Mais ils ne peuvent satisfaire les désirs de
la Reine de Sibérie qui veut un rossignol blanc.
Un commodore anglais jure qu’on ne le prendra plus
à cueillir la sauge la nuit entre les pieds des statues de sel.
À ce propos une petite salière Cérébos se dresse avec
difficulté sur ses jambes fines. Elle verse dans mon
assiette ce qu’il me reste à vivre.
De quoi saler l’Océan Pacifique.
Vous mettrez sur ma tombe une bouée de sauvetage.
Parce qu’on ne sait jamais.
Mines de rien
(1957)
À L’AUBE
Le matin s’écroule comme une pile d’assiettes
En milliers de tessons de porcelaine et d’heures
Et de cailloux
Et de cascades
Jusque sur le zinc de ce bistrot très pauvre
Où les étoiles persistent dans la nuit du café.
Elle n’est pas pauvre
Celle-là, dans sa robe de soirée souillée de boue,
Mais riche des réalités du matin,
De l’ivresse de son sang
Et du parfum de son haleine que nulle insomnie ne peut altérer.
Riche d’elle-même et de tous les matins
Passés, présents et futurs,
Riche d’elle-même et du sommeil qui la gagne
Du sommeil rigide comme un acajou
Du sommeil et du matin et d’elle-même
Et de toute sa vie qui ne se compte
Que par matinées, aubes éclatantes,
Cascades, sommeils,
Nuits vivantes.
Elle est riche,
Même si elle tend la main
Et doit dormir au frais matin
Dans sa robe crottée
Sur un lit de désert.
PROCÈS-VERBAL
La marquise de Saperlipopette
Aime la plume et le crépuscule
Et les larmes qu’on imite si bien avec de la glycérine.
Aime le mou, le flou, le doux, le bon goût
Chère marquise de Saperlipopette.
La marquise de Saperlipopette chante à ravir
Et roucoule que je ne vous dis que ça.
Le chant du cygne.
Mes sels, des roses, des glaïeuls
Etc. etc. etc.
Chère marquise de Saperlipopette
Si vous saviez comme je vous em…
DANS MON VERRE
Dans mon verre que fais-tu petite girafe ?
Girafe à vin
Girafe à brise
Girafe à saveur de lait et de feuilles vertes
Dans quel désert es-tu perdue ?
Oui, c’est le désert que je bois dans mon verre
un désert aride et plus mort que des ossements
un désert sans vie, sans air, sans astres
Un vrai désert de fin du monde
Comment as-tu pu te perdre dans ce lieu loin de tout abîme et de toutes frontières
Girafe girafe petite girafe à vin
Mais quelle fortune t’a conduite sous ma plume ?
Car je ferai de ce désert
de ce désert bu dans mon verre
une ardente oasis
une campagne pleine du murmure des sources et de celui des arbres
un lieu de gazon et de fleurs
De fruits juteux écartelés et saignant un sang parfumé
Je le fertiliserai ce désert
De toutes les fleurs de mon immense amour pour la vie.
CARREFOUR
Il y a dans ce carrefour une atmosphère de souvenirs, de rencontres, de faits étranges absurdes et très importants
L’orange et le vert fleurissent les vitrines du pharmacien
Les inscriptions d’émail se lisent sur les vitres du café
La chanson du passant est la même qu’ailleurs
Le réverbère le même
Les maisons pareilles à tant d’autres
Mêmes pavés
Mêmes trottoirs
Même ciel
Et pourtant beaucoup s’arrêtent en cet endroit
Beaucoup semblent y trouver l’odeur de leur propre corps
Et le parfum d’amours révolues
Irrémédiablement enfouis dans un oubli tortueux.
NOUS EN RIRONS…
Nous en rirons plus tard
Mais pour l’instant nous n’en pleurons pas
Cascades de fleurs et de liqueurs
Énormes abcès de parfums
Geyser de sève et d’eau
Tout sous nos yeux dans la terre surgit comme le lait du pis sous les doigts de la fermière
Le raisin mûrit et du raisin jaillira le geyser-du-vin
Le gland germe et du gland jaillira le chêne geyser de feuilles et de chants
La mer monte et descend et de son écume jaillit l’épave et le continent inconnu, geyser de bois, de terre et de vieilles algues
Et quoi ?
Nous ne rêverions qu’un trou dans cette terre généreuse
Nous ne rêverions que mort dans ce monde où la vie nous est offerte
Nous ne rêverions que mort qui n’existe pas dans ce monde où tant de choses sont belles
Où tout pourrait être beau
Où il fait bon vivre et vivre pour toujours.
FEU
Et des bords de l’océan à ceux de la Méditerranée déferla une marée d’incendies, de fumées et de sang
Feu et sang
Ils se levèrent tous dans les villes et dans les hameaux au flanc rocailleux des montagnes décharnées tels des morts
Feu et sang et mort
Ils se battirent et ce nom seul Liberté
Surnageait dans le bruit des batailles poussé par l’élite et la fleur de la jeunesse du monde, de la libre jeunesse du monde
ami du Mexique, Tata Nacho n’est-ce pas que nous sommes coude à coude avec l’Espagne
ami de Russie, Eisenstein
Tous cœur à cœur avec l’Espagne
amis des États-Unis Hemingway, Dos Passos
et toi Shipman plus ardent que nul autre
ami du Chili Cotapos toi le plus joyeux de tous
ami du Guatemala, Asturias tout ironie et sentiment
ami de Cuba Félix de Castro la flamme et sa chaleur
amis, amis de tous pays
Tous cœur à cœur avec l’Espagne
ami de Norvège, Per Krohg la loyauté, la droiture et le courage
œil à œil, cœur à cœur avec l’Espagne
qui triomphe à l’heure où j’écris ces lignes
ami des Indes, Charles Baron, trop tendre trop amical ami par le foie rougi d’alcool et la foi rougie de doute, mais dans la main de nos frères espagnols
ami du Japon, le seul peut-être Takasaki, grands yeux ouverts, bouche maladroite yeux désormais fermés, bouche close, Takasaki, mort depuis des années tu serais avec nous pour l’Espagne Pour l’Espagne Républicaine.
