Evangeline / Traduction du poème Acadien de Longfellow


ÉVANGÉLINE

TRADUCTION DU POÈME ACADIEN DE LONGFELLOW

PAR
L. PAMPHILE LEMAY

DEUXIÈME ÉDITION

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QUÉBEC

P.G. DELISLE, IMPRIMEUR, 1 RUE DAUPHIN

1870

AU LECTEUR

La critique m'ayant montré quelques taches dans ma première traduction d'Evangéline, j'avais à coeur de retoucher, de polir, de perfectionner mon oeuvre. Cependant je ne me serais probablement pas décidé à la livrer de nouveau au public assez indifférent, si je n'avais été sollicité par un homme que je vénère beaucoup, et que j'appellerai avec raison mon Mécène, puisqu'il m'a protégé depuis longtemps avec fidélité.

Je n'ai jamais prétendu faire une traduction tout à fait littérale. J'ai un peu suivi mon caprice. Parfois j'ai ajouté, j'ai retranché parfois; mais plutôt dans les paroles que dans les idées. J'ai respecté partout les sentiments du poète américain. Dans cette deuxième édition, j'ai rendu la vie à Evangéline que, dans ma première traduction, j'avais laissé mourir, par pitié, en même temps que son Gabriel.

Je devais publier à Paris cette nouvelle édition du poème Acadien. Cependant pour des raisons qu'il serait au moins superflu de raconter à mes bienveillants lecteurs, j'ai dû rappeler mes humbles manuscrits au foyer paternel. Je ne me flattais pas d'éblouir le monde parisien, bien qu'aujourd'hui les grands poètes de la France soient à peu près tous rentrés sous terre, et que ceux qui survivent ne volent pas toujours très-haut. Je connais assez les préjugés des petits-neveux d'outre-mer de mes ancêtres, et leur antipathie pour tout ce qui n'est pas français, pour savoir que le barde sauvage des bords lointains du St. Laurent n'aurait pas, un seul instant, suspendu la foule parisienne aux accords de son luth.

J'aurais été flatté tout de même de voir la Patrie de mes Pères se tourner vers cette rive Canadienne où un million de ses enfants conservent encore sa foi, sa langue et ses coutumes, et lui donner un sourire de reconnaissance.

Si mon livre a du mérite, mérite est dû à mon amour de cette langue, de cette foi, de ces coutumes que la France nous a léguées, seul héritage que nul n'a pu nous ravir! Il est dû aussi à l'intérêt que je porte à l'Acadie, cette soeur du Canada si indignement traitée par ses vainqueurs.

Les Acadiens comme les Canadiens ont conservé le culte du souvenir. Les uns et les autres sont encore ce qu'étaient leurs aïeux sous le règne du bon roi Henri IV. Dans les campagnes qui bordent le St. Laurent, comme sur les rivages de l'ancienne Acadie où sont restés les descendants des fils de la France, le voyageur retrouve le même attachement à la foi catholique, attachement que les persécutions les plus cruelles n'ont pu ébranler, la même urbanité, le même amour de la nationalité, amour sublime qui réunit toutes les amours et prête à une peuple quelque faible qu'il soit une énergie et une vigueur qui tiennent du prodige.

Il est étonnant de retrouver encore des villages, des comtés même tout peuplés d'Acadiens, dans cette Acadie où la cruelle Albion a promené la torche incendiaire et le fer meurtrier de ses soldats inhumains.

C'était le 5 septembre 1755, l'Acadie se mirait dans les flots de l'Atlantique et du Bassin des Mines, riche, paisible et souriante comme une fiancée; tout-à-coup, l'Angleterre, jalouse de la prospérité des colons français arme une flotte, choisit les plus envieux de ses enfants et les plus barbares de ses soldats, et les lâche comme une meute enragée sur l'heureuse colonie. On appelle l'hypocrisie et la trahison au secours de la violence. Comme toujours la cruauté est peureuse. Les Acadiens surpris, dépouillés de leurs armes, sont enchaînés comme des criminels, embarqués pêle-mêle sur des vaisseaux Anglais, et transportés sur les bords étrangers où les attendent la faim et le dénuement, la persécution et la mort: car bien peu d'entre les exilés d'Acadie ont pu comme le père Basile Lajeunesse, l'un des héros du poème, chanter l'hospitalité généreuse, la richesse et la liberté de la grande colonie Anglaise. La plus part au contraire ont été repoussé avec malice, bafoués et maltraités. Dans la Pennsylvanie, on a voulu réduire en esclavage ces malheureux déportés. Ce n'est pas ainsi aujourd'hui que l'exilé est accueilli dans la grande république.

Quelle a donc été lamentable la destinée de ce pauvre petit peuple Acadien! et par quel prodige subsiste-t-il encore, disséminé, il est vrai, mais toujours reconnaissable, toujours le même que le bon peuple chanté par Longfellow. Aujourd'hui les barrières qui nous séparaient de ce peuple sont tombées. Nous n'avons plus qu'une même patrie, le Canada. La Providence qui fait surgir les nations et qui les fait entrer dans le néant, a sans doute les yeux ouverts sur nous. Elle ne nous a pas dirigés pendant trois siècles à travers les écueils et les dangers de toutes sortes pour ensuite nous laisser périr tout-à-coup. Un peuple qui aime sa langue, sa foi et ses coutumes jusqu'au martyre peut bien être accablé, vaincu, tyrannisé, mais il ne saurait périr tout entier.

