un cercueil sous ton bras
va-t’en porter ma lettre aux fleurs à tire d’elle.
La boussole est en os mon cœur tu t’y fieras.
Quelque tibia marque le pôle et les marelles
pour amputés ont un sinistre aspect d’opéras.
Que pour mon épitaphe un dieu taille ses grêles !
C’est ce soir que je meurs, ma chère Tombe-Issoire,
ton regard le plus beau ne fut qu’un accessoire
de la machinerie étrange du bonjour.
Adieu ! Je vous aimai sans scrupule et sans ruse,
ma Folie-Méricourt, ma silencieuse intruse.
Boussole à flèche torse annonce le retour.
RENCONTRES
À Jacques Baron
Passez votre chemin !
Le soir lève son bâton blanc devant les piétons.
Cornes des bœufs les soirs d’abondance vous semez
l’épouvante sur le boulevard
Passez votre chemin !
c’est la volute lumineuse et contournée de l’heure.
Lutte pour la mort. L’arbitre compte jusqu’à 70.
Le mathématicien se réveille et dit
« j’ai eu bien chaud ! »
Les enfants surnaturels s’habillent comme vous et moi.
Minuit ajoute une perle de fraise au collier de Madeleine
et puis on ferme à deux battants les portes de la gare.
Madeleine, Madeleine ne me regarde pas ainsi
un paon sort de chacun de tes yeux.
La cendre de la vie sèche mon poème.
Sur la place déserte l’invisible folie imprime son pied
dans le sable humide.
Le second boxeur se réveille et dit
« j’ai eu bien froid »
Midi l’heure de l’amour torture délicatement
nos oreilles malades.
Un docteur très savant coud les mains de la prieuse
en assurant qu’elle va dormir.
Un cuisinier très habile mélange des poisons dans mon
assiette
en assurant que je vais rire.
Je vais bien rire en effet.
Le soleil pointu les cheveux s’appellent romance dans
la langue que je parle avec Madeleine.
Un dictionnaire donne la signification des noms propres :
Louis veut dire coup de dés
André veut dire récif
Paul veut dire etc.
Mais votre nom est sale :
Passez votre chemin !
LES GRANDS JOURS DE POÈTE
Les disciples de la lumière n’ont jamais inventé que des
ténèbres peu opaques.
La rivière roule un petit corps de femme et cela signifie
que la fin est proche
La veuve en habits de noces se trompe de convoi.
Nous arriverons tous en retard à notre tombeau.
Un navire de chair s’enlise sur une petite plage. Le
timonier invite les passagers à se taire.
Les flots attendent impatiemment Plus Près de Toi
ô mon Dieu !
Le timonier invite les flots à parler. Ils parlent.
La nuit cachette ses bouteilles avec des étoiles et fait
fortune dans l’exportation.
De grands comptoirs se construisent pour vendre des
rossignols. Mais ils ne peuvent satisfaire les désirs de
la Reine de Sibérie qui veut un rossignol blanc.
Un commodore anglais jure qu’on ne le prendra plus
à cueillir la sauge la nuit entre les pieds des statues de sel.
À ce propos une petite salière Cérébos se dresse avec
difficulté sur ses jambes fines. Elle verse dans mon
assiette ce qu’il me reste à vivre.
De quoi saler l’Océan Pacifique.
Vous mettrez sur ma tombe une bouée de sauvetage.
Parce qu’on ne sait jamais.
Mines de rien
(1957)
À L’AUBE
Le matin s’écroule comme une pile d’assiettes
En milliers de tessons de porcelaine et d’heures
Et de cailloux
Et de cascades
Jusque sur le zinc de ce bistrot très pauvre
Où les étoiles persistent dans la nuit du café.
Elle n’est pas pauvre
Celle-là, dans sa robe de soirée souillée de boue,
Mais riche des réalités du matin,
De l’ivresse de son sang
Et du parfum de son haleine que nulle insomnie ne peut altérer.
Riche d’elle-même et de tous les matins
Passés, présents et futurs,
Riche d’elle-même et du sommeil qui la gagne
Du sommeil rigide comme un acajou
Du sommeil et du matin et d’elle-même
Et de toute sa vie qui ne se compte
Que par matinées, aubes éclatantes,
Cascades, sommeils,
Nuits vivantes.
Elle est riche,
Même si elle tend la main
Et doit dormir au frais matin
Dans sa robe crottée
Sur un lit de désert.
PROCÈS-VERBAL
La marquise de Saperlipopette
Aime la plume et le crépuscule
Et les larmes qu’on imite si bien avec de la glycérine.
Aime le mou, le flou, le doux, le bon goût
Chère marquise de Saperlipopette.
La marquise de Saperlipopette chante à ravir
Et roucoule que je ne vous dis que ça.
Le chant du cygne.
Mes sels, des roses, des glaïeuls
Etc. etc. etc.
Chère marquise de Saperlipopette
Si vous saviez comme je vous em…
DANS MON VERRE
Dans mon verre que fais-tu petite girafe ?
Girafe à vin
Girafe à brise
Girafe à saveur de lait et de feuilles vertes
Dans quel désert es-tu perdue ?
Oui, c’est le désert que je bois dans mon verre
un désert aride et plus mort que des ossements
un désert sans vie, sans air, sans astres
Un vrai désert de fin du monde
Comment as-tu pu te perdre dans ce lieu loin de tout abîme et de toutes frontières
Girafe girafe petite girafe à vin
Mais quelle fortune t’a conduite sous ma plume ?
Car je ferai de ce désert
de ce désert bu dans mon verre
une ardente oasis
une campagne pleine du murmure des sources et de celui des arbres
un lieu de gazon et de fleurs
De fruits juteux écartelés et saignant un sang parfumé
Je le fertiliserai ce désert
De toutes les fleurs de mon immense amour pour la vie.
CARREFOUR
Il y a dans ce carrefour une atmosphère de souvenirs, de rencontres, de faits étranges absurdes et très importants
L’orange et le vert fleurissent les vitrines du pharmacien
Les inscriptions d’émail se lisent sur les vitres du café
La chanson du passant est la même qu’ailleurs
Le réverbère le même
Les maisons pareilles à tant d’autres
Mêmes pavés
Mêmes trottoirs
Même ciel
Et pourtant beaucoup s’arrêtent en cet endroit
Beaucoup semblent y trouver l’odeur de leur propre corps
Et le parfum d’amours révolues
Irrémédiablement enfouis dans un oubli tortueux.
NOUS EN RIRONS…
Nous en rirons plus tard
Mais pour l’instant nous n’en pleurons pas
Cascades de fleurs et de liqueurs
Énormes abcès de parfums
Geyser de sève et d’eau
Tout sous nos yeux dans la terre surgit comme le lait du pis sous les doigts de la fermière
Le raisin mûrit et du raisin jaillira le geyser-du-vin
Le gland germe et du gland jaillira le chêne geyser de feuilles et de chants
La mer monte et descend et de son écume jaillit l’épave et le continent inconnu, geyser de bois, de terre et de vieilles algues
Et quoi ?
Nous ne rêverions qu’un trou dans cette terre généreuse
Nous ne rêverions que mort dans ce monde où la vie nous est offerte
Nous ne rêverions que mort qui n’existe pas dans ce monde où tant de choses sont belles
Où tout pourrait être beau
Où il fait bon vivre et vivre pour toujours.
FEU
Et des bords de l’océan à ceux de la Méditerranée déferla une marée d’incendies, de fumées et de sang
Feu et sang
Ils se levèrent tous dans les villes et dans les hameaux au flanc rocailleux des montagnes décharnées tels des morts
Feu et sang et mort
Ils se battirent et ce nom seul Liberté
Surnageait dans le bruit des batailles poussé par l’élite et la fleur de la jeunesse du monde, de la libre jeunesse du monde
ami du Mexique, Tata Nacho n’est-ce pas que nous sommes coude à coude avec l’Espagne
ami de Russie, Eisenstein
Tous cœur à cœur avec l’Espagne
amis des États-Unis Hemingway, Dos Passos
et toi Shipman plus ardent que nul autre
ami du Chili Cotapos toi le plus joyeux de tous
ami du Guatemala, Asturias tout ironie et sentiment
ami de Cuba Félix de Castro la flamme et sa chaleur
amis, amis de tous pays
Tous cœur à cœur avec l’Espagne
ami de Norvège, Per Krohg la loyauté, la droiture et le courage
œil à œil, cœur à cœur avec l’Espagne
qui triomphe à l’heure où j’écris ces lignes
ami des Indes, Charles Baron, trop tendre trop amical ami par le foie rougi d’alcool et la foi rougie de doute, mais dans la main de nos frères espagnols
ami du Japon, le seul peut-être Takasaki, grands yeux ouverts, bouche maladroite yeux désormais fermés, bouche close, Takasaki, mort depuis des années tu serais avec nous pour l’Espagne Pour l’Espagne Républicaine.
