La faute pourtant n’en était pas toute à Pinzone, au contraire ; pourvu qu’il nous fît apprendre quelque chose, il ne regardait pas aux méthodes et aux disciplines et recourait à mille expédients pour arrêter notre attention. Il y réussissait souvent avec moi, qui étais de nature très impressionnable. Mais il avait une érudition à lui, toute particulière, curieuse et fantasque. Il était par exemple très versé dans les calembours ; il connaissait la poésie macaronique ; il citait des allitérations, des onomatopées et des corrélatifs de tous les poètes gâte-métier ; il composait lui-même nombre de rimes extravagantes.

Ma mère était convaincue que ce que nous enseignait Pinzone pouvait suffire à nos besoins. D’un tout autre avis était tante Scholastique, qui – ne réussissant pas à coller à ma mère le Pomino de son cœur – s’était mise à nous persécuter, Berto et moi ; mais nous, forts de la protection de notre mère, nous ne l’écoutions pas, et elle s’irritait si terriblement que, si elle l’avait pu sans se faire voir ni entendre, elle nous aurait certainement battus jusqu’à nous enlever la peau. Je me souviens qu’une fois, se sauvant, comme à l’ordinaire, furieuse, elle vint donner sur moi dans une des pièces abandonnées ; elle m’attrapa par le menton, me le serra de toutes ses forces entre ses doigts, en me disant : « Mon chéri ! mon chéri ! mon chéri ! » et en rapprochant de plus en plus, à mesure qu’elle parlait, mon visage du sien, les yeux dans les yeux, pour finir par émettre une sorte de grognement et par me lâcher, en rugissant entre ses dents :

– Museau de chien !

C’est surtout à moi qu’elle en avait, à moi qui pourtant m’appliquais aux étranges enseignements de Pinzone sans comparaison plus que Berto, mais ce devait être ma face placide et irritante et ces grosses lunettes rondes qu’on m’avait imposées pour me redresser un œil, lequel je ne sais pourquoi, avait tendance à regarder pour son compte, autre part.

C’était pour moi, ces lunettes, un vrai martyre. Au point qu’un jour je les envoyai promener et laissai l’œil libre de regarder où il lui plairait. D’ailleurs, même droit, cet œil ne m’aurait pas rendu beau. Il était plein de santé et cela me suffisait.

À dix-huit ans, j’eus la face envahie par une forêt de poils roussâtres et crépus, au grand dam de mon nez plutôt petit, qui se trouva comme perdu entre eux et mon front spacieux et grave.

Peut-être, s’il était au pouvoir de l’homme de se choisir un nez approprié à sa face, ou, si, en voyant un pauvre homme accablé par un nez trop gros pour son mince visage, nous pouvions lui dire : « Ce nez me va, et je le prends pour moi », peut-être, dis-je, aurais-je changé le mien volontiers, et aussi mes yeux et tant d’autres choses de ma personne. Mais, sachant bien que c’est impossible, je me résignais à mes traits et je ne m’en souciais pas plus que cela.

Berto, au contraire, beau de corps et de visage (au moins comparé à moi), ne pouvait se détacher du miroir et se lissait et se caressait et dépensait sans compter pour les cravates les plus nouvelles, pour les parfums les plus exquis et pour le linge et le vêtement. Pour le faire enrager, je pris un jour dans sa garde-robe une jaquette flambant neuve, un très élégant gilet de velours noir, un chapeau haut de forme, et je m’en allai à la chasse ainsi paré.

Batta Malagna, cependant, s’en venait déplorer près de ma mère les mauvaises années qui le contraignaient à contracter des dettes fort onéreuses pour pourvoir à nos dépenses excessives et aux nombreux travaux de réparation, dont les fermes avaient continuellement besoin.

– Encore une belle tuile qui nous tombe ! disait-il chaque fois en entrant.

La neige avait détruit les oliviers en fleurs, aux Deux-Rivières, ou bien le phylloxéra avait ravagé les vignes de l’Éperon. Il fallait recourir aux plants américains, résistant au mal. Donc, autres dettes. Puis le conseil de vendre l’Éperon, pour se délivrer des « vautours » qui l’assiégeaient. Et ainsi furent vendus d’abord : l’Éperon, puis les Deux-Rivières, puis San-Rocchino. Restaient les maisons et le domaine de l’Épinette, avec le moulin. Ma mère s’attendait à ce qu’il vînt un jour lui dire que la source s’était tarie.

