Se coucher sans souper, à l’heure de tout le monde, c’eût été abdiquer, renoncer à la lutte. Et il n’y renonçait pas, sacrebleu !…

La nuit dont nous parlons, le comédien n’était pas encore rentré, et les deux femmes l’attendaient, causant et travaillant, très animées malgré l’heure avancée. Toute la soirée, on n’avait fait que parler de Frantz, de son succès, de l’avenir qui s’ouvrait devant lui.

– À présent, disait la maman Delobelle, il ne lui manque plus que de trouver une bonne petite femme.

C’était aussi l’avis de Désirée. Il ne manquait plus que cela au bonheur de Frantz, une bonne petite femme active, courageuse, habituée au travail et qui s’oublierait toute pour lui. Et si Désirée en parlait avec cette assurance, c’est qu’elle la connaissait très intimement, cette femme qui convenait si bien à Frantz Risler… Elle n’avait qu’un an de moins que lui, juste ce qu’il faut pour être plus jeune que son mari et pouvoir lui servir de mère en même temps, « Jolie ? » Non, pas précisément, mais plutôt gentille que laide, malgré son infirmité, car elle boitait, la pauvre petite !… Et puis, fine, éveillée et si aimante ! Personne autre que Désirée ne savait à quel point cette petite femme-là aimait Frantz et comme elle pensait à lui nuit et jour depuis des années. Lui-même ne s’en était pas aperçu, et semblait n’avoir des yeux que pour Sidonie, une gamine. Mais c’est égal ! L’amour silencieux est si éloquent, une si grande force se cache dans les sentiments contenus… Qui sait ? Peut-être un jour ou l’autre… Et la petite boiteuse, penchée sur son ouvrage, partait pour un de ces grands voyages au pays des chimères, comme elle en faisait tant dans son fauteuil d’impotente, les pieds appuyés au tabouret immobile un de ces merveilleux voyages d’où elle revenait toujours, heureuse et souriante, s’appuyant au bras de Frantz de toute sa confiance d’épouse aimée. Ses doigts suivant le rêve de son cœur, le petit oiseau qu’elle tenait en ce moment et dont elle redressait les ailes froissées avait bien l’air d’être du voyage, lui aussi, de s’envoler là-bas, bien loin, joyeux et léger comme elle. La porte s’ouvrit tout à coup.

– Je ne vous dérange pas ? dit une voix triomphante.

La mère, un peu assoupie, releva la tête brusquement :

– Eh ! c’est monsieur Frantz… Entrez donc, monsieur Frantz… Vous voyez ; nous attendons le père… Ces brigands d’artistes, ça rentre toujours si tard… Asseyez-vous là… vous souperez avec lui…

– Oh ! non, merci, répondit Frantz dont les lèvres étaient encore pâles de l’émotion qu’il venait d’avoir ; merci, je ne m’arrête pas… J’ai vu de la lumière à la porte et je suis entré seulement pour vous dire… pour vous apprendre une grande nouvelle qui vous fera bien plaisir, car je sais que vous m’aimez…

– Et quoi donc, grand Dieu ?

– Il y a promesse de mariage entre monsieur Frantz Risler et mademoiselle Sidonie !…

– Là ! quand je vous disais qu’il ne lui manquait plus qu’une bonne petite femme, fit la maman Delobelle en se levant pour lui sauter au cou.

Désirée n’eut pas la force de prononcer une parole. Elle se pencha encore plus sur son ouvrage, et comme Frantz avait les yeux exclusivement fixés sur son bonheur, que la maman Delobelle ne regardait que la pendule pour voir si son grand homme rentrerait bientôt, personne ne s’aperçut de l’émotion de la boiteuse, de sa pâleur, ni du tremblement convulsif du petit oiseau immobile entre ses mains, la tête renversée, comme un oiseau blessé à mort.

Chapitre 4 HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. LES VERS LUISANTS DE SAVIGNY

« Savigny-sur-Orge.

« Ma chère Sidonie,

» Hier nous étions à table dans cette grande salle à manger que tu connais, la porte large ouverte sur les perrons tout fleuris. Je m’ennuyais un peu. Bon papa avait été de mauvaise humeur toute la matinée, et ma pauvre mère n’osait pas dire un mot, atterrée par ces sourcils froncés qui lui ont toujours fait la loi. Je songeais que c’était vraiment dommage d’être si seule, en plein été, dans un si beau pays, et que je serais bien heureuse, maintenant que me voilà sortie du couvent et destinée à passer des saisons entières à la campagne, d’avoir, comme autrefois, quelqu’un pour courir avec moi dans le bois et les charmilles.

» Georges vient bien de temps en temps ; mais il arrive toujours très tard, seulement pour dîner, et repart le lendemain avec mon père avant que je m’éveille. Puis c’est un homme sérieux, à présent, M. Georges. Il travaille à la fabrique, et le souci des affaires lui plisse souvent le front, à lui aussi.

»… J’en étais là de mes réflexions, quand tout à coup voilà bon papa qui se tourne brusquement de mon côté. « Qu’est donc devenue ta petite Sidonie ?… Ça me ferait plaisir de l’avoir ici quelque temps. » Tu penses si j’ai été heureuse. Quelle joie de se retrouver, de renouer cette bonne amitié interrompue par la faute de la vie bien plus que par la nôtre ! Que de choses à nous raconter ! Toi qui avais seule le don de dérider ce terrible grand-père, tu vas nous apporter la gaieté, et je t’assure que nous en avons besoin.

» C’est si désert, ce beau Savigny ! Figure-toi que le matin quelquefois il me prend des idées de coquetterie. Je m’habille, je me fais belle, coiffée en frisures avec un joli costume, je me promène dans toutes les allées, et tout à coup je m’aperçois que j’ai fait des frais pour les cygnes, les canards, mon chien Kiss, et les vaches qui ne se retournent même pas dans la prairie quand je passe. Alors, de dépit, je rentre bien vite mettre une robe de toile, je m’occupe à la ferme, à l’office, un peu partout. Et, ma foi ! je commence à croire que l’ennui m’a perfectionnée et que je ferai une excellente ménagère…

» Heureusement, voici bientôt la saison de la chasse et je compte là-dessus pour me distraire un peu. D’abord Georges et mon père, grands chasseurs tous les deux, viendront plus souvent. Puis tu seras là, toi… Car tu vas me répondre tout de suite que tu arrives près de nous, n’est-ce pas ? M. Risler disait dernièrement que tu étais souffrante. L’air de Savigny te fera grand bien.

» Ici tout le monde t’attend. Et moi je ne vis plus d’impatience.

« CLAIRE. »

Sa lettre écrite, Claire Fromont mit un grand chapeau de paille, car ces premiers jours d’août étaient chauds et splendides, et descendit elle-même la jeter dans la petite boîte où le facteur prenait tous les matins en passant le courrier du château.

C’était au bout du parc, à un coin de route Elle s’arrêta une minute à regarder les arbres du chemin, les prés environnants, endormis et pleins de soleil. Là-bas des moissonneurs rentraient les dernières gerbes. On labourait un peu plus loin. Mais toute la mélancolie du travail silencieux avait disparu pour la jeune fille épanouie de la joie de revoir son amie. Aucun souffle ne s’éleva des hautes collines de l’horizon, aucune voix ne vint de la cime des arbres pour l’avertir par un pressentiment, l’empêcher d’envoyer cette fatale lettre. Et tout de suite en rentrant elle s’occupa de faire préparer à Sidonie une jolie chambre à côté de la sienne.

La lettre fit son chemin fidèlement. De la petite porte verte du château entourée de glycines et de chèvrefeuilles, elle s’en vint à Paris et arriva le soir même, avec son timbre de Savigny, tout parfumé de campagne au cinquième étage de la rue de Braque.

Quel événement ce fut ! On la relut trois fois, et pendant huit jours, jusqu’au départ, elle resta sur la cheminée près des reliques de madame Chèbe, de la pendule à globe et des coupes empire. Pour Sidonie, c’était comme un roman merveilleux plein d’enchantements et de promesses qu’elle lisait sans l’ouvrir, rien qu’en regardant l’enveloppe blanche où le chiffre de Claire Fromont ressortait en broderie.

Il s’agissait bien de mariage maintenant L’essentiel était de savoir quelle toilette elle mettrait pour aller au château. Il fallait s’occuper de cela, tailler, combiner, essayer des robes, des coiffures… Malheureux Frantz ! Comme ces préparatifs lui faisaient le cœur gros ! Ce départ pour Savigny, auquel il avait vainement essayé de s’opposer, retarderait encore leur mariage, que, sans qu’il sût pourquoi, Sidonie éloignait tous les jours un peu.