VENDANGES PROCHAINES
Je vous salue, vendanges prochaines, odorantes, sanglantes, enivrantes vendanges de l’automne prochain
Je vous salue, pressoirs gémissants, tonneaux sonores, bondes, caves, je vous salue
Je vous salue bouteilles, bouchons et verres
Je vous salue buveurs des années futures
Buveurs qui boirez goulûment
Buveurs qui boirez savamment
Le vin qui s’élabore dans les raisins verts de ce merveilleux printemps 1938
Je le boirai ce vin avec de gais compagnons
Avec toi Jean-Louis Barrault pour qui nul vin n’existe hormis le bourgogne
Avec toi vieux Carp, aisément séduit par les crus d’Algérie
Avec vous Fraenkel qui ne détestez pas le bordeaux
Avec toi Youki, qui apprécies le champagne
Je boirai ce vin de la Vendange prochaine
Jusqu’à ce que, dans aucune cave, il n’en reste une goutte, même oubliée au fond d’un flacon
J’en boirai confiant en la vie aimant la vie de tout mon cœur
Incapable de cesser de l’aimer
Même si comme une femme
Elle me trompe ou m’abandonne.
1937-1938
Poèmes en chanson
(Domaine public, 1938 ?)
IL A SU TOUCHER MON CŒUR
L’autre soir j’ai rencontré
Un séduisant jeune homme
Et nous avons folâtré
Et dégusté la pomme
Dans le lit que j’étais bien !
Car le lit c’était le sien.
Il avait su toucher mon cœur
Tout en fièvre
Et j’aimais déjà la saveur
De ses lèvres
Au bout d’un petit instant
Un instant
Qui dura longtemps
Mais qui me parut trop rapide
Il me quitta d’un air languide
Pour aller se laver les mains
Tout près dans la sall’ de bains.
Peu après il est rentré
Tout rempli de courage
Et il a recommencé
Plein de cœur à l’ouvrage
Car douze fois dans la nuit
La même chose il refit.
Il avait su toucher mon cœur
Tout en fièvre
Et je garde encor la saveur
De ses lèvres
Mais le lendemain matin
Du festin
Sur le traversin
Je vis qu’il y avait trois têtes
Et je compris toute la fête
C’était tour à tour deux jumeaux
Qui s’étaient donné le mot.
J’ai gardé ces deux chameaux
Ne sachant lequel prendre
Maint’nant j’aim’ les deux jumeaux
Qui sav’nt bien me le rendre
Et je cherche chaque nuit
Si c’est l’autre ou si c’est lui.
Car ils ont su toucher mon cœur
Tout en fièvre
Il me faut toujours la saveur
De leurs lèvres
L’un à l’autre fait pendant
C’est charmant
Mais c’est fatigant
Je me demande très anxieuse
Quel serait mon sort d’amoureuse
Si leur mère mieux stimulée
Avait fait des quintuplés.
COMPLAINTE DES CALEÇONS
Depuis que j’suis dans la marine
À bord du paqu’bot Pompadour
J’en ai marre de la marine
Je marronne et pleur’ tous les jours.
Moi qui ne rêvais qu’abordage
Ciel nouveau, cyclone et orage,
Je suis à bord valet de chambre.
Alors, de janvier à décembre…
Cal’çons, chaussett’s, souliers, gilets, chemises…
Je bross’, je r’pass’, j’nettoie, j’recouds, j’reprise
Ça me neurasthénise.
J’avais rêvé la vie des marins.
Du tropique aux banquises
D’Amérique et d’Asie au sable africain
Bordeaux, Tokyo, Valparaiso, Venise
Congo, Porto, Noix-de-Coco, Rio
Qu’la mer soit bleue ou grise
À fond de cale je répar’ les trousseaux :
Cal’çons, chaussett’s, souliers, gilets, chemises…
Aussi un jour à Buenos Aires
J’abandonnai la cargaison
Pour une fille de Madère
Que je suivis dans sa maison.
Mais moi qui rêvais aventures
Don José, Carmen et luxure
Je suis encor valet de chambre,
Alors, de janvier à décembre…
Cal’çons, chaussett’s, souliers, gilets, chemises…
Je bross’, je r’pass’, j’nettoie, j’recouds, j’reprise
Ça me neurasthénise.
J’avais rêvé la vie des chât’lains.
Hélas quelle méprise !
Pas d’amour, pas d’ami, partout le dédain,
Gaby, Dolly, Suzy, me martyrisent
Daisy, Marie, Nini m’font fair’ leur lit
L’patron me terrorise
Et j’m’occup’ du ling’ des affranchis :
Cal’çons, chaussett’s, souliers, gilets, chemises…
Fatigué, revenu en France,
C’est à Paris rue Montpensier
Que j’ai comblé mes espérances.
Avec Adèl’ je m’suis marié.
Moi je l’ador’, elle est fidèle
C’est un bijou, c’est un modèle
Je lui sers de valet de chambre.
Alors de janvier à décembre…
Jupons, bas d’soie, souliers, chapeaux, chemises..
J’achèt’, j’essaie, je paie, je fais des r’prises.
Elle aime la toilette
Elle a tout le bon goût féminin
Je suis couvert de dettes
Car je cours chaque jour les grands magasins
Finis bateaux, finis châteaux, bêtises,
Adieu marins, gauchos, adieu pampas,
Ainsi pas à pas je brise
Avec ce passé qui me dupa :
Jupons, bas d’soie, souliers, c’est ma devise !
LA FAMILLE DUPANARD
DE VITRY-SUR-SEINE
La tribu Dupanard
Les parents les moutards
Habit’ dans un gourbi
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quelle veine !
Le papa Dupanard
A jadis fait son lard
Au retour d’ Biribi
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quelle aubaine !
La maman Dupanard
S’est rangé’ sur le tard
Ell’ buvait des anis
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quelle haleine !
Le p’tit Louis Dupanard
D’habitude couche au quart
Puis il fait son fourbi
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quell’ vilaine !
La Louison Dupanard
A des patt’ de canard
Des poils de ouistiti
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quell’ Sirène !
Au musé’ Dupuytren
Il y en a encor un
Il n’a pas fait son lit
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quelle peine !
Dans l’caveau familial
Ils iront c’est fatal
C’est la mort c’est la vi’
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quel domaine !
Puis on les oubliera
Tôt ou tard c’est comm’ ça !
À Pékin à Paris
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Faridondaine !
Le bain avec Andromède
(1944)
BAIGNADE
Andromède, au matin, sur la plage, a donné
Rendez-vous à tous ceux qui veulent se baigner
Dans la mer fraîche éclose, enceinte de lumière.
L’étoile brille encor, qu’arrive, la première,
Rosemonde aux beaux seins qui, seule, se dévêt
Et livre son corps nu, que roussit le duvet,
Aux dernières lueurs de la nuit, aux prémices
De l’aube qui se dresse au fond des précipices.
Sabine la rejoint, tige en fleur qui jaillit
D’un flot de linge, par le vent frais assailli.
Une neige d’écume éclabousse leurs cuisses
Et la première vague attache, par malice,
Une ceinture d’algue à ces corps qu’embellit
Le reflet d’une étoile et la langueur du lit.
Les astres dans le ciel grandissent et déclinent,
La neige sur les monts, à la fois, s’illumine
Des feux, naissants, du jour et, mourants, de la nuit
Dans le sentier, bordé de genêt et de buis,
Hyppolite paraît qui, tandis qu’elle avance,
Se déshabille et jette, en figures de danse,
La robe et la chemise et le court pantalon.
Ils flottent, un instant, au-dessus des buissons,
Dans le vent, puis, soudain, s’accrochent et fleurissent,
Fleurs d’étoffe, bouquets qui, vers la donatrice,
Exhalent des parfums de chair dans ceux du sol.
Ainsi, durant le jour, tourne le tournesol
Vers l’astre dont il est le sujet et l’image.
Hyppolite, à son tour, dans la mer plonge et nage
Et l’on connaît, enfin, la présence du jour
À la blancheur du linge, aux chants des basses-cours,
À l’envol des oiseaux, à l’éclat des nuages,
Au divorce de l’eau, du ciel et du rivage.
Par quel chemin vint-elle ? Andromède, soudain,
Est présente et se livre à la douceur du bain.
Elle nage. On peut suivre, encore, son sillage
Entre son corps doré et le bord de la plage.
Et ce sont des envols de bras, par-dessus l’eau,
Des battements de pieds et des éclairs de peau,
Des rires, des appels dans les éclaboussures,
Des cuisses se fermant et s’ouvrant, en mesure,
Ou, parfois, la baigneuse étendue, sur le dos,
Et se cambrant, plus souple et plus léger fardeau,
Un triangle mouillé, brillant et symétrique
À celui d’un oiseau qui vole sur la crique.
Une croupe à méplats s’illumine et surgit
Quand la baigneuse plonge et cherche, en leur logis,
L’étoile ou le galet, l’algue ou le coquillage.
L’étoile ? Mais le ciel est clair ! Quelque mirage
Métamorphose en flamme un vol de goélands,
En saveur de baisers l’air et ses parfums lents.
Qu’un pied se marque, ici dans l’épaisseur du sable,
Le soleil séchera cette empreinte et sa fable.