VENDANGES PROCHAINES
Je vous salue, vendanges prochaines, odorantes, sanglantes, enivrantes vendanges de l’automne prochain
Je vous salue, pressoirs gémissants, tonneaux sonores, bondes, caves, je vous salue
Je vous salue bouteilles, bouchons et verres
Je vous salue buveurs des années futures
Buveurs qui boirez goulûment
Buveurs qui boirez savamment
Le vin qui s’élabore dans les raisins verts de ce merveilleux printemps 1938
Je le boirai ce vin avec de gais compagnons
Avec toi Jean-Louis Barrault pour qui nul vin n’existe hormis le bourgogne
Avec toi vieux Carp, aisément séduit par les crus d’Algérie
Avec vous Fraenkel qui ne détestez pas le bordeaux
Avec toi Youki, qui apprécies le champagne
Je boirai ce vin de la Vendange prochaine
Jusqu’à ce que, dans aucune cave, il n’en reste une goutte, même oubliée au fond d’un flacon
J’en boirai confiant en la vie aimant la vie de tout mon cœur
Incapable de cesser de l’aimer
Même si comme une femme
Elle me trompe ou m’abandonne.
1937-1938
Poèmes en chanson
(Domaine public, 1938 ?)
IL A SU TOUCHER MON CŒUR
L’autre soir j’ai rencontré
Un séduisant jeune homme
Et nous avons folâtré
Et dégusté la pomme
Dans le lit que j’étais bien !
Car le lit c’était le sien.
Il avait su toucher mon cœur
Tout en fièvre
Et j’aimais déjà la saveur
De ses lèvres
Au bout d’un petit instant
Un instant
Qui dura longtemps
Mais qui me parut trop rapide
Il me quitta d’un air languide
Pour aller se laver les mains
Tout près dans la sall’ de bains.
Peu après il est rentré
Tout rempli de courage
Et il a recommencé
Plein de cœur à l’ouvrage
Car douze fois dans la nuit
La même chose il refit.
Il avait su toucher mon cœur
Tout en fièvre
Et je garde encor la saveur
De ses lèvres
Mais le lendemain matin
Du festin
Sur le traversin
Je vis qu’il y avait trois têtes
Et je compris toute la fête
C’était tour à tour deux jumeaux
Qui s’étaient donné le mot.
J’ai gardé ces deux chameaux
Ne sachant lequel prendre
Maint’nant j’aim’ les deux jumeaux
Qui sav’nt bien me le rendre
Et je cherche chaque nuit
Si c’est l’autre ou si c’est lui.
Car ils ont su toucher mon cœur
Tout en fièvre
Il me faut toujours la saveur
De leurs lèvres
L’un à l’autre fait pendant
C’est charmant
Mais c’est fatigant
Je me demande très anxieuse
Quel serait mon sort d’amoureuse
Si leur mère mieux stimulée
Avait fait des quintuplés.
COMPLAINTE DES CALEÇONS
Depuis que j’suis dans la marine
À bord du paqu’bot Pompadour
J’en ai marre de la marine
Je marronne et pleur’ tous les jours.
Moi qui ne rêvais qu’abordage
Ciel nouveau, cyclone et orage,
Je suis à bord valet de chambre.
Alors, de janvier à décembre…
Cal’çons, chaussett’s, souliers, gilets, chemises…
Je bross’, je r’pass’, j’nettoie, j’recouds, j’reprise
Ça me neurasthénise.
J’avais rêvé la vie des marins.
Du tropique aux banquises
D’Amérique et d’Asie au sable africain
Bordeaux, Tokyo, Valparaiso, Venise
Congo, Porto, Noix-de-Coco, Rio
Qu’la mer soit bleue ou grise
À fond de cale je répar’ les trousseaux :
Cal’çons, chaussett’s, souliers, gilets, chemises…
Aussi un jour à Buenos Aires
J’abandonnai la cargaison
Pour une fille de Madère
Que je suivis dans sa maison.
Mais moi qui rêvais aventures
Don José, Carmen et luxure
Je suis encor valet de chambre,
Alors, de janvier à décembre…
Cal’çons, chaussett’s, souliers, gilets, chemises…
Je bross’, je r’pass’, j’nettoie, j’recouds, j’reprise
Ça me neurasthénise.
J’avais rêvé la vie des chât’lains.
Hélas quelle méprise !
Pas d’amour, pas d’ami, partout le dédain,
Gaby, Dolly, Suzy, me martyrisent
Daisy, Marie, Nini m’font fair’ leur lit
L’patron me terrorise
Et j’m’occup’ du ling’ des affranchis :
Cal’çons, chaussett’s, souliers, gilets, chemises…
Fatigué, revenu en France,
C’est à Paris rue Montpensier
Que j’ai comblé mes espérances.
Avec Adèl’ je m’suis marié.
Moi je l’ador’, elle est fidèle
C’est un bijou, c’est un modèle
Je lui sers de valet de chambre.
Alors de janvier à décembre…
Jupons, bas d’soie, souliers, chapeaux, chemises..
J’achèt’, j’essaie, je paie, je fais des r’prises.
Elle aime la toilette
Elle a tout le bon goût féminin
Je suis couvert de dettes
Car je cours chaque jour les grands magasins
Finis bateaux, finis châteaux, bêtises,
Adieu marins, gauchos, adieu pampas,
Ainsi pas à pas je brise
Avec ce passé qui me dupa :
Jupons, bas d’soie, souliers, c’est ma devise !
LA FAMILLE DUPANARD
DE VITRY-SUR-SEINE
La tribu Dupanard
Les parents les moutards
Habit’ dans un gourbi
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quelle veine !
Le papa Dupanard
A jadis fait son lard
Au retour d’ Biribi
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quelle aubaine !
La maman Dupanard
S’est rangé’ sur le tard
Ell’ buvait des anis
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quelle haleine !
Le p’tit Louis Dupanard
D’habitude couche au quart
Puis il fait son fourbi
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quell’ vilaine !
La Louison Dupanard
A des patt’ de canard
Des poils de ouistiti
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quell’ Sirène !
Au musé’ Dupuytren
Il y en a encor un
Il n’a pas fait son lit
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quelle peine !
Dans l’caveau familial
Ils iront c’est fatal
C’est la mort c’est la vi’
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Ah ! quel domaine !
Puis on les oubliera
Tôt ou tard c’est comm’ ça !
À Pékin à Paris
À Vitry
À Vitry-sur-Seine
Faridondaine !
Le bain avec Andromède
(1944)
BAIGNADE
Andromède, au matin, sur la plage, a donné
Rendez-vous à tous ceux qui veulent se baigner
Dans la mer fraîche éclose, enceinte de lumière.
L’étoile brille encor, qu’arrive, la première,
Rosemonde aux beaux seins qui, seule, se dévêt
Et livre son corps nu, que roussit le duvet,
Aux dernières lueurs de la nuit, aux prémices
De l’aube qui se dresse au fond des précipices.
Sabine la rejoint, tige en fleur qui jaillit
D’un flot de linge, par le vent frais assailli.
Une neige d’écume éclabousse leurs cuisses
Et la première vague attache, par malice,
Une ceinture d’algue à ces corps qu’embellit
Le reflet d’une étoile et la langueur du lit.
Les astres dans le ciel grandissent et déclinent,
La neige sur les monts, à la fois, s’illumine
Des feux, naissants, du jour et, mourants, de la nuit
Dans le sentier, bordé de genêt et de buis,
Hyppolite paraît qui, tandis qu’elle avance,
Se déshabille et jette, en figures de danse,
La robe et la chemise et le court pantalon.
Ils flottent, un instant, au-dessus des buissons,
Dans le vent, puis, soudain, s’accrochent et fleurissent,
Fleurs d’étoffe, bouquets qui, vers la donatrice,
Exhalent des parfums de chair dans ceux du sol.
Ainsi, durant le jour, tourne le tournesol
Vers l’astre dont il est le sujet et l’image.
Hyppolite, à son tour, dans la mer plonge et nage
Et l’on connaît, enfin, la présence du jour
À la blancheur du linge, aux chants des basses-cours,
À l’envol des oiseaux, à l’éclat des nuages,
Au divorce de l’eau, du ciel et du rivage.
Par quel chemin vint-elle ? Andromède, soudain,
Est présente et se livre à la douceur du bain.
Elle nage. On peut suivre, encore, son sillage
Entre son corps doré et le bord de la plage.
Et ce sont des envols de bras, par-dessus l’eau,
Des battements de pieds et des éclairs de peau,
Des rires, des appels dans les éclaboussures,
Des cuisses se fermant et s’ouvrant, en mesure,
Ou, parfois, la baigneuse étendue, sur le dos,
Et se cambrant, plus souple et plus léger fardeau,
Un triangle mouillé, brillant et symétrique
À celui d’un oiseau qui vole sur la crique.
Une croupe à méplats s’illumine et surgit
Quand la baigneuse plonge et cherche, en leur logis,
L’étoile ou le galet, l’algue ou le coquillage.
L’étoile ? Mais le ciel est clair ! Quelque mirage
Métamorphose en flamme un vol de goélands,
En saveur de baisers l’air et ses parfums lents.
Qu’un pied se marque, ici dans l’épaisseur du sable,
Le soleil séchera cette empreinte et sa fable.
DÉCOUVERTE DU TRÉSOR
Est-il poitrine, où batte un cœur de chair et flamme,
Qu’une lame, ou la griffe, aille ouvrir et piller,
Est-il océan, lac ou fleuve que la rame,
Ou l’hélice, aille en flots, sans trace, éparpiller,
Est-il poitrine ou fleuve ou lac ou océan
Ou terre, aussi fendue à renfort de charrues,
Qui ne puissent livrer des moissons et, béants,
Le noyé, le poisson, l’épave disparue ?
Mieux, le trésor caché, le bijou, l’or, la gemme,
Plutôt que le cadavre et le vide tombeau
Et, plutôt que l’épi, né du grain que l’on sème,
Le métal par la rouille échappant au corbeau.
Quel poignard fouillera votre ventre et vos seins,
Rosemonde Sabine, Hyppolite, Andromède ?
Quel chercheur d’or, quel outlaw, quel assassin
En vous dépossédant dira qui vous possède ?
Qu’il illumine les ténèbres des cavernes,
Qu’il jaillisse du flanc d’une épave, à vau-l’eau,
Ou qu’une source apporte, aux lumières modernes,
L’éclat des vieux soleils serti dans un joyau,
Que le profil d’un roi, sans regard, sans odeur
S’y multiplie en vain contre la pourriture,
Ou que l’heure s’y lise, à des cadrans à fleurs,
Mais arrêtée au seuil d’une longue aventure,
Qu’importe, jaillissant des conques et des cornes,
Il recèlera plus de chair que de métaux,
Une chair odorante, aux corridors sans bornes
Vers une aube brillant comme un fil de couteau.
L’homme, au moment qu’il sent la saveur des cailloux
Dans sa bouche, habituée à la saveur des lèvres,
Arrête le voyage, au rythme de son pouls
Commencé dès les jours de jeunesse et de fièvres.
Il se sent désormais soudé à sa monture,
Centaure poursuivant un gibier reconnu
Insaisissable. Il le poursuit, dans ses pâtures,
Non plus par besoin, mais par désir, d’inconnu.
Ivresse ! Le courant, le cortège, les jours
Le font participer au mouvement du monde.
Au-delà de la joie, au-delà du retour
La vie et le destin le portent sur leurs ondes.
Mais vous, où courez-vous, femmes en proie à l’âge,
Quelle image de vous guettez-vous aux miroirs
Chaque jour plus profonds, encombrés de naufrages,
Quel trésor cherchez-vous pour payer votre espoir ?
