Fromont jeune et Risler aîné
A propos de Daudet:
Alphonse Daudet, né à Nîmes (Gard) le 13 mai 1840 et mort à
Paris le 16 décembre 1897, est un écrivain et auteur dramatique
français. Il est inhumé au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
Alphonse Daudet naît à Nîmes le 13 mai 1840. Après avoir suivi
les cours de l'institution Canivet à Nîmes, il entre en sixième
au lycée Ampère. Alphonse doit renoncer à passer son baccalauréat à
cause de la ruine en 1855 de son père, commerçant en soieries. Il
devient maître d'étude au collège d'Alès. Cette expérience
pénible lui inspirera son premier roman, Le Petit Chose (1868).
Daudet rejoint ensuite son frère à Paris et y mène une vie de
bohème. Il publie en 1859 un recueil de vers, Les Amoureuses.
L'année suivante, il rencontre le poète Frédéric Mistral. Il a
son entrée dans quelques salons littéraires, collabore à plusieurs
journaux, notamment Paris-Journal, L'Universel et Le
Figaro.
En 1861, il devient secrétaire du duc de Morny (1811-1865)
demi-frère de Napoléon III et président du Corps Législatif. Ce
dernier lui laisse beaucoup de temps libre qu'il occupe à
écrire des contes, des chroniques mais meurt subitement en
1865 : cet événement fut le tournant décisif de la carrière
d'Alphonse.
Après cet évènement, Alphonse Daudet se consacra à
l'écriture, non seulement comme chroniqueur au journal Le
Figaro mais aussi comme romancier. Puis, après avoir fait un voyage
en Provence, Alphonse commença à écrire les premiers textes qui
feront partie des Lettres de mon Moulin. Il connut son premier
succès en 1862-1865, avec la Dernière Idole, pièce montée à
l'Odéon et écrite en collaboration avec Ernest Manuel -
pseudonyme d'Ernest Lépine. Puis, il obtint, par le directeur
du journal L'Événement, l'autorisation de les publier comme
feuilleton pendant tout l'été de l'année 1866, sous le
titre de Chroniques provençales.
Certains des récits des Lettres de mon Moulin sont restés parmi
les histoires les plus populaires de notre littérature, comme La
Chèvre de monsieur Seguin, Les Trois Messes basses ou L'Élixir
du Révérend Père Gaucher. Le premier vrai roman d'Alphonse
Daudet fut Le Petit Chose écrit en 1868. Il s'agit du roman
autobiographique d'Alphonse dans la mesure où il évoque son
passé de maître d'étude au collège d'Alès (dans le Gard, au
nord de Nîmes). C'est en 1874 qu'Alphonse décida
d'écrire des romans de mœurs comme : Fromont jeune et
Risler aîné mais aussi Jack (1876), Le Nabab (1877) – dont Morny
serait le "modèle" – les Rois en exil (1879), Numa
Roumestan (1881) ou L'Immortel (1883). Pendant ces travaux de
romancier et de dramaturge (il écrivit dix-sept pièces), il
n'oublia pas pour autant son travail de conteur : il
écrivit en 1872 Tartarin de Tarascon, qui fut son personnage
mythique. Les contes du lundi (1873), un recueil de contes sur la
guerre franco-prussienne, témoignent aussi de son goût pour ce
genre et pour les récits merveilleux.
Daudet subit les premières atteintes d'une maladie incurable
de la moelle épinière, le tabes dorsalis, mais continue de publier
jusqu'en 1895. Il décède le 16 décembre 1897 à Paris, à
l'âge de 57 ans.
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Partie 1
Chapitre 1
UNE NOCE CHEZ VÉFOUR
– Madame Chèbe !
– Mon garçon…
– Je suis content…
C’était bien la vingtième fois de la journée que le brave Risler
disait qu’il était content, et toujours du même air attendri et
paisible, avec la même voix lente, sourde, profonde, cette voix
qu’étreint l’émotion et qui n’ose pas parler trop haut de peur de
se briser tout à coup dans les larmes.
Pour rien au monde, Risler n’aurait voulu pleurer en ce moment,
– voyez-vous ce marié s’attendrissant en plein repas de
noces ! – Pourtant il en avait bien envie. Son bonheur
l’étouffait, le tenait par la gorge, empêchait les mots de sortir.
Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de murmurer de temps en temps
avec un petit tremblement de lèvres : « Je suis content…
Je suis content… »
Il avait de quoi l’être, en effet. Depuis le matin, le pauvre
homme se croyait emporté par un de ces rêves magnifiques dont on
craint de se réveiller subitement, les yeux éblouis : mais son
rêve, à lui, ne semblait jamais devoir finir. Cela avait commencé à
cinq heures du matin, et à dix heures du soir, dix heures très
précises à l’horloge de Véfour, cela durait encore…
Que de choses dans cette journée, et comme les moindres détails
lui restaient présents ! Il se voyait au petit jour, arpentant
sa chambre de vieux garçon dans une joie mêlée d’impatience, la
barbe déjà faite, l’habit passé, deux paires de gants blancs en
poche… Maintenant voici les voitures de gala, et dans la première
là-bas, celle qui a des chevaux blancs, des guides blanches, une
doublure de damas jaune, la parure de la mariée s’apercevant comme
un nuage… Puis l’entrée à l’église, deux par deux, toujours le
petit nuage blanc en tête, flottant, léger, éblouissant… L’orgue,
le suisse, le sermon du curé, les cierges éclairant des bijoux, des
toilettes de printemps… et cette poussée de monde à la sacristie,
le petit nuage blanc, perdu, noyé, entouré, embrassé, pendant que
le marié distribue des poignées de mains à tout le haut commerce
parisien venu là pour lui faire honneur… Et le grand coup d’orgue
de la fin, plus solennel à cause de la porte de l’église large
ouverte qui fait participer la rue entière à la cérémonie de
famille, les sons passant le porche en même temps que le cortège,
les exclamations du quartier, une brunisseuse en grand tablier de
lustrine disant tout haut : « Le marié n’est pas beau,
mais la mariée est crânement gentille… » C’est cela qui vous
rend fier quand on est le marié…
Ensuite le déjeuner à la fabrique, dans un atelier orné de
tentures et de fleurs, la promenade au Bois, une concession faite à
la belle-mère, madame Chèbe, qui, en sa qualité de petite
bourgeoise parisienne, n’aurait pas cru sa fille mariée sans un
tour de lac ni une visite à la cascade… Puis la rentrée pour le
dîner, pendant que les lumières s’allumaient sur le boulevard, où
les gens se retournaient pour voir passer la noce, une vraie noce
cossue, menée au train de ses chevaux de louage jusqu’à l’escalier
de Véfour.
Il en était là de son rêve. À cette heure, engourdi de fatigue
et de bien-être, le bon Risler regardait vaguement cette immense
table de quatre-vingts couverts, terminée aux deux bouts par un fer
à cheval, surmontée de visages souriants et connus, où il lui
semblait voir son bonheur reflété dans tous les yeux. On arrivait à
la fin du dîner. La houle des conversations particulières flottait
tout autour de la table. Il y avait des profils tournés l’un vers
l’autre, des manches d’habit noir derrière des corbeilles
d’asclépias, une mine rieuse d’enfant au-dessus d’une glace aux
fruits, et le dessert au niveau des visages entourait toute la
nappe de gaieté, de couleurs, de lumières.
Oh ! oui, Risler était content. À part son frère Frantz,
tous ceux qu’il aimait se trouvaient là. D’abord, en face de lui,
Sidonie, hier la petite Sidonie, aujourd’hui sa femme. Pour dîner,
elle avait quitté son voile ; elle était sortie de son nuage.
À présent, de la robe de soie toute blanche et unie montait un joli
visage d’un blanc plus mat et plus doux, et la couronne de cheveux
– au-dessous de l’autre couronne si correctement tressée – vous
avait des révoltes de vie, des reflets de petites plumes ne
demandant qu’à s’envoler. Mais les maris ne voient pas ces
choses-là.
Après Sidonie et Frantz, ce que Risler aimait le plus au monde,
c’était madame Georges Fromont, celle qu’il appelait « madame
Chorche », la femme de son associé, la fille de défunt
Fromont, son ancien patron et son dieu. Il l’avait mise près de
lui, et dans sa façon de lui parler on sentait de la tendresse et
de la déférence.
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