Je me consacre
au tumulte, aux jouissances les plus douloureuses, à l'amour qui
sent la haine, à la paix qui sent le désespoir. Mon sein, guéri de
l'ardeur de la science, ne sera désormais fermé à aucune douleur:
et ce qui est le partage de l'humanité tout entière, je veux le
concentrer dans le plus profond de mon être, je veux, par mon
esprit, atteindre à ce qu'elle a de plus élevé et de plus secret;
je veux entasser sur mon cœur tout le bien et tout le mal qu'elle
contient, et me gonflant comme elle, me briser aussi de même.
MEPHISTOPHELES
Ah! vous pouvez me croire, moi qui pendant plusieurs milliers
d'années ai mâché un si dur aliment: je vous assure que, depuis le
berceau jusqu'à la bière, aucun homme ne peut digérer le vieux
levain! croyez-en l'un de nous, tout cela n'est fait que pour un
Dieu! Il s'y contemple dans un éternel éclat; il nous a créés,
nous, pour les ténèbres, et, pour vous, le jour vaut la nuit et la
nuit le jour.
FAUST
Mais je le veux.
MEPHISTOPHELES
C'est entendu! Je suis encore inquiet sur un point: le temps est
court, l'art est long. Je pense que vous devriez vous instruire.
Associez-vous avec un poète; laissez-le se livrer à son
imagination, et entasser sur votre tête toutes les qualités les
plus nobles, et les plus honorables, le courage du lion, l'agilité
du cerf, le sang bouillant de l'Italien, la fermeté de l'habitant
du Nord: laissez-le trouver le secret de concilier en vous la
grandeur d'âme avec la finesse, et, d'après le même plan, de vous
douer des passions ardentes de la jeunesse. Je voudrais connaître
un tel homme ; je l'appellerais monsieur Microcosmos.
FAUST
Eh! que suis-je donc ?… Cette couronne de l'humanité vers
laquelle tous les cœurs se pressent, m'est-il impossible de
l'atteindre ?
MEPHISTOPHELES
Tu es, au reste… ce que tu es.
Entasse sur ta tête des perruques à mille marteaux, chausse tes
pieds de cothurnes hauts d'une aune, tu n'en resteras pas moins ce
que tu es.
FAUST
Je le sens, en vain j'aurai accumulé sur moi tous les trésors de
l'esprit humain… lorsque je veux enfin prendre quelque repos,
aucune force nouvelle ne jaillit de mon cœur ; je ne puis
grandir de l'épaisseur d'un cheveu, ni me rapprocher tant soit peu
de l'infini.
MEPHISTOPHELES
Mon bon monsieur, c'est que vous voyez tout, justement comme on
le voit d'ordinaire ; il vaut mieux bien prendre les choses
avant que les plaisirs de la vie vous échappent pour jamais. -
Allons donc! tes mains, tes pieds, ta tête et ton derrière
t'appartiennent sans doute; mais ce dont tu jouis pour la première
fois t'en appartient-il moins ? Si tu possèdes six chevaux,
leurs forces ne sont-elles pas les tiennes? tu les montes, et te
voici, homme ordinaire, comme si tu avais vingt-quatre jambes.
Vite! laisse là tes sens tranquilles, et mets-toi en route avec eux
à travers le monde! Je te le dis : un bon vivant qui
philosophe est comme un animal qu'un lutin fait tourner en cercle
autour d'une lande aride, tandis qu'un beau pâturage vert s'étend à
l'entour.
FAUST
Comment commençons-nous ?
MEPHISTOPHELES
Nous partons tout de suite, ce cabinet n'est qu'un lieu de
torture: appelle-t-on vivre, s'ennuyer soi et ses petits drôles?
Laisse cela à ton voisin la grosse panse! A quoi bon te tourmenter
à battre la paille? Ce que tu sais de mieux, tu n'oserais le dire à
l'écolier. J'en entends justement un dans l'avenue.
FAUST
Il ne m'est point possible de le voir.
MEPHISTOPHELES
Le pauvre garçon est là depuis longtemps, il ne faut pas qu'il
s'en aille mécontent. Viens ! donne-moi ta robe et ton
bonnet ; le déguisement me siéra bien. (Il s'habille.)
Maintenant repose-toi sur mon esprit; je n'ai besoin que d'un petit
quart d'heure. Prépare tout cependant pour notre beau voyage.
(Faust sort. )
MEPHISTOPHELES
(dans les longs habits de Faust) , Méprise bien la raison et la
science, suprême force de l'humanité. Laisse-toi désarmer par les
illusions et les prestiges de l'esprit malin, et tu es à moi sans
restriction.
Le sort l'a livré à un esprit qui marche toujours intrépidement
devant lui et dont l'élan rapide a bientôt surmonté tous les
plaisirs de la terre! Je vais sans relâche le traîner dans les
déserts de la vie ; il se débattra, me saisira, s'attachera à
moi, et son insatiabilité verra des aliments et des liqueurs se
balancer devant ses lèvres, sans jamais les toucher; c'est en vain
qu'il implorera quelque soulagement, et ne se fût-il pas donné au
diable, il n'en périrait pas moins.
UN ÉCOLIER (entre)
L'ÉCOLIER
Je suis ici depuis peu de temps, et je viens, plein de
soumission, causer et faire connaissance avec un homme qu'on ne m'a
nommé qu'avec vénération.
MEPHISTOPHELES
Votre honnêteté me réjouit fort! Vous voyez en moi un homme tout
comme un autre. Avez-vous déjà beaucoup étudié ?
L'ÉCOLIER
Je viens vous prier de vous charger de moi! Je suis muni de
bonne volonté, d'une dose passable d'argent, et de sang
frais ; ma mère a eu bien de la peine à m'éloigner d'elle, et
j'en profiterais volontiers pour apprendre ici quelque chose
d'utile.
MEPHISTOPHELES
Vous êtes vraiment à la bonne source.
L'ÉCOLIER
A parler vrai, je voudrais déjà m'éloigner. Parmi ces murs, ces
salles, je ne me plairai en aucune façon ; c'est un espace
bien étranglé, on n'y voit point de verdure, point d'arbres, et,
dans ces salles, sur les bancs, je perds l'ouïe, la vue et la
pensée.
MEPHISTOPHELES
Cela ne dépend que de l'habitude : c'est ainsi qu'un enfant
ne saisit d'abord qu'avec répugnance le sein de sa mère, et bientôt
cependant y puise avec plaisir sa nourriture. Il en sera ainsi du
sein de la sagesse, vous le désirerez chaque jour davantage.
L'ÉCOLIER
Je veux me pendre de joie à son cou ; cependant,
enseignez-moi le moyen d'y parvenir.
MEPHISTOPHELES
Expliquez-vous avant de poursuivre ; quelle faculté
choisissez-vous ?
L'ÉCOLIER
Je souhaiterais de devenir fort instruit, et j'aimerais assez à
pouvoir embrasser tout ce qu'il y a sur la terre et dans le ciel,
la science et la nature.
MEPHISTOPHELES
Vous êtes en bon chemin; cependant il ne faudrait pas vous
écarter beaucoup.
L'ÉCOLIER
M'y voici corps et âme ; mais je serais bien aise de
pouvoir disposer d'un peu de liberté et de bon temps aux jours de
grandes fêtes, pendant l'été. .
MEPHISTOPHELES
Employez le temps, il nous échappe si vite! cependant l'ordre
vous apprendra à en gagner. Mon bon ami, je vous conseille avant
tout le cours de logique. Là on vous dressera bien l'esprit, on
vous l'affublera de bonnes bottes espagnoles, pour qu'il trotte
prudemment dans le chemin de la routine, et n'aille pas se promener
en zigzag comme un feu follet. Ensuite, on vous apprendra tout le
long du jour que pour ce que vous faites en un clin d'oeil, comme
boire et manger, un, deux, trois, est indispensable. Il est de fait
que la fabrique des pensées est comme un métier de tisserand, où un
mouvement du pied agite des milliers de fils, où la navette monte
et descend sans cesse, où les fils glissent invisibles, où mille
nœuds se forment d'un seul coup: le philosophe entre ensuite, et
vous démontre qu'il doit en être ainsi : le premier est cela,
le second cela, donc le troisième et le quatrième cela; et que si
le premier et le second n'existaient pas, le troisième et le
quatrième n'existeraient pas davantage. Les étudiants de tous les
pays prisent fort ce raisonnement, et aucun d'eux pourtant n'est
devenu tisserand. Qui veut reconnaître et détruire un être vivant
commence par en chasser l'âme : alors il en a entre les mains
toutes les parties ; mais, hélas! que manque-t-il ?
rien que le lien intellectuel. La chimie nomme cela encheiresin
naturoe ; elle se moque ainsi d'elle-même, et l'ignore.
L'ÉCOLIER
Je ne puis tout à fait vous comprendre.
MEPHISTOPHELES
Cela ira bientôt beaucoup mieux, quand vous aurez appris à tout
réduire et à tout classer convenablement.
L'ÉCOLIER .
Je suis si hébété de tout cela, que je crois avoir une roue de
moulin dans la tête.
MEPHISTOPHELES
Et puis, il faut avant tout vous mettre à la métaphysique: là
vous devrez scruter profondément ce qui ne convient pas au cerveau
de l'homme ; que cela aille ou n'aille pas, ayez toujours à
votre service un mot technique.
