Un comité de cochons constitué à cet effet, lui avait consacré les trois dernières semaines. Jointe à différentes autres améliorations, la construction du moulin devrait prendre deux ans.

Ce soir-là, Brille-Babil prit à part les autres animaux, leur expliquant que Napoléon n’avait jamais été vraiment hostile au moulin. Tout au contraire, il l’avait préconisé le tout premier. Et, pour les plans dessinés par Boule de Neige sur le plancher de l’ancienne couveuse, ils avaient été dérobés dans les papiers de Napoléon. Bel et bien, le moulin à vent était en propre, l’œuvre de Napoléon Pourquoi donc, s’enquit alors quelqu’un, Napoléon s’est-il élevé aussi violemment contre la construction de ce moulin ? A ce point, Brille-Babil prit son air le plus matois, disant combien c’était astucieux de Napoléon d’avoir paru hostile au moulin – un simple artifice pour se défaire de Boule de Neige, un individu pernicieux, d’influence funeste. Celui-ci évincé, le projet pourrait se matérialiser sans entrave puisqu’il ne s’en mêlerait plus. Cela, dit Brille-Babil, c’est ce qu’on appelle la tactique. À plusieurs reprises, sautillant et battant l’air de sa queue et se pâmant de rire, il déclara : « De la tactique, camarades, de la tactique ! » Ce mot laissait les animaux perplexes ; mais ils acceptèrent les explications, sans plus insister, tant Brille-Babil s’exprimait de façon persuasive, et tant grognaient d’un air menaçant les trois molosses qui se trouvaient être de sa compagnie

VI

 

Toute l’année, les animaux trimèrent comme des esclaves, mais leur travail les rendait heureux. Ils ne rechignaient ni à la peine ni au sacrifice, sachant bien que, de tout le mal qu’ils se donnaient, eux-mêmes recueilleraient les fruits, ou à défaut leur descendance – et non une bande d’humains désœuvrés, tirant les marrons du feu.

Tout le printemps et pendant l’été, ce fut la semaine de soixante heures, et en août Napoléon fit savoir qu’ils auraient à travailler aussi les après-midi du dimanche. Ce surcroît d’effort leur était demandé à titre tout à fait volontaire, étant bien entendu que tout animal qui se récuserait aurait ses rations réduites de moitié. Même ainsi, certaines tâches durent être abandonnées. La moisson fut un peu moins belle que l’année précédente, et deux champs, qu’il eût fallu ensemencer de racines au début de l’été, furent laissés en jachère, faute d’avoir pu achever les labours en temps, voulu. On pouvait s’attendre à un rude hiver.

Le moulin à vent présentait des difficultés inattendues. Il y avait bien une carrière sur le territoire de la ferme, ainsi qu’abondance de sable et de ciment dans une des remises : les matériaux étaient donc à pied d’œuvre. Mais les animaux butèrent tout d’abord sur le problème de la pierre à morceler en fragments utilisables : comment s’y prendre ? Pas autrement, semblait-il, qu’à l’aide de leviers et de pics. Voilà qui les dépassait, aucun d’eux ne pouvant se tenir longtemps debout sur ses pattes de derrière. Il s’écoula plusieurs semaines en efforts vains avant que quelqu’un ait l’idée juste utiliser la loi de la pesanteur. D’énormes blocs, bien trop gros pour être employés tels quels, reposaient sur le lit de la carrière. Les animaux les entourèrent de cordes, puis tous ensemble, vaches, chevaux, moutons, et chacun de ceux qui pouvaient tenir une corde (et même les cochons prêtaient patte forte aux moments cruciaux) se prirent à hisser ces blocs de pierre, avec une lenteur désespérante, jusqu’au sommet de la carrière. De là, basculés par-dessus bord, ils se fracassaient en morceaux au contact du sol. Une fois ces pierres brisées, le transport en était relativement aisé. Les chevaux les charriaient par tombereaux, les moutons les traînaient, un moellon à la fois ; Edmée la chèvre et Benjamin l’âne en étaient aussi : attelés à une vieille patache et payant de leur personne. Sur la fin de l’été on disposait d’assez de pierres pour que la construction commence. Les cochons supervisaient.

Lent et pénible cours de ces travaux. C’est souvent qu’il fallait tout un jour d’efforts harassants pour tirer un seul bloc de pierre ; jusqu’au faîte de la carrière, et même parfois il ne se brisait pas au sol. Les animaux ne seraient pas parvenus à bout de leur tâche sans Malabar dont la force semblait égaler celle additionnée de tous les autres. Quand le bloc de pierre se mettait à glisser et que les animaux, emportés dans sa chute sur le flanc de la colline, hurlaient la mort, c’était lui toujours qui l’arrêtait à temps, arc-bouté de tout son corps. Et chacun était saisi d’admiration, le voyant ahaner, et pouce à pouce, gagner du terrain tout haletant, ses flancs immenses couverts de sueur, la pointe des sabots tenant dru au sol. Douce parfois lui disait de ne pas s’éreinter pareillement, mais lui ne voulait rien entendre. Ses deux mots d’ordre « Je vais travailler plus dur » et « Napoléon ne se trompe jamais » lui semblaient une réponse suffisante à tous les- problèmes.