Le carnaval s’approche avec ses cheveux blancs
Et le trésor, cherché à travers les années,
Ce sont des grelots creux et des masques branlants
Qui vous cachent le sol sur quoi vous êtes nées.
NAISSANCE DU MONSTRE
Le paysage était fourrure,
Pelage de fleurs et moissons,
Brume vibrante, échos, frissons :
Le voici prêt à la morsure,
Il s’incarne et devient ce fauve
Qui, tour à tour, séduit, repousse
Et fait surgir, à la rescousse,
Un rêve de viols et d’alcôves.
Sabine, Hyppolite, Andromède
Et Rosemonde et leurs compagnes,
Un tel délire les possède,
Dansent de fureur et s’enfuient,
Aux quatre coins d’une campagne,
Vers des forêts, sans lacs ni puits,
Dont l’ombre, masquant les figures,
Adoptera leur chevelure.
Ronronnant, au creux du fauteuil,
Le monstre surveille la proie
Qui s’agite au fond de son œil.
Il bâille de faim et de joie,
Révélant la langue gourmande,
Le palais rose et les crocs blancs
Et l’haleine, à odeur de viande,
Qui d’abord soulève son flanc.
Enfant de quel tragique amour,
Hors de quel ventre ténébreux,
Vagissant, jaillit-il au jour ?
Du haut des montagnes ? Du creux
Où, bue, aux cris des tragédies,
Par un roi de flamme et de vent,
La lave craque et incendie,
Au soir, d’insolites levants.
Ventre palpitant de désirs,
À tous baisers la gorge offerte,
Prêt à pâmer, prêt à gésir,
Le monstre excite et déconcerte
Un appétit d’ombre et de sang,
De chair ouverte sous les griffes
Et, sous les poils qui s’ébouriffent,
D’un souffle bientôt rugissant.
Velours, satins, sang et baisers,
Tout est luxe, tout est horreur
Dans les corps, d’amour embrasés,
Dans les cœurs, sujets à l’erreur,
Et quelque terrible mystère
De la matière même, ô terre,
Réunira, dans une étreinte,
Les chairs aspirant à la plainte.
Oui, bien sûr, la nuit est propice
Aux plongeons dans les précipices.
Quant au soleil, qu’il s’abolisse
À l’instant de ces exercices.
BANQUET
La côte se découpe en golfes où l’écho
Sonne, comme une trompe, aux murs de Jéricho,
Un Jéricho de brume et flexible comme elle,
La mer y gonfle en vain ses chants et ses querelles.
Dans un de ces abris est servi le banquet
Pour douze garçons nus qui n’ont d’autre projet
Que de boire les vins au goulot des bouteilles,
Mordre aux quartiers de viande et vider les corbeilles,
Faire sécher leur corps au soleil de midi,
Chanter et puis dormir sur le sable tiédi.
Le sable, que le vent soulève et qu’il égraine,
Fait murmurer parfois les plats de porcelaine
Et le cristal où tremble une goutte de vin
Qui reflète le ciel et les doigts de la main.
Mais le sang apparaît aux bords d’une blessure
Lorsque le maladroit, d’une lame peu sûre,
Se coupe en entamant le jambon. Un rideau
Rouge flotte soudain, claquant comme un drapeau.
Il vacille et ses plis balaient le paysage.
La mer, qui le répète agite son image
Et celle d’un bateau, toutes voiles dehors,
Qui figure une rose en un coin du décor.
Il aimerait, dit-il, que des lèvres plus tendres
Cicatrisent la plaie et, quitte pour répandre
Plus longuement son sang, à rendre ce baiser
Au monstre imaginaire en son cœur précisé.
N’entend-il pas des cris du haut de la falaise ?
Son sang n’explique pas l’insolite malaise
Qui transforme la terre et lui fait souhaiter
Le silence et la nuit et la mort de l’été.
Il se lève et, fuyant ses onze camarades,
Disparaît au tournant des rochers de la rade.
Onze verres, levés au ciel par onze mains,
D’une courbe identique ont renversé le vin
Dans des gorges, au chant prêtes, mais, vers la route
Indiquée, un regard s’alanguit et, sans doute,
Un convive bientôt quittera le banquet.
Il est une prairie où cueillir des bouquets,
Il est une forêt, derrière le rivage,
Et des sources d’eau fraîche où baigner les visages
Et le monde habité, ses villes, ses appels.
Qu’ils boivent ! Le temps passe et dépose son sel
Sur les jours, sur les cœurs, les lèvres et les rêves.
Pourtant la vie est là, pourtant la vie est brève,
Qu’ils boivent ! L’horizon se dénoue à l’entour,
L’heure vient, pour chacun, de partir à son tour.
C’est midi, tout sanglant, gisant dans sa tunique,
Sur le bûcher qu’il alluma. Heure panique,
Il faut choisir, il faut, vers le soir progresser
Ou vieillir en tentant d’évoquer le passé.
C’est midi. Dans le ciel claque une draperie
Rouge et le monde est plein d’amour et de féerie.
ANDROMÈDE
EN PROIE AU MONSTRE
Quel sera, monstre, mon supplice ?
Déjà, dérisoire, ton nom
Devient mot d’amour et complice
De ma honte et de notre union.
J’adopterai, d’abord, la pose
Propice à ma métamorphose.
En t’épousant, que je m’endorme,
Par volupté, je prends ta forme.
Car, au-delà de la nausée,
Je découvre, en moi, des domaines
Qui sont la dot à l’épousée :
J’y trouverai la clef des chaînes
Et l’endroit de ta sépulture
Quand, monstre, il te faudra mourir
À la fin de notre luxure,
De la mort de notre désir.
Car tout est nôtre, désormais,
Je suis ton monstre et ta réplique,
Je suis la porte du palais,
Je suis l’image symétrique
Qui surgit, lorsque tu parais,
Je suis ta rivale lubrique
Et mon désir se faisait fuite
Pour sentir ton souffle à ma suite.
Le monstre dit : « Pas tant d’histoires,
Pas tant de cris et de paroles.
Je suis le maître et mon vouloir
Ne s’embarrasse ni d’un viol,
Ni d’accordailles, ni de noces.
Ta voix me brise le tympan.
Je vais mon train, selon l’élan
Qui m’entraîne et me rend féroce. »
Andromède, étant tout enfant,
Chérissait un parc solitaire
Où, chaque soir, un éléphant
Se promenait en grand mystère.
Un éléphant ? Est-ce bien vrai ?
Ce n’est, peut-être, qu’un vieux rêve,
Mais elle y pense et jurerait
Qu’il la piétine et la soulève.
Andromède étant tout enfant…
Andromède que fait la bête ?
Andromède qui te défend ?
Quelle tempête, dans ta tête,
Au réel mélange un vieux rêve ?
Mais la chanson que tu répètes
Nul ne sait comme elle s’achève.
Andromède étant tout enfant…
Le monstre dit « Je suis la bête
Mais, dans le ciel, tout comme toi,
Enrichi d’étoiles en fête,
J’aurai ma place et mon emploi. »
MEURTRE
Andromède se tait au fond des bois,
Les guêpes, les abeilles et les mouches,
En culbutant, dans l’air, font des tournois
Et le ciel est ouvert comme une bouche.
Mais du ciel béant ne sort aucun cri,
L’heure est stupide, immense et solennelle,
La lumière est un fleuve tari
Surveillé par d’inertes sentinelles.
Pour animer ce pays suspendu,
Il faudrait l’appel d’un nageur qui coule
Ou, faisant danser le corps d’un pendu,
L’ouragan frémissant comme une foule.
Pourtant le meurtre, attendu par la terre
Pour s’imbiber de salive et de sang,
A lieu, sans qu’aucun geste altère
L’immobilité de l’instant présent.
Trésor sans gardien, banquet sans convives,
Femmes trépignant au seuil des saisons,
Cadavre étendu auprès de la rive
D’où la piste part jusqu’à l’horizon…
Retrouverez-vous, joyeux compagnons,
Les chants que l’on chante aux instants d’ivresse ?
Retrouverez-vous au vin des flacons
La même saveur, la même sagesse ?
N’est-ce pas pour vous, qu’au bois, Andromède
Charme un monstre né de ses cauchemars ?
N’est-ce pas pour vous qu’elle appelle à l’aide
En feignant la peur jusqu’en son regard ?
N’êtes-vous pas victime et meurtrier,
Abandonnant votre propre dépouille
Et le couteau que masquera de rouille
Le proche hiver à l’ombre du laurier ?
Un passant, plus tard, passera sans doute
Et dira qu’un autre a tracé sa route,
Qu’ils ont accompli le rite tous deux
À la même époque et au même lieu,
Le parfum qui flotte est toujours le même,
L’homme a d’autres noms et d’autres grimaces,
Mais tout est semblable et le grain qu’on sème
Brisera toujours la même surface.
Un cadavre gît pourtant en ce lieu,
Il gît, il pourrit, il se désagrège,
Il est invisible et crève les yeux,
Il est invisible et pris à son piège.
Un arbre au cœur a planté ses racines.
Qu’il fructifie et qu’il porte ses fleurs,
Baisers perdus, aveux sous les glycines,
Chansons d’amour et chansons de haleurs.
Son double est mort, il poursuit son chemin
À travers les forêts, les cimetières,
Sous des nuages pareils à des mains
Montrant, au flanc des monts, une carrière.
DANSES
Vous avez faim, vous avez soif,
Rosemonde, c’est le vent d’est
Qui vous décoiffe.
Que ce vent emporte la peste
Au fond du ciel et qu’elle y reste.
Hyppolite, l’oiseau du nord
Qui passa sur la plaine
L’oiseau qui chante, rêve et mord,
L’avez-vous vu à la fontaine ?
Il chante, il rêve, il mord,
Il dort.
Andromède, face à l’ouest,
Figure de proue,
Pas un sourire, pas un geste,
L’écume jaillit sur vos joues
Et rouille le fer qui vous cloue.
Un géant viendra du sud –
Sabine as-tu donné ton cœur –
Porteur de fruits et de liqueurs,
Sonneur de la solitude.
Rosemonde, aimez-vous l’été ?
Bagatelle, bagatelle,
J’aime mieux l’hiver, dit-elle,
Et les rosiers désenchantés.
Andromède, aimez-vous l’automne ?
Il vente, il pleut, il tonne,
J’aime l’automne et le printemps
Et la fleur de mes jeunes ans.
Hyppolite, aimez-vous l’hiver ?
Je ne sais pas, dit-elle,
Le seul été, j’ai découvert,
Mon esprit suit les hirondelles.
Sabine, aimez-vous le printemps ?
J’aimais le printemps, je le pleure,
J’aime, je pleure avec le temps
Je ris avec les heures.
Je danse, je ris dans le feu,
Je flambe, je suis Andromède,
Je me consume et c’est un jeu
Qui me délivre et qui m’obsède.
Rosemonde, écoutez la terre
Qui peine sur son chemin.
Je l’entends, mais il faut se taire,
Nous chanterons demain.
Hyppolite, fille de l’air
Parcourt à cheval le désert,
Cheval de nuage et de vent,
Air de jadis et d’à présent.
Au point du jour et au point d’eau,
Sabine se désaltère
Avec les lions et les panthères.
La nuit dépose son fardeau.
DÉLIVRANCE D’ANDROMÈDE
L’eau ne vêtirait plus ce corps à sa mesure.
La clairière l’absorbe autant que le miroir
Mais des griffes ont fait, au ventre, une blessure
Qui tache de son sang le tissu d’un mouchoir.
De la main relevant, sur son front, une mèche,
Andromède s’éloigne et franchit les taillis
Comme un fauve portant, dans sa chair, une flèche
Qui lui dicte sa route à travers les pays.
La sueur et la salive ont souillé son visage
Mais la joie envahit ses sens et son esprit.
Jamais plus, de la nuit descendant les étages,
Des spectres ne viendront l’épouser dans son lit.
Adieu Sabine, adieu Rosemonde, Hyppolite,
Vers des lieux différents le soir vous précipite.
Andromède, livrée à sa propre fureur,
En elle apaise enfin sa soif et sa fatigue.
L’espace grand ouvert accueille, sans erreur
Et sans retour, pour cette fois, l’enfant prodigue.
Andromède s’en va et joint au crépuscule
Qui soulève, dans l’ouest, un funèbre océan,
Le sang de sa blessure où son ombre bascule,
Proie offerte aux baisers des nains et des géants.
Andromède s’en va. L’endroit qu’elle abandonne,
Endroit où son destin s’efface et fut tracé,
Est marqué par le jet d’une blanche colonne.
Plus loin le monstre fuit
Le ciel est dépassé.
AUBE
La nuit grasse, penchée au bord de ses abîmes,
Contemple les jardins du jour qui disparaît.
Moins longtemps que l’éclair, sur le couteau du crime,
Ils ont fleuri. Déjà s’efface le portrait
D’un monde que la mort harcèle et précipite.
Que jaillissent les feux des phares, des bûchers,
Que les soleils lointains, les comètes prescrites
S’allument ! Ce ne sont, près du mourant couché,
Que veilleuses, tremblant au courant d’air des portes
Ouvertes sur la terre et sur l’immensité.
Tout est nuit, tout est mort, tout est seul, mais qu’importe
Si l’on eut un instant, sous le soleil d’été,
L’illusion de l’amour et de la plénitude.
Viens donc, nuit incomprise et trompeuse et dis-nous
Que les baisers fiévreux, que les creuses études
Sont plus sages ici que, dites à genoux,
La prière du lâche et celle du débile.
La nuit grasse est tombée en des gouffres connus
Où le jour la suivra d’une chute docile
Car il dresse déjà sur les monts son corps nu.
Poèmes sur la Guerre
(1943-1944)
SI, COMME AUX VENTS
DÉSIGNÉS PAR LA ROSE..
Si, comme aux vents désignés par la rose
Il est un sens à l’espace et au temps,
S’ils en ont un ils en ont mille et plus
Et tout autant s’ils n’en possèdent pas.
Or qui de nous n’imagine ou pressent,
Ombres vaguant hors des géométries,
Des univers échappant à nos sens ?
Au carrefour de routes en obliques
Nous écoutons s’éteindre un son de cor,
Toujours renaissant, toujours identique.
Cette vision du ciel et de la rose
Elle s’absorbe et se dissout dans l’air
Comme les sons dont frémit notre chair
Ou les lueurs sous nos paupières closes.
Nous nous heurtons à d’autres univers
Sans les sentir, les voir ou les entendre
Au creux été, aux cimes de l’hiver,
D’autres saisons sur nous tombent en cendre.
Tandis qu’aux vents désignés par la rose
Claque la porte et claquent les drapeaux,
Gonfle la voile et sans visible cause
Une présence absurde à nous s’impose
Matérielle, indifférente et sans repos.
LE LEGS
Et voici, Père Hugo, ton nom sur les murailles !
Tu peux te retourner au fond du Panthéon
Pour savoir qui a fait cela. Qui l’a fait ? On !
On c’est Hitler, on c’est Goebbels… C’est la racaille,
Un Laval, un Pétain, un Bonnard, un Brinon,
Ceux qui savent trahir et ceux qui font ripaille,
Ceux qui sont destinés aux justes représailles
Et cela ne fait pas un grand nombre de noms.
Ces gens de peu d’esprit et de faible culture
Ont besoin d’alibis dans leur sale aventure.
Ils ont dit : « Le bonhomme est mort. Il est dompté. »
Oui, le bonhomme est mort. Mais par-devant notaire
Il a bien précisé quel legs il voulait faire :
Le notaire a nom : France, et le legs : Liberté.
CE CŒUR QUI HAÏSSAIT LA GUERRE…
Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !
Ce cœur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre et de haine
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent
Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne
Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat.
Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos.
Mais non, c’est le bruit d’autres cœurs, de millions d’autres cœurs battant comme le mien à travers la France.
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces cœurs,
Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises
Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre :
Révolte contre Hitler et mort à ses partisans !
Pourtant ce cœur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons,
Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères
Et des millions de Français se préparent dans l’ombre à la besogne que l’aube proche leur imposera.
Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la nuit.
CHANT DU TABOU
— Le tabou est sur toi, le tabou est sur nous ! Ainsi chantent les héros qui te suivent.
— Le tabou est sur toi et nul n’osera te toucher. Ta vie est sacrée et ta personne frappe d’épouvante les meurtriers.
— Le tabou est sur toi, le tabou est sur nous, car nous avons ravivé les anciennes coutumes et les usages préhistoriques.
— Le tabou est sur toi et nous ne voulons être que ta peuplade barbare, obéissant à tes ordres et mourant sans mot dire.
— Le tabou est sur toi, le tabou est sur nous, et c’est pourquoi nous avons élargi, autour de toi, notre cercle sur la terre.
— Le tabou est sur toi ! Nos conquêtes, sanglants sacrifices, sont la mesure de notre commune folie, la tienne et la nôtre.
— Le tabou est sur toi, le tabou est sur nous ! Partout où nous passons nous creusons nos cimetières à la place des architectures.
— Le tabou est sur toi et nul ne peut rien contre toi, ô chef ! ô intouchable ! pareil aux déments, aux lépreux et aux pestiférés.
— Le tabou est sur toi, le tabou est sur nous ! Une mort magique nous garde, seule, dans ses étables et ses abattoirs.
— Le tabou est sur toi, ô chef ! ô fossoyeur ! et ton peuple marche à tes cris vers l’inexorable sacrifice.
— Le tabou est sur toi, le tabou est sur nous. La nourriture que tu nous refuses, nous ne pouvons te la donner.
— Le tabou est sur toi et tu mourras de faim, comme nous-mêmes, suivant le rite, et les peuples de la terre se réjouiront
— Le tabou est sur toi, le tabou est sur nous, bêtes cruelles, bourreaux imbéciles.
— Le tabou est sur toi ! Adolphe Hitler ! Fuehrer ! Chef ! Destin même d’un peuple qui a choisi d’être criminel et haï.
— Le tabou est sur toi, le tabou est sur nous ! Ainsi chantent les soldats de l’agonisante Allemagne, gueules de brutes, cervelles de singes, cœurs de porcs de l’agonisante Allemagne.
— Le tabou est sur toi, le tabou est sur nous ! Rien ne peut nous libérer du tragique destin que nous avons choisi en toi, nous, la foule allemande des déments et qui doutons de n’être pas morts déjà et vampires affamés en quête de pourriture et de néant.
— Le tabou, le tabou est sur toi, le tabou est sur nous et la ruine et la mort, la défaite et la famine, et pas même une légende d’or et de sang pour tirer nos ombres de leur tourment Le tabou est sur toi, le tabou est sur nous.
SOL DE COMPIÈGNE
CHŒUR (très pressé et comme se chevauchant)
Craie et silex et herbe et craie et silex
Et silex et poussière et craie et silex
Herbe, herbe et silex et craie, silex et craie
(ralenti)
Silex, silex et craie
Et craie et silex
Et craie…
UNE VOIX
Quelque part entre l’Hay-les-Roses
Et Bourg-La-Reine et Antony
Entre les roses de l’Hay
Entre Clamart et Antony
CHŒUR (très rythmé)
Craie et silex – craie et silex
Et craie
Et silex et craie et silex et craie
Et silex
UNE VOIX
Entre les roses de l’Hay
Et les arbres de Clamart
Avez-vous vu la sirène
La sirène d’Antony
Qui chantait à Bourg-la-Reine
Et qui chante encore à Fresnes.
CHŒUR
Sol de Compiègne !
Terre grasse et cependant stérile
Terre de silex et de craie
Dans ta chair
Nous marquons l’empreinte de nos semelles
Pour qu’un jour la pluie de printemps
S’y repose comme l’œil d’un oiseau
Et reflète le ciel, le ciel de Compiègne
Avec tes images et tes astres
Lourd de souvenirs et de rêves
Plus dur que le silex
Plus docile que la craie sous le couteau
UNE VOIX
À Paris près de Bourg-la-Reine
J’ai laissé seules mes amours
Ah ! que les bercent les sirènes
Je dors tranquille, oh ! mes amours
Et je cueille, à l’Hay, les roses
Que je vous porterai un jour
Alourdies de parfums et de rêves
Et, comme vos paupières, écloses
Au clair soleil d’une vie moins brève
Pleine d’éclairs comme un silex,
Lumineuse comme la craie
CHŒUR (alterné)
Et craie et silex et silex et craie
Sol de Compiègne !
Sol fait pour la marche
Et la longue station des arbres,
Sol de Compiègne !
Pareil à tous les sols du monde,
Sol de Compiègne !
Un jour nous secouerons notre poussière
Sur ta poussière
Et nous partirons en chantant.
UNE VOIX
Nous partirons en chantant
En chantant vers nos amours
La vie est brève et bref le temps.
AUTRE VOIX
Rien n’est plus beau que nos amours
AUTRE VOIX
Nous laisserons notre poussière
Dans la poussière de Compiègne
(scandé)
Et nous emporterons nos amours
Nos amours qu’il nous en souvienne
CHŒUR
Qu’il nous en souvienne.
LE VEILLEUR DU PONT-AU-CHANGE
Je suis le veilleur de la rue de Flandre,
Je veille tandis que dort Paris.
Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.
J’entends passer des avions au-dessus de la ville.
Je suis le veilleur du Point du Jour.
La Seine se love dans l’ombre, derrière le viaduc d’Auteuil,
Sous vingt-trois ponts à travers Paris.
Vers l’ouest j’entends des explosions.
Je suis le veilleur de la Porte Dorée.
Autour du donjon le bois de Vincennes épaissit ses ténèbres.
J’ai entendu des cris dans la direction de Créteil
Et des trains roulent vers l’est avec un sillage de chants de révolte.
Je suis le veilleur de la Poterne des Peupliers.
Le vent du sud m’apporte une fumée âcre,
Des rumeurs incertaines et des râles
Qui se dissolvent, quelque part, dans Plaisance ou Vaugirard.
Au sud, au nord, à l’est, à l’ouest,
Ce ne sont que fracas de guerre convergeant vers Paris.
Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Veillant au cœur de Paris, dans la rumeur grandissante
Où je reconnais les cauchemars paniques de l’ennemi,
Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français,
Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d’Hitler.
Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris,
Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,
Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.
Dans l’air froid tous les fracas de la guerre
Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes.
Des cris, des chants, des râles, des fracas il en vient de partout,
Victoire, douleur et mort, ciel couleur de vin blanc et de thé,
Des quatre coins de l’horizon à travers les obstacles du globe,
Avec des parfums de vanille, de terre mouillée et de sang,
D’eau salée, de poudre et de bûchers,
De baisers d’une géante inconnue enfonçant à chaque pas dans la terre grasse de chair humaine.
Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Et je vous salue, au seuil du jour promis
Vous tous camarades de la rue de Flandre à la Poterne des Peupliers,
Du Point du Jour à la Porte Dorée.
Je vous salue vous qui dormez
Après le dur travail clandestin,
Imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs de rails, incendiaires,
Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages,
Je vous salue vous tous qui résistez, enfants de vingt ans au sourire de source
Vieillards plus chenus que les ponts, hommes robustes, images des saisons,
Je vous salue au seuil du nouveau matin.
Je vous salue sur les bords de la Tamise,
Camarades de toutes nations présents au rendez-vous,
Dans la vieille capitale anglaise,
Dans le vieux Londres et la vieille Bretagne,
Américains de toutes races et de tous drapeaux,
Au-delà des espaces atlantiques,
Du Canada au Mexique, du Brésil à Cuba,
Camarades de Rio, de Tehuantepec, de New York et San Francisco.
J’ai donné rendez-vous à toute la terre sur le Pont-au-Change,
Vrillant et luttant comme vous. Tout à l’heure,
Prévenu par son pas lourd sur le pavé sonore,
Moi aussi j’ai abattu mon ennemi.
Il est mort dans le ruisseau, l’Allemand d’Hitler anonyme et haï,
La face souillée de boue, la mémoire déjà pourrissante,
Tandis que, déjà, j’écoutais vos voix des quatre saisons,
Amis, amis et frères des nations amies.
J’écoutais vos voix dans le parfum des orangers africains,
Dans les lourds relents de l’océan Pacifique,
Blanches escadres de mains tendues dans l’obscurité,
Hommes d’Alger, Honolulu, Tchoung-King,
Hommes de Fez, de Dakar et d’Ajaccio.
Enivrantes et terribles clameurs, rythmes des poumons et des cœurs,
Du front de Russie flambant dans la neige,
Du lac Ilmen à Kief, du Dniepr au Pripet,
Vous parvenez à moi, nés de millions de poitrines.
Je vous écoute et vous entends. Norvégiens, Danois, Hollandais,
Belges, Tchèques, Polonais, Grecs, Luxembourgeois,
Albanais et Yougo-Slaves, camarades de lutte.
J’entends vos voix et je vous appelle,
Je vous appelle dans ma langue connue de tous
Une langue qui n’a qu’un mot :
Liberté !
Et je vous dis que je veille et que j’ai abattu un homme d’Hitler.
Il est mort dans la rue déserte
Au cœur de la ville impassible j’ai vengé mes frères assassinés
Au Fort de Romainville et au Mont Valérien,
Dans les échos fugitifs et renaissants du monde, de la ville et des saisons.
Et d’autres que moi veillent comme moi et tuent,
Comme moi ils guettent les pas sonores dans les rues désertes,
Comme moi ils écoutent les rumeurs et les fracas de la terre.
À la Porte Dorée, au Point du Jour,
Rue de Flandre et Poterne des Peupliers,
À travers toute la France, dans les villes et les champs,
Mes camarades guettent les pas dans la nuit
Et bercent leur solitude aux rumeurs et fracas de la terre.
Car la terre est un camp illuminé de milliers de feux.
À la veille de la bataille on bivouaque par toute la terre
Et peut-être aussi, camarades, écoutez-vous les voix,
Les voix qui viennent d’ici quand la nuit tombe,
Qui déchirent des lèvres avides de baisers
Et qui volent longuement à travers les étendues
Comme des oiseaux migrateurs qu’aveugle la lumière des phares
Et qui se brisent contre les fenêtres du feu.
Que ma voix vous parvienne donc
Chaude et joyeuse et résolue,
Sans crainte et sans remords
Que ma voix vous parvienne avec celle de mes camarades,
Voix de l’embuscade et de l’avant-garde française.
Écoutez-nous à votre tour, marins, pilotes, soldats,
Nous vous donnons le bonjour,
Nous ne vous parlons pas de nos souffrances mais de notre espoir,
Au seuil du prochain matin nous vous donnons le bonjour,
À vous qui êtes proches et, aussi, à vous
Qui recevrez notre vœu du matin
Au moment où le crépuscule en bottes de paille entrera dans vos maisons.
Et bonjour quand même et bonjour pour demain !
Bonjour de bon cœur et de tout notre sang !
Bonjour, bonjour, le soleil va se lever sur Paris,
Même si les nuages le cachent il sera là,
Bonjour, bonjour, de tout cœur bonjour !
VAINCRE LE JOUR, VAINCRE LA NUIT
Vaincre le jour, vaincre la nuit,
Vaincre le temps qui colle à moi,
Tout ce silence, tout ce bruit,
Ma faim, mon destin, mon horrible froid.
Vaincre ce cœur, le mettre à nu,
Écraser ce corps plein de fables
Pour le plonger dans l’inconnu,
Dans l’insensible, dans l’impénétrable.
Briser enfin, jeter au noir
Des égouts ces vieilles idoles,
Convertir la haine en espoir,
En de saintes les mauvaises paroles.
Mais mon temps n’est-il pas perdu ?
Tu m’as pris tout le sang, Paris.
À ton cou je suis ce pendu,
Ce libertaire qui pleure et qui rit.
Ce livre numérique
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
https://ebooks-bnr.com/
en février 2017.
— Élaboration :
Ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique : Isabelle, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Desnos, Robert, État de Veille, Paris, R.-J. Godet, 1943 ; C’est les bottes de sept lieu cette phrase « Je me vois », Paris, Éditions de la galerie Simon, 1926 ; Mines de rien, Paris, Louis Broder, 1957 ; Le Bain avec Andromède, Paris, Éditions de Flore, 1944 ; Si comme aux vents désignés par la rose, Méridiens n° 8, juillet-août 1943 ; Le Legs (sous le pseudonyme de Lucien Gallois) et Ce cœur qui haïssait la guerre (sous le pseudonyme de Pierre Andier), L’honneur des poètes, 14.07.1943 ; Chant du Tabou et Sol de Compiègne (sous le pseudonyme de Valentin Guillois), L’éternelle revue, n° 1 n. s. décembre 1944 ; Le Veilleur du Pont-au-Change (sous le pseudonyme de Valentin Guillois), L’honneur des poètes II, déc. 1944 ; Vaincre le jour, vaincre la nuit, Bruxelles-Antibes, Les Regrets de Paris (collection des Îles de Lérins, Cahier du journal des poètes), juillet 1947. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte notamment, Destinée arbitraire, Paris, Gallimard (NRF), 1975. La photo de première page Ciel nocturne et lumières sur Cers depuis la coopérative, a été prise par Jean-Louis G. le 27.09.2016.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation des Bourlapapey. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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