Le corsage à croisillons de velours, lacé sur la guimpe blanche, les longues tresses admirables de cheveux châtains s’échappant d’un chapeau de paille tressée, tous les détails un peu vulgaires de son costume de Suissesse étaient rehaussés par la physionomie intelligente de l’enfant et sa grâce maniérée à l’aise parmi les couleurs vives de cet accoutrement de théâtre.

Tout le voisinage accouru poussait des cris d’admiration. Pendant qu’on allait chercher Delobelle, la petite boiteuse arrangeait les plis de la jupe, les rubans des souliers, donnait un dernier coup d’œil à son ouvrage, sans quitter son aiguille, animée, elle aussi, la pauvre enfant, de l’ivresse troublante de cette fête où elle n’allait pas. Le grand homme arriva. Il fit répéter à Sidonie deux ou trois belles révérences qu’il lui avait apprises, la façon de marcher, de se poser, de sourire la bouche ouverte en rond, juste la place du petit doigt. C’était vraiment comique de voir la précision avec laquelle l’enfant manœuvrait.

– Elle a du sang de comédien dans les veines !… disait le vieil acteur enthousiasmé, et, sans savoir pourquoi, ce grand dadais de Frantz avait envie de pleurer.

Un an encore après cette heureuse soirée, on aurait pu demander à Sidonie quelles fleurs décoraient les antichambres, la couleur des meubles, l’air de danse que l’on jouait au moment de son entrée au bal, tant l’impression de son plaisir avait été profonde. Elle n’oublia rien, ni les costumes qui tourbillonnaient autour d’elle, ni ces rires d’enfants, ni tous ces petits pas qui se pressaient sur les parquets glissants. Un moment, assise au bord d’un grand canapé de soie rouge, pendant qu’elle prenait sur le plateau tendu devant elle le premier sorbet de sa vie, elle songea tout à coup à l’escalier noir, au petit appartement sans air de ses parents, et cela lui fit l’effet d’un pays lointain, quitté pour toujours.

Du reste, elle fut trouvée ravissante, admirée et choyée de tous. Claire Fromont, une miniature de Cauchoise tout en dentelles, la présenta à son cousin Georges, un magnifique hussard qui se retournait à chaque pas pour voir l’effet de sa sabretache.

– Tu entends, Georges, c’est mon amie. Elle viendra jouer avec nous, le dimanche… Maman l’a permis.

Et dans l’expansion naïve d’une enfant heureuse, elle embrassait la petite Chèbe de tout son cœur. Pourtant, il fallut partir… Longtemps encore, dans la rue noire où la neige fondait, dans l’escalier éteint, dans la chambre endormie où l’attendait sa mère, la lumière éclatante des salons brilla devant ses yeux éblouis.

« Était-ce beau’?… t’es-tu bien amusée ? » lui demandait tout bas madame Chèbe en défaisant une à une les agrafes du brillant costume.

Et Sidonie, accablée de fatigue, s’endormait debout sans répondre, commençant un beau rêve qui devait durer toute sa jeunesse et lui coûter bien des larmes, Claire Fromont tint parole. Sidonie vint jouer souvent dans le beau jardin sablé, et put voir de près les stores découpés, la volière à fils d’or. Elle connut tous les coins et les recoins de l’immense fabrique, fit de grandes parties de cache-cache derrière les tables d’impression, dans la solitude des après-midi de dimanche, Aux jours de fête, elle avait son couvert mis à la table des enfants.

Tout le monde l’aimait, sans qu’elle témoignât jamais beaucoup d’affection à personne.

Tant qu’elle était au milieu de ce luxe, elle se sentait tendre, heureuse, comme embellie, mais rentrée chez ses parents, quand elle voyait la fabrique à travers les vitres ternes de la fenêtre du palier, il y avait en elle un regret, une colère inexplicables.

Et pourtant, Claire Fromont la traitait bien en amie. Quelquefois on l’emmenait au Bois, aux Tuileries, dans le fameux coupé bleu, ou bien à la campagne, passer toute une semaine au château du grand-père Gardinois, à Savigny-sur-Orge. Grâce aux cadeaux de Risler, très fier des succès de sa petite, elle était toujours gentille, bien arrangée. Madame Chèbe s’en faisait un point d’honneur, et la jolie boiteuse était là pour mettre au service de sa petite amie des trésors de coquetterie inutilisée.

M. Chèbe, lui, toujours hostile aux Fromont, voyait d’un mauvais œil cette intimité croissante. La vraie raison, c’est qu’on ne l’invitait pas, seulement, il en donnait d’autres et disait à sa femme :

– Tu ne vois donc pas que ta fille a le cœur gros quand elle revient de là-bas, qu’elle passe des heures à rêvasser à la fenêtre ?

Mais la pauvre madame Chèbe, si malheureuse depuis son mariage, en était devenue imprévoyante. Elle prétendait qu’il faut jouir du présent par crainte de l’avenir, saisir le bonheur quand il passe, puisque souvent on n’a dans sa vie pour soutien et consolation que le souvenir d’une heureuse enfance.

Pour une fois, il se trouva que M. Chèbe eut raison.

Chapitre 3 HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. LES PERLES FAUSSES

Après deux ou trois ans d’intimité, de jeux en commun, années pendant lesquelles Sidonie prit l’habitude du luxe et les façons gracieuses des enfants riches, l’amitié fut rompue subitement.

Depuis longtemps déjà le cousin Georges, à qui M. Fromont servait de tuteur, était entré dans un lycée. Claire, à son tour, partit pour le couvent avec un trousseau de petite reine, et juste à ce moment il fut question chez les Chèbe d’envoyer Sidonie en apprentissage On se promit de s’aimer toujours, de se voir deux fois par mois, les dimanches de sortie.