Mais d'abord, pour cette demi-année, ordonnez votre temps le
plus régulièrement possible. Vous avez par jour cinq heures de
travail ; soyez ici au premier coup de cloche après vous être
préparé toutefois, et avoir bien étudié vos paragraphes, afin
d'être d'autant plus sûr de ne rien dire que ce qui est dans le
livre ; et cependant ayez grand soin d'écrire, comme si le
Saint-Esprit dictait.
L'ÉCOLIER
Vous n'aurez pas besoin de me le dire deux fois ; je suis
bien pénétré de toute l'utilité de cette méthode : car, quand
on a mis du noir sur du blanc, on rentre chez soi tout à fait
soulagé. .
MEPHISTOPHELES
Pourtant, choisissez une faculté.
L'ÉCOLIER
Je ne puis m'accommoder de l'étude du droit.
MEPHISTOPHELES
Je ne vous en ferai pas un crime : je sais trop ce que
c'est que cette science. Les lois et les droits se succèdent comme
une éternelle maladie; ils se traînent de générations en
générations, et s'avancent sourdement d'un lieu dans un autre.
Raison devient folie, bienfait devient tourment: malheur à toi,
fils de tes pères, malheur à toi! car du droit né avec nous, hélas!
il n'en est jamais question;
L'ÉCOLIER
vous augmentez encore par là mon dégoût: à heureux celui que
vous instruisez! J'ai presque envie d'étudier la théologie.
MEPHISTOPHELES
Je désirerais ne pas vous induire en erreur, quant à ce qui
concerne cette science; il est si difficile d'éviter la fausse
route; elle renferme un poison si bien caché, que l'on a tant de
peine à distinguer du remède! Le mieux est, dans ces leçons-là, si
toutefois vous en suivez, de jurer toujours sur la parole du
maître. Au total… arrêtez-vous aux mots! et vous arriverez alors
par la route la plus sûre au temple de la certitude.
L'ÉCOLIER
Cependant un mot doit toujours contenir une idée.
MEPHISTOPHELES
Fort bien! mais il ne faut pas trop s'en inquiéter, car, où les
idées manquent, un mot peut être substitué à propos; on peut avec
des mots discuter fort convenablement, avec des mots bâtir un
système; les mots se font croire aisément, on n'en ôterait pas un
iota.
L'ÉCOLIER
Pardonnez si je vous fais tant de demandes, mais il faut encore
que je vous en importune… Ne me parlerez-vous pas un moment de la
médecine? Trois années, c'est bien peu de temps, et, mon Dieu! le
champ est si vaste ; souvent un seul signe du doigt suffit
pour nous mener loin!
MEPHISTOPHELES (à part)
Ce ton sec me fatigue, je vais reprendre mon rôle de diable.
(Haut.) L'esprit de la médecine est facile à saisir; vous
étudiez bien le grand et le petit monde, pour les laisser aller
enfin à la grâce de Dieu. C'est en vain que vous vous élanceriez
après la science, chacun n'apprend que ce qu'il peut apprendre;
mais celui qui sait profiter du moment, c'est là l'homme avisé.
vous êtes encore assez bien bâti, la hardiesse n'est pas ce qui
vous manque, et si vous avez de la confiance en vous-même, vous en
inspirerez à l'esprit des autres. Surtout, apprenez à conduire les
femmes ; c'est leur éternel hélas! modulé sur tant de tons
différents,qu'il faut traiter toujours par la même méthode, et tant
que vous serez avec elles à moitié respectueux, vous les aurez
toutes sous la main. Un titre pompeux doit d'abord les convaincre
que votre art surpasse de beaucoup tous les autres : alors
vous pourrez parfaitement vous permettre certaines choses, dont
plusieurs années donneraient à peine le droit à un autre que
vous : ayez soin de leur tâter souvent le pouls, et en
accompagnant votre geste d'un coup d'oeil ardent, passez le bras
autour de leur taille élancée, comme pour voir si leur corset est
bien lacé.
L'ÉCOLIER
Cela se comprend de reste : on sait son monde !
MEPHISTOPHELES
Mon bon ami, toute théorie est sèche, et l'arbre précieux de la
vie est fleuri.
L'ÉCOLIER
Je vous jure que cela me fait l'effet d'un rêve; oserai-je vous
déranger une autre fois pour profiter plus parfaitement de votre
sagesse ?
MEPHISTOPHELES
J'y mettrai volontiers tous mes soins.
L'ÉCOLIER
Il me serait impossible de revenir sans vous avoir cette fois
présenté mon album; accordez-moi la faveur d'une remarque.
MEPHISTOPHELES
J'y consens. (Il écrit et le lui rend.) Eritis sicut Deus, bonum
et malum scientes.
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