DÉCOUVERTE DU TRÉSOR
Est-il poitrine, où batte un cœur de chair et flamme,
Qu’une lame, ou la griffe, aille ouvrir et piller,
Est-il océan, lac ou fleuve que la rame,
Ou l’hélice, aille en flots, sans trace, éparpiller,
Est-il poitrine ou fleuve ou lac ou océan
Ou terre, aussi fendue à renfort de charrues,
Qui ne puissent livrer des moissons et, béants,
Le noyé, le poisson, l’épave disparue ?
Mieux, le trésor caché, le bijou, l’or, la gemme,
Plutôt que le cadavre et le vide tombeau
Et, plutôt que l’épi, né du grain que l’on sème,
Le métal par la rouille échappant au corbeau.
Quel poignard fouillera votre ventre et vos seins,
Rosemonde Sabine, Hyppolite, Andromède ?
Quel chercheur d’or, quel outlaw, quel assassin
En vous dépossédant dira qui vous possède ?
Qu’il illumine les ténèbres des cavernes,
Qu’il jaillisse du flanc d’une épave, à vau-l’eau,
Ou qu’une source apporte, aux lumières modernes,
L’éclat des vieux soleils serti dans un joyau,
Que le profil d’un roi, sans regard, sans odeur
S’y multiplie en vain contre la pourriture,
Ou que l’heure s’y lise, à des cadrans à fleurs,
Mais arrêtée au seuil d’une longue aventure,
Qu’importe, jaillissant des conques et des cornes,
Il recèlera plus de chair que de métaux,
Une chair odorante, aux corridors sans bornes
Vers une aube brillant comme un fil de couteau.
L’homme, au moment qu’il sent la saveur des cailloux
Dans sa bouche, habituée à la saveur des lèvres,
Arrête le voyage, au rythme de son pouls
Commencé dès les jours de jeunesse et de fièvres.
Il se sent désormais soudé à sa monture,
Centaure poursuivant un gibier reconnu
Insaisissable. Il le poursuit, dans ses pâtures,
Non plus par besoin, mais par désir, d’inconnu.
Ivresse ! Le courant, le cortège, les jours
Le font participer au mouvement du monde.
Au-delà de la joie, au-delà du retour
La vie et le destin le portent sur leurs ondes.
Mais vous, où courez-vous, femmes en proie à l’âge,
Quelle image de vous guettez-vous aux miroirs
Chaque jour plus profonds, encombrés de naufrages,
Quel trésor cherchez-vous pour payer votre espoir ?
Le carnaval s’approche avec ses cheveux blancs
Et le trésor, cherché à travers les années,
Ce sont des grelots creux et des masques branlants
Qui vous cachent le sol sur quoi vous êtes nées.
NAISSANCE DU MONSTRE
Le paysage était fourrure,
Pelage de fleurs et moissons,
Brume vibrante, échos, frissons :
Le voici prêt à la morsure,
Il s’incarne et devient ce fauve
Qui, tour à tour, séduit, repousse
Et fait surgir, à la rescousse,
Un rêve de viols et d’alcôves.
Sabine, Hyppolite, Andromède
Et Rosemonde et leurs compagnes,
Un tel délire les possède,
Dansent de fureur et s’enfuient,
Aux quatre coins d’une campagne,
Vers des forêts, sans lacs ni puits,
Dont l’ombre, masquant les figures,
Adoptera leur chevelure.
Ronronnant, au creux du fauteuil,
Le monstre surveille la proie
Qui s’agite au fond de son œil.
Il bâille de faim et de joie,
Révélant la langue gourmande,
Le palais rose et les crocs blancs
Et l’haleine, à odeur de viande,
Qui d’abord soulève son flanc.
Enfant de quel tragique amour,
Hors de quel ventre ténébreux,
Vagissant, jaillit-il au jour ?
Du haut des montagnes ? Du creux
Où, bue, aux cris des tragédies,
Par un roi de flamme et de vent,
La lave craque et incendie,
Au soir, d’insolites levants.
Ventre palpitant de désirs,
À tous baisers la gorge offerte,
Prêt à pâmer, prêt à gésir,
Le monstre excite et déconcerte
Un appétit d’ombre et de sang,
De chair ouverte sous les griffes
Et, sous les poils qui s’ébouriffent,
D’un souffle bientôt rugissant.
Velours, satins, sang et baisers,
Tout est luxe, tout est horreur
Dans les corps, d’amour embrasés,
Dans les cœurs, sujets à l’erreur,
Et quelque terrible mystère
De la matière même, ô terre,
Réunira, dans une étreinte,
Les chairs aspirant à la plainte.
Oui, bien sûr, la nuit est propice
Aux plongeons dans les précipices.
Quant au soleil, qu’il s’abolisse
À l’instant de ces exercices.
BANQUET
La côte se découpe en golfes où l’écho
Sonne, comme une trompe, aux murs de Jéricho,
Un Jéricho de brume et flexible comme elle,
La mer y gonfle en vain ses chants et ses querelles.
Dans un de ces abris est servi le banquet
Pour douze garçons nus qui n’ont d’autre projet
Que de boire les vins au goulot des bouteilles,
Mordre aux quartiers de viande et vider les corbeilles,
Faire sécher leur corps au soleil de midi,
Chanter et puis dormir sur le sable tiédi.
Le sable, que le vent soulève et qu’il égraine,
Fait murmurer parfois les plats de porcelaine
Et le cristal où tremble une goutte de vin
Qui reflète le ciel et les doigts de la main.
Mais le sang apparaît aux bords d’une blessure
Lorsque le maladroit, d’une lame peu sûre,
Se coupe en entamant le jambon. Un rideau
Rouge flotte soudain, claquant comme un drapeau.
Il vacille et ses plis balaient le paysage.
La mer, qui le répète agite son image
Et celle d’un bateau, toutes voiles dehors,
Qui figure une rose en un coin du décor.
Il aimerait, dit-il, que des lèvres plus tendres
Cicatrisent la plaie et, quitte pour répandre
Plus longuement son sang, à rendre ce baiser
Au monstre imaginaire en son cœur précisé.
N’entend-il pas des cris du haut de la falaise ?
Son sang n’explique pas l’insolite malaise
Qui transforme la terre et lui fait souhaiter
Le silence et la nuit et la mort de l’été.
Il se lève et, fuyant ses onze camarades,
Disparaît au tournant des rochers de la rade.
Onze verres, levés au ciel par onze mains,
D’une courbe identique ont renversé le vin
Dans des gorges, au chant prêtes, mais, vers la route
Indiquée, un regard s’alanguit et, sans doute,
Un convive bientôt quittera le banquet.
Il est une prairie où cueillir des bouquets,
Il est une forêt, derrière le rivage,
Et des sources d’eau fraîche où baigner les visages
Et le monde habité, ses villes, ses appels.
Qu’ils boivent ! Le temps passe et dépose son sel
Sur les jours, sur les cœurs, les lèvres et les rêves.
Pourtant la vie est là, pourtant la vie est brève,
Qu’ils boivent ! L’horizon se dénoue à l’entour,
L’heure vient, pour chacun, de partir à son tour.
C’est midi, tout sanglant, gisant dans sa tunique,
Sur le bûcher qu’il alluma. Heure panique,
Il faut choisir, il faut, vers le soir progresser
Ou vieillir en tentant d’évoquer le passé.
C’est midi. Dans le ciel claque une draperie
Rouge et le monde est plein d’amour et de féerie.
ANDROMÈDE
EN PROIE AU MONSTRE
Quel sera, monstre, mon supplice ?
Déjà, dérisoire, ton nom
Devient mot d’amour et complice
De ma honte et de notre union.
J’adopterai, d’abord, la pose
Propice à ma métamorphose.
En t’épousant, que je m’endorme,
Par volupté, je prends ta forme.
Car, au-delà de la nausée,
Je découvre, en moi, des domaines
Qui sont la dot à l’épousée :
J’y trouverai la clef des chaînes
Et l’endroit de ta sépulture
Quand, monstre, il te faudra mourir
À la fin de notre luxure,
De la mort de notre désir.
Car tout est nôtre, désormais,
Je suis ton monstre et ta réplique,
Je suis la porte du palais,
Je suis l’image symétrique
Qui surgit, lorsque tu parais,
Je suis ta rivale lubrique
Et mon désir se faisait fuite
Pour sentir ton souffle à ma suite.
Le monstre dit : « Pas tant d’histoires,
Pas tant de cris et de paroles.
Je suis le maître et mon vouloir
Ne s’embarrasse ni d’un viol,
Ni d’accordailles, ni de noces.
Ta voix me brise le tympan.
Je vais mon train, selon l’élan
Qui m’entraîne et me rend féroce. »
Andromède, étant tout enfant,
Chérissait un parc solitaire
Où, chaque soir, un éléphant
Se promenait en grand mystère.
Un éléphant ? Est-ce bien vrai ?
Ce n’est, peut-être, qu’un vieux rêve,
Mais elle y pense et jurerait
Qu’il la piétine et la soulève.
Andromède étant tout enfant…
Andromède que fait la bête ?
Andromède qui te défend ?
Quelle tempête, dans ta tête,
Au réel mélange un vieux rêve ?
Mais la chanson que tu répètes
Nul ne sait comme elle s’achève.
Andromède étant tout enfant…
Le monstre dit « Je suis la bête
Mais, dans le ciel, tout comme toi,
Enrichi d’étoiles en fête,
J’aurai ma place et mon emploi. »
MEURTRE
Andromède se tait au fond des bois,
Les guêpes, les abeilles et les mouches,
En culbutant, dans l’air, font des tournois
Et le ciel est ouvert comme une bouche.
Mais du ciel béant ne sort aucun cri,
L’heure est stupide, immense et solennelle,
La lumière est un fleuve tari
Surveillé par d’inertes sentinelles.
Pour animer ce pays suspendu,
Il faudrait l’appel d’un nageur qui coule
Ou, faisant danser le corps d’un pendu,
L’ouragan frémissant comme une foule.
Pourtant le meurtre, attendu par la terre
Pour s’imbiber de salive et de sang,
A lieu, sans qu’aucun geste altère
L’immobilité de l’instant présent.
Trésor sans gardien, banquet sans convives,
Femmes trépignant au seuil des saisons,
Cadavre étendu auprès de la rive
D’où la piste part jusqu’à l’horizon…
Retrouverez-vous, joyeux compagnons,
Les chants que l’on chante aux instants d’ivresse ?
Retrouverez-vous au vin des flacons
La même saveur, la même sagesse ?
N’est-ce pas pour vous, qu’au bois, Andromède
Charme un monstre né de ses cauchemars ?
N’est-ce pas pour vous qu’elle appelle à l’aide
En feignant la peur jusqu’en son regard ?
N’êtes-vous pas victime et meurtrier,
Abandonnant votre propre dépouille
Et le couteau que masquera de rouille
Le proche hiver à l’ombre du laurier ?
Un passant, plus tard, passera sans doute
Et dira qu’un autre a tracé sa route,
Qu’ils ont accompli le rite tous deux
À la même époque et au même lieu,
Le parfum qui flotte est toujours le même,
L’homme a d’autres noms et d’autres grimaces,
Mais tout est semblable et le grain qu’on sème
Brisera toujours la même surface.
Un cadavre gît pourtant en ce lieu,
Il gît, il pourrit, il se désagrège,
Il est invisible et crève les yeux,
Il est invisible et pris à son piège.
Un arbre au cœur a planté ses racines.
Qu’il fructifie et qu’il porte ses fleurs,
Baisers perdus, aveux sous les glycines,
Chansons d’amour et chansons de haleurs.
Son double est mort, il poursuit son chemin
À travers les forêts, les cimetières,
Sous des nuages pareils à des mains
Montrant, au flanc des monts, une carrière.
DANSES
Vous avez faim, vous avez soif,
Rosemonde, c’est le vent d’est
Qui vous décoiffe.
Que ce vent emporte la peste
Au fond du ciel et qu’elle y reste.
Hyppolite, l’oiseau du nord
Qui passa sur la plaine
L’oiseau qui chante, rêve et mord,
L’avez-vous vu à la fontaine ?
Il chante, il rêve, il mord,
Il dort.
Andromède, face à l’ouest,
Figure de proue,
Pas un sourire, pas un geste,
L’écume jaillit sur vos joues
Et rouille le fer qui vous cloue.
Un géant viendra du sud –
Sabine as-tu donné ton cœur –
Porteur de fruits et de liqueurs,
Sonneur de la solitude.
Rosemonde, aimez-vous l’été ?
Bagatelle, bagatelle,
J’aime mieux l’hiver, dit-elle,
Et les rosiers désenchantés.
Andromède, aimez-vous l’automne ?
Il vente, il pleut, il tonne,
J’aime l’automne et le printemps
Et la fleur de mes jeunes ans.
Hyppolite, aimez-vous l’hiver ?
Je ne sais pas, dit-elle,
Le seul été, j’ai découvert,
Mon esprit suit les hirondelles.
Sabine, aimez-vous le printemps ?
J’aimais le printemps, je le pleure,
J’aime, je pleure avec le temps
Je ris avec les heures.
Je danse, je ris dans le feu,
Je flambe, je suis Andromède,
Je me consume et c’est un jeu
Qui me délivre et qui m’obsède.
Rosemonde, écoutez la terre
Qui peine sur son chemin.
Je l’entends, mais il faut se taire,
Nous chanterons demain.
Hyppolite, fille de l’air
Parcourt à cheval le désert,
Cheval de nuage et de vent,
Air de jadis et d’à présent.
Au point du jour et au point d’eau,
Sabine se désaltère
Avec les lions et les panthères.
La nuit dépose son fardeau.
DÉLIVRANCE D’ANDROMÈDE
L’eau ne vêtirait plus ce corps à sa mesure.
La clairière l’absorbe autant que le miroir
Mais des griffes ont fait, au ventre, une blessure
Qui tache de son sang le tissu d’un mouchoir.
De la main relevant, sur son front, une mèche,
Andromède s’éloigne et franchit les taillis
Comme un fauve portant, dans sa chair, une flèche
Qui lui dicte sa route à travers les pays.
La sueur et la salive ont souillé son visage
Mais la joie envahit ses sens et son esprit.
Jamais plus, de la nuit descendant les étages,
Des spectres ne viendront l’épouser dans son lit.
Adieu Sabine, adieu Rosemonde, Hyppolite,
Vers des lieux différents le soir vous précipite.
Andromède, livrée à sa propre fureur,
En elle apaise enfin sa soif et sa fatigue.
L’espace grand ouvert accueille, sans erreur
Et sans retour, pour cette fois, l’enfant prodigue.
Andromède s’en va et joint au crépuscule
Qui soulève, dans l’ouest, un funèbre océan,
Le sang de sa blessure où son ombre bascule,
Proie offerte aux baisers des nains et des géants.
Andromède s’en va. L’endroit qu’elle abandonne,
Endroit où son destin s’efface et fut tracé,
Est marqué par le jet d’une blanche colonne.
Plus loin le monstre fuit
Le ciel est dépassé.
AUBE
La nuit grasse, penchée au bord de ses abîmes,
Contemple les jardins du jour qui disparaît.
Moins longtemps que l’éclair, sur le couteau du crime,
Ils ont fleuri. Déjà s’efface le portrait
D’un monde que la mort harcèle et précipite.
Que jaillissent les feux des phares, des bûchers,
Que les soleils lointains, les comètes prescrites
S’allument ! Ce ne sont, près du mourant couché,
Que veilleuses, tremblant au courant d’air des portes
Ouvertes sur la terre et sur l’immensité.
Tout est nuit, tout est mort, tout est seul, mais qu’importe
Si l’on eut un instant, sous le soleil d’été,
L’illusion de l’amour et de la plénitude.
Viens donc, nuit incomprise et trompeuse et dis-nous
Que les baisers fiévreux, que les creuses études
Sont plus sages ici que, dites à genoux,
La prière du lâche et celle du débile.
La nuit grasse est tombée en des gouffres connus
Où le jour la suivra d’une chute docile
Car il dresse déjà sur les monts son corps nu.
Poèmes sur la Guerre
(1943-1944)
SI, COMME AUX VENTS
DÉSIGNÉS PAR LA ROSE..
Si, comme aux vents désignés par la rose
Il est un sens à l’espace et au temps,
S’ils en ont un ils en ont mille et plus
Et tout autant s’ils n’en possèdent pas.
Or qui de nous n’imagine ou pressent,
Ombres vaguant hors des géométries,
Des univers échappant à nos sens ?
Au carrefour de routes en obliques
Nous écoutons s’éteindre un son de cor,
Toujours renaissant, toujours identique.
Cette vision du ciel et de la rose
Elle s’absorbe et se dissout dans l’air
Comme les sons dont frémit notre chair
Ou les lueurs sous nos paupières closes.
Nous nous heurtons à d’autres univers
Sans les sentir, les voir ou les entendre
Au creux été, aux cimes de l’hiver,
D’autres saisons sur nous tombent en cendre.
Tandis qu’aux vents désignés par la rose
Claque la porte et claquent les drapeaux,
Gonfle la voile et sans visible cause
Une présence absurde à nous s’impose
Matérielle, indifférente et sans repos.
LE LEGS
Et voici, Père Hugo, ton nom sur les murailles !
Tu peux te retourner au fond du Panthéon
Pour savoir qui a fait cela. Qui l’a fait ? On !
On c’est Hitler, on c’est Goebbels… C’est la racaille,
Un Laval, un Pétain, un Bonnard, un Brinon,
Ceux qui savent trahir et ceux qui font ripaille,
Ceux qui sont destinés aux justes représailles
Et cela ne fait pas un grand nombre de noms.
Ces gens de peu d’esprit et de faible culture
Ont besoin d’alibis dans leur sale aventure.
Ils ont dit : « Le bonhomme est mort.
1 comment