En effet, la petite Chèbe descendit encore quelquefois jouer avec ses amis, mais, à mesure qu’elle grandissait, elle comprenait mieux la distance qui les séparait, et ses robes commençaient à lui paraître bien simples pour le salon de madame Fromont.

Quand ils n’étaient que tous les trois, l’amitié d’enfance qui les faisait égaux ne laissait entre eux aucune gêne, mais il venait des visites, des amies de pension, entre autres une grande fille toujours richement mise, que la femme de chambre de sa mère amenait le dimanche jouer avec les petits Fromont.

Rien qu’en la voyant monter le perron, pomponnée et dédaigneuse, Sidonie avait envie de s’en aller tout de suite. L’autre l’embarrassait de questions maladroites… Où demeurait-elle ? Que faisaient ses parents ? Est-ce qu’elle avait une voiture ?…

En les entendant causer du couvent, de leurs amies, Sidonie sentait qu’elles vivaient dans un monde à part, à mille lieues du sien, et une mortelle tristesse la prenait, surtout lorsqu’au retour sa mère lui parlait d’entrer comme apprentie chez une demoiselle Le Mire, amie des Delobelle, qui avait, rue du Roi-Doré, un grand magasin de perles fausses.

Risler tenait beaucoup à cette idée d’apprentissage pour la petite « Qu’elle apprenne un métier, disait ce brave cœur… Moi, plus tard, je me charge de lui acheter un fonds… »

Justement, cette demoiselle Le Mire parlait de se retirer dans quelques années. C’était une occasion.

Un matin, triste matin de novembre, son père la conduisit rue du Roi-Doré, au quatrième étage d’une vieille maison, encore plus vieille, encore plus noire que la sienne. En bas, au coin de l’allée, étaient pendues une foule de plaques à lettres d’or : Fabrique de nécessaires, chaînes en doublé, jouets d’enfants, instruments de précision en verre, bouquets pour mariées et demoiselles d’honneur, spécialité de fleurs des champs et, tout en haut, une petite vitrine poussiéreuse où des colliers de perles jaunies, des raisins et des cerises en verre entouraient le nom prétentieux d’Angélina Le Mire.

L’horrible, maison ! Ce n’était même plus ce large palier des Chèbe, sombre de vieillesse, mais égayé par sa fenêtre et le bel horizon que la fabrique lui faisait… Un escalier étroit, une porte étroite, une enfilade de pièces carrelées, toutes petites et froides, et dans la dernière une vieille demoiselle avec un tour de boucles, des mitaines en filet noir, en train de lire une livraison crasseuse du Journal pour tous, et paraissant très contrariée qu’on la dérangeât de sa lecture.

Mademoiselle Le Mire (en deux mots) reçut le père et la fille sans se lever, parla longuement de sa position perdue, de son père, un vieux gentilhomme du Rouergue, – c’est inouï ce que le Rouergue a déjà produit de vieux gentilshommes ! – et d’un intendant infidèle qui avait emporté toute leur fortune. Elle fut tout de suite très sympathique à M. Chèbe, pour qui les déclassés avaient un attrait irrésistible, et le bonhomme partit enchanté, en promettant à sa fille de venir la chercher le soir, à sept heures, suivant les conventions faites.

Sur-le-champ, l’apprentie fut introduite dans l’atelier encore vide. Mademoiselle Le Mire l’installa devant un grand tiroir rempli de perles, d’aiguilles, de poinçons, pêle-mêle avec des livraisons de romans à quatre sous.

Pour Sidonie, il s’agissait de trier les perles, de les enfiler dans ces colliers d’égale longueur qu’on noue ensemble pour les vendre aux petits marchands. D’ailleurs, ces demoiselles allaient rentrer et lui montreraient exactement ce qu’elle aurait à faire, car mademoiselle Le Mire, (en deux mots) ne se mêlait de rien et surveillait son commerce de très loin, du fond de cette pièce noire où elle passait sa vie à lire des feuilletons.

À neuf heures, les ouvrières arrivèrent, cinq grandes filles pâles, fanées, misérablement vêtues, mais bien coiffées, avec la prétention des ouvrières pauvres qui s’en vont nu-tête dans les rues de Paris. Deux ou trois bâillaient, se frottaient les yeux, disant qu’elles tombaient de sommeil. Qui sait ce qu’elles avaient fait de leur nuit, celles-là ?…

Enfin on se mit à l’ouvrage près d’une longue table ou chacune avait son tiroir, ses outils. On venait de recevoir une commande de bijoux de deuil, il fallait se dépêcher. Sidonie, que la première avait mise au courant de sa tâche d’un ton de supériorité infinie, commença à trier mélancoliquement une multitude de perles noires, de grains de cassis, d’épis de crêpe.

Les autres, sans s’occuper de la gamine, causaient entre elles en travaillant. On parlait d’un mariage superbe qui devait avoir lieu, le jour même, à Saint-Gervais.

– Si nous y allions, dit une grosse fille rousse, qu’on appelait Malvina… C’est pour midi… Nous aurions le temps d’aller et de revenir bien vite.

En effet, à l’heure du déjeuner, toute la bande dégringola l’escalier quatre à quatre.

Sidonie avait, son repas dans un petit panier comme une écolière : le cœur gros, sur un coin de la table, elle mangea toute seule pour la première fois… Dieu ! que la vie lui semblait misérable et triste, quelle terrible revanche elle prendrait plus tard de ces tristesses-là !…

À une heure, les ouvrières remontèrent bruyantes, très animées. « Avez-vous vu cette robe en gros grain blanc ?… Et le voile en point l’Angleterre ?… En voilà une qui a de la chance ! » Alors, dans l’atelier, elles recommencèrent les remarