Le jeune baron observa cette rougeur subite. Si l’homme le plus modeste conserve encore un petit fonds de fatuité dont il ne se dépouille pas plus que la femme ne se sépare de sa fatale coquetterie, qui pourrait blâmer Eugène de s’être alors dit en lui-même : ― Quoi ! cette forteresse aussi ? Et il se posa dans sa cravate. Quoique les jeunes gens ne soient pas très-avares, ils aiment tous à mettre une tête de plus dans leur médaillier.
Monsieur de Listomère se saisit de la Gazette de France, qu’il aperçut dans un coin de la cheminée, et alla vers l’embrasure d’une fenêtre pour acquérir, le journaliste aidant, une opinion à lui sur l’état de la France. Une femme, voire même une prude, ne reste pas long-temps embarrassée, même dans la situation la plus difficile où elle puisse se trouver : il semble qu’elle ait toujours à la main la feuille de figuier que lui a donnée notre mère Ève. Aussi, quand Eugène, interprétant en faveur de sa vanité la consigne donnée à la porte, salua madame de Listomère d’un air passablement délibéré, sut-elle voiler toutes ses pensées par un de ces sourires féminins plus impénétrables que ne l’est la parole d’un roi.
― Seriez-vous indisposée, madame ? vous aviez fait défendre votre porte.
― Non, monsieur.
― Vous alliez sortir, peut-être ?
― Pas davantage.
― Vous attendiez quelqu’un ?
― Personne.
― Si ma visite est indiscrète, ne vous en prenez qu’à monsieur le marquis. J’obéissais à votre mystérieuse consigne quand il m’a lui-même introduit dans le sanctuaire.
― Monsieur de Listomère n’était pas dans ma confidence. Il n’est pas toujours prudent de mettre un mari au fait de certains secrets...
L’accent fermé et doux avec lequel la marquise prononça ces paroles et le regard imposant qu’elle lança firent bien juger à Rastignac qu’il s’était trop pressé de se poser dans sa cravate.
― Madame, je vous comprends, dit-il en riant ; je dois alors me féliciter doublement d’avoir rencontré monsieur le marquis, il me procure l’occasion de vous présenter une justification qui serait pleine de dangers si vous n’étiez pas la bonté même.
La marquise regarda le jeune baron d’un air assez étonné ; mais elle répondit avec dignité : ― Monsieur, le silence sera de votre part la meilleure des excuses. Quant à moi, je vous promets le plus entier oubli, pardon que vous méritez à peine.
― Madame, dit vivement Eugène, le pardon est inutile là où il n’y a pas eu d’offense. La lettre, ajouta-t-il à voix basse, que vous avez reçue et qui a dû vous paraître si inconvenante, ne vous était pas destinée.
La marquise ne put s’empêcher de sourire, elle voulait avoir été offensée.
― Pourquoi mentir ? reprit-elle d’un air dédaigneusement enjoué mais d’un son de voix assez doux. Maintenant que je vous ai grondé, je rirai volontiers d’un stratagème qui n’est pas sans malice. Je connais de pauvres femmes qui s’y prendraient. ― Dieu ! comme il aime ! diraient-elles. La marquise se mit à rire forcément, et ajouta d’un air d’indulgence : ― Si nous voulons rester amis, qu’il ne soit plus question de méprises dont je ne puis être la dupe.
― Sur mon honneur, madame, vous l’êtes beaucoup plus que vous ne pensez, répliqua vivement Eugène.
― Mais de quoi parlez-vous donc là ? demanda monsieur de Listomère qui depuis un instant écoutait la conversation sans en pouvoir percer l’obscurité.
― Oh ! cela n’est pas intéressant pour vous, répondit la marquise.
Monsieur de Listomère reprit tranquillement la lecture de son journal et dit : ― Ah ! madame de Mortsauf est morte : votre pauvre frère est sans doute à Clochegourde.
― Savez-vous, monsieur, reprit la marquise en se tournant vers Eugène, que vous venez de dire une impertinence ?
― Si je ne connaissais pas la rigueur de vos principes, répondit-il naïvement, je croirais que vous voulez ou me donner des idées desquelles je me défends, ou m’arracher mon secret. Peut-être encore voulez-vous vous amuser de moi.
La marquise sourit. Ce sourire impatienta Eugène.
― Puissiez-vous, madame, dit-il, toujours croire à une offense que je n’ai point commise ! et je souhaite bien ardemment que le hasard ne vous fasse pas découvrir dans le monde la personne qui devait lire cette lettre...
― Hé quoi ! ce serait toujours pour madame de Nucingen ? s’écria madame de Listomère plus curieuse de pénétrer un secret que de se venger des épigrammes du jeune homme.
Eugène rougit. Il faut avoir plus de vingt-cinq ans pour ne pas rougir en se voyant reprocher la bêtise d’une fidélité que les femmes raillent pour ne pas montrer combien elles en sont envieuses. Néanmoins il dit avec assez de sang froid : ― Pourquoi pas, madame ?
Voilà les fautes que l’on commet à vingt-cinq ans. Cette confidence causa une commotion violente à madame de Listomère ; mais Eugène ne savait pas encore analyser un visage de femme en le regardant à la hâte ou de côté. Les lèvres seules de la marquise avaient pâli. Madame de Listomère sonna pour demander du bois, et contraignit ainsi Rastignac à se lever pour sortir.
― Si cela est, dit alors la marquise en arrêtant Eugène par un air froid et composé, il vous serait difficile de m’expliquer, monsieur, par quel hasard mon nom a pu se trouver sous votre plume. Il n’en est pas d’une adresse écrite sur une lettre comme du claque d’un voisin qu’on peut par étourderie prendre pour le sien en quittant le bal.
Eugène décontenancé regarda la marquise d’un air à la fois fat et bête, il sentit qu’il devenait ridicule, balbutia une phrase d’écolier et sortit. Quelques jours après la marquise acquit des preuves irrécusables de la véracité d’Eugène. Depuis seize jours elle ne va plus dans le monde.
Le marquis dit à tous ceux qui lui demandent raison de ce changement : ― Ma femme a une gastrite.
Moi qui la soigne et qui connais son secret, je sais qu’elle a seulement une petite crise nerveuse de laquelle elle profite pour rester chez elle.
Paris, février 1830.
COLOPHON
Ce volume est le dixième de l’édition ÉFÉLÉ de la Comédie Humaine. Le texte de référence est l’édition Furne, volume 1 (1842), disponible à http://books.google.com/books?id=ZVoOAAAAQAAJ. Les erreurs orthographiques et typographiques de cette édition sont indiquées entre crochets : « accomplissant [accomplisant] » Toutefois, les orthographes normales pour l’époque ou pour Balzac (« collége », « long-temps ») ne sont pas corrigées, et les capitales sont systématiquement accentuées.
Ce tirage au format EPUB est composé en Minion Pro et a été fait le 28 novembre 2010. D’autres tirages sont disponibles à http://efele.net/ebooks.
Cette numérisation a été obtenue en réconciliant :
― l’édition critique en ligne du Groupe International de Recherches Balzaciennes, Groupe ARTFL (Université de Chicago), Maison de Balzac (Paris) : http://www.paris.fr/musees/balzac/furne/presentation.htm
― l’ancienne édition du groupe Ebooks Libres et Gratuits : http://www.ebooksgratuits.org
― l’édition Furne scannée par Google Books : http://books.google.com
Merci à ces groupes de fournir gracieusement leur travail.
Si vous trouvez des erreurs, merci de les signaler à [email protected]. Merci à Fred, Coolmicro, Patricec et Nicolas Taffin pour les erreurs qu’ils ont signalées.
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