L. PAMPHILE LEMAY

Québec, 1er Juillet 1870.

L'on me saura gré peut-être de ce que je reproduits ici la lettre vraiment flatteuse que le grand poète Américain m'a fait l'honneur de m'adresser, lorsque parut ma première traduction d'Evangéline.

Cambridge, près Boston, 27 Octobre 1865

Cher Monsieur,

Permettez-moi de vous féliciter de la publication de votre ouvrage et des heureuses pensées qui s'y trouvent si élégamment exprimées, ainsi que du talent poétique et du vif sentiment de la nature qu'il révèle.

Mais laissez-moi surtout vous remercier de cette partie de votre livre que vous avez bien voulu consacrer à la traduction d'Evangéline. Je vous dois la plus grande reconnaissance pour cette marque de votre bienveillance, non-seulement parce que vous avez bien voulu faire choix de cette oeuvre pour sujet de traduction, mais encore parce que vous avez rempli cette tâche toujours difficile, avec tant d'habileté et de succès.

Je n'ai qu'une seule réserve à faire: vous faites mourir Evangéline:

«Elle avait terminé sa douloureuse vie.»

Cependant, je ne vous querellerai pas pour cela. Mon but n'est pas de critiquer, mais de vous remercier et de vous dire combien je suis heureux de l'honneur que vous m'avez fait.

Espérant que le succès de votre livre surpasse même vos plus grandes espérances.

Je demeure, cher monsieur,

votre obéissant serviteur,

Henry W. Longfellow.

ÉVANGÉLINE

Salut, vieille forêt! Noyés dans la pénombre
Et drapés fièrement dans leur feuillage sombre
Tes sapins résineux et tes cèdres altiers
Qui se bercent au vent sur le bord des sentiers
Jetant, à chaque brise, une plainte sauvage.
Ressemblant aux chanteurs qu'entendit un autre âge,
Aux Druides anciens dont la lugubre voix
S'élevait prophétique au fond d'immenses bois!
Et l'océan plaintif vers ses rives brumeuses
S'avance en agitant ses vagues écumeuses.
Et de profonds soupirs s'élèvent de ses flots
Pour répondre, ô forêt, à tes tristes sanglots!

Vieille forêt, salut! Mais tous ces coeurs candides
Qu'on voyait tressaillir comme les daims timides
Que le cor du chasseur a réveillés soudain.
Que sont-ils devenus! Je les appelle en vain!…
Et le joli village avec ses toits de chaume?
Et la petite église avec son léger dôme?
Et l'heureux Acadien qui voyait ses beaux jours
Couler comme un ruisseau dont le paisible cours
Traverse des forêts qui le voilent d'ombrage,
Mais réfléchit aussi du ciel la pure image?
Partout la solitude, aux foyers comme aux champs!
Plus de gais laboureurs! la haine des méchants,
Un jour, les a chassés au bord d'une grève
Le sable frémissant que la brise soulève
Roule en noirs tourbillons jusqu'au plus haut de l'air
Et sème sur les flots de la bruyante mer!
Le hameau de Grand Pré n'est qu'une souvenance;
Le saule y croît, le merle y siffle sa romance.

O vous tous qui croyez à cette affection
Qui s'enflamme et grandit avec l'affliction;
O vous tous qui croyez au bon coeur de la femme,
A la force, au courage, à la foi de son âme.
Ecoutez un récit que les bois d'alentour
Et l'océan plaintif redisent tour à tour:
Ecoutez une histoire aussi belle qu'ancienne;
Une histoire d'amour de la terre Acadienne!

PREMIÈRE PARTIE

I

Sous le ciel d'Acadie, au fond d'un joli val,
Et non loin des bosquets qui bordent le cristal
Que déroule, tantôt sous les froides bruines,
Tantôt sous le soleil, le grand Bassin des Mines,
On aperçoit encor, paisible, retiré
Et loin de ce qu'il fut, le hameau de Grand Pré.
Du côté du levant de beaux champs de verdure
Offraient à cent troupeaux une grasse pâture
Et donnèrent jadis au village son nom.
Pour arrêter les flots le vigilant colon,
A force de travail et de rudes fatigues,
Eleva de ses mains de gigantesques digues
Qu'au retour du printemps on voyait s'entr'ouvrir,
Pour laisser l'océan s'élancer et courir
Sur le duvet des prés devenus son domaine.
Au couchant, au midi, jusqu'au loin dans la plaine
S'étendaient des vergers et des bouquets d'ormeaux.
Le lin vert balançait ses frêles chalumeaux
Et le blé jaunissant, ses tiges plus robustes;
Vers le nord surgissaient mille sortes d'arbustes
Des bois mystérieux et de sombres halliers;
Et, sur les hauts sommets des monts irréguliers,
De magiques brouillards, des brumes éclatantes,
Se paraient au soleil de couleurs inconstantes
Et semblaient admirer le vallon dans la paix
Sans oser cependant y descendre jamais.
C'est là qu'apparaissaient, charmantes et coquettes,
Les maisons du hameau qui toutes étaient faites
Avec du bois de chêne, ou d'orme ou de noyer.
Comme le paysan bâtissait son foyer,
Dans la terre Normande, alors que sur le trône
S'asseyaient les Henri.