Nous fûmes, il est vrai, paresseux, et dépensâmes sans mesure ; mais il n’en est pas moins vrai qu’un voleur plus voleur que Batta Malagna ne naîtra jamais plus sur la face de la terre. C’est le moins que je puisse lui dire, en considération de la parenté que je fus amené à contracter avec lui.

Il eut l’air de ne nous faire manquer jamais de rien, tant que vécut ma mère. Mais cette aisance, cette liberté poussée jusqu’au caprice, dont il nous laissait jouir servait à cacher l’abîme qui, ensuite à la mort de ma mère, m’engloutit tout seul, car mon frère eut la chance de contracter à temps un mariage avantageux.

Mon mariage, au contraire…

– Il faudra pourtant que j’en parle, eh ! don Eligio, de mon mariage ?

Grimpé là-haut, sur son échelle de lampiste, don Eligio Pellegrinotto me répond :

– Et comment donc !

Courage, donc ; en avant !

Chapitre 4 CE FUT AINSI

Un jour, à la chasse je m’arrêtai étrangement impressionné, devant un tas de gerbes, court et pansu, dont le bâton central était surmonté d’une casserole.

– Je te connais, lui disais-je, je te connais… Puis, tout à coup, je m’écriai :

– Tiens ! Batta Malagna.

Je pris une fourche, qui traînait là par terre, et je la lui plantai dans la panse avec tant de volupté, qu’il s’en fallut de peu que la casserole ne tombât. Et voilà mon Batta Malagna, quand, suant et soufflant, il portait son chapeau en casseur d’assiettes.

Tout glissait en lui : ses sourcils et ses yeux glissaient de-ci de-là sur sa longue face ; son nez glissait sur ses moustaches niaises et sur sa barbiche ; ses épaules glissaient depuis la jointure du cou ; sa panse énorme et flasque glissait presque jusqu’à terre, car, vu la proéminence qu’elle formait sur ses jambes cagneuses, le tailleur, pour l’habiller, était forcé de lui tailler des pantalons démesurément larges, de sorte que de loin il semblait avoir endossé, beaucoup trop bas, une veste dont la panse lui arrivait aux pieds.

Maintenant, comment, avec une face et un corps ainsi bâtis, Malagna pouvait-il être aussi voleur ? Je ne sais. Même les voleurs, j’imagine, doivent avoir une certaine surface qu’il ne me paraissait pas avoir. Il allait tout doucement, avec ce bedon pendant, toujours les mains derrière le dos, et semblait peiner infiniment pour émettre cette voix molle et miaulante ! Il me plairait de savoir comment il mettait sa conscience d’accord avec les larcins qu’il perpétrait continuellement à notre préjudice. Il n’en avait nul besoin. Il lui fallait donc bien se donner à lui-même une raison, une excuse… Peut-être, tout simplement, volait-il pour se distraire un peu, le pauvre homme ?

Car, dans son intérieur, il devait être épouvantablement affligé d’une de ces épouses qui savent se faire respecter.

Il avait commis l’erreur de choisir une femme de rang supérieur au sien, qui était fort bas. Or cette femme, mariée à un homme de condition égale à la sienne, n’aurait peut-être pas été aussi insupportable qu’elle l’était avec lui, à qui naturellement elle devait démontrer, à la moindre occasion, qu’elle était de bonne naissance et que chez elle on faisait ainsi et ainsi. Et voilà mon Malagna docile à faire ainsi et ainsi, comme elle disait, pour paraître un monsieur lui aussi. Mais il lui en coûtait tant ! Il suait toujours, il suait !

Par surcroît, madame Guendoline, peu après le mariage, fut prise d’un mal dont elle ne put jamais guérir, car, pour en guérir, elle aurait dû faire un sacrifice supérieur à ses forces : se priver, ni plus ni moins, de certains gâteaux aux truffes, qu’elle aimait tant, et d’autres semblables gourmandises, et même, et avant tout, de vin. Non qu’elle en bût beaucoup, madame Guendoline ; pensez donc : elle était de noble naissance ; mais elle n’en aurait pas dû boire même un doigt.

Berto et moi, tout gamins, étions parfois invités à déjeuner par Malagna. C’était un plaisir de l’entendre faire, avec tous les égards convenables, un sermon à sa femme sur la continence, tandis que lui mangeait, dévorait avec volupté les mets les plus succulents :

– Je n’admets pas – disait-il – que pour le plaisir momentané qu’éprouve le gosier au passage d’un morceau, par exemple, comme celui-ci (et il avalait le morceau) on puisse se faire mal pour une journée entière. La belle affaire ! Pour moi, je suis sûr que je m’en sentirais, ensuite, profondément avili.