(Imprudence que commettent beaucoup de jeunes femmes.)
Ô cher ange d’amour, trésor de vie et de bonheur ! À ces mots, la marquise allait jeter la lettre au feu ; mais il lui passa par la tête une fantaisie que toute femme vertueuse comprendra merveilleusement, et qui était de voir comment un homme qui débutait ainsi pouvait finir. Elle lut. Quand elle eut tourné la quatrième page, elle laissa tomber ses bras comme une personne fatiguée.
― Caroline, allez savoir qui a remis cette lettre chez moi.
― Madame, je l’ai reçue du valet de chambre de monsieur le baron de Rastignac.
Il se fit un long silence.
― Madame veut-elle s’habiller ? demanda Caroline.
― Non.
― Il faut qu’il soit bien impertinent ! pensa la marquise. . . . . . . . . . .
Je prie toutes les femmes d’imaginer elles-mêmes le commentaire.
Madame de Listomère termina le sien par la résolution formelle de consigner monsieur Eugène à sa porte, et si elle le rencontrait dans le monde de lui témoigner plus que du dédain ; car son insolence ne pouvait se comparer à aucune de celles que la marquise avait fini par excuser. Elle voulut d’abord garder la lettre ; mais, toute réflexion faite, elle la brûla.
― Madame vient de recevoir une fameuse déclaration d’amour, et elle l’a lue ! dit Caroline à la femme de charge.
― Je n’aurais jamais cru cela de madame, répondit la vieille tout étonnée.
Le soir, la comtesse alla chez le marquis de Beauséant, où Rastignac devait probablement se trouver. C’était un samedi. Le marquis de Beauséant étant un peu parent à monsieur de Rastignac, ce jeune homme ne pouvait manquer de venir pendant la soirée. A deux heures du matin, madame de Listomère, qui n’était restée que pour accabler Eugène de sa froideur, l’avait attendu vainement. Un homme d’esprit, Stendalh, a eu la bizarre idée de nommer cristallisation le travail que la pensée de la marquise fit avant, pendant et après cette soirée.
Quatre jours après, Eugène grondait son valet de chambre.
― Ah çà ! Joseph, je vais être forcé de te renvoyer, mon garçon !
― Plaît-il, monsieur ?
― Tu ne fais que des sottises. Où as-tu porté les deux lettres que je t’ai remises vendredi ?
Joseph devint stupide. Semblable à quelque statue du porche d’une cathédrale, il resta immobile, entièrement absorbé par le travail de son imaginative. Tout à coup il sourit bêtement et dit : ― Monsieur, l’une était pour madame la marquise de Listomère, rue Saint-Dominique, et l’autre pour l’avoué de monsieur...
― Es-tu certain de ce que tu dis là ?
Joseph demeura tout interdit. Je vis bien qu’il fallait que je m’en mêlasse, moi qui, par hasard, me trouvais encore là.
― Joseph a raison, dis-je. Eugène se tourna de mon côté. ― J’ai lu les adresses fort involontairement, et...
― Et, dit Eugène en m’interrompant, l’une des lettres n’était pas pour madame de Nucingen ?
― Non, de par tous les diables ! Aussi, ai-je cru, mon cher, que ton cœur avait pirouetté de la rue Saint-Lazare à la rue Saint-Dominique.
Eugène se frappa le front du plat de la main et se mit à sourire. Joseph vit bien que la faute ne venait pas de lui.
Maintenant, voilà où sont les moralités que tous les jeunes gens devraient méditer. Première faute : Eugène trouva plaisant de faire rire madame de Listomère de la méprise qui l’avait rendue maîtresse d’une lettre d’amour qui n’était pas pour elle. Deuxième faute : il n’alla chez madame de Listomère que quatre jours après l’aventure, laissant ainsi les pensées d’une vertueuse jeune femme se cristalliser. Il se trouvait encore une dizaine de fautes qu’il faut passer sous silence, afin de donner aux dames le plaisir de les déduire ex professo à ceux qui ne les devineront pas. Eugène arrive à la porte de la marquise ; mais quand il veut passer, le concierge l’arrête et lui dit que madame la marquise est sortie. Comme il remontait en voiture, le marquis entra.
― Venez donc, Eugène ? ma femme est chez elle.
Oh ! excusez le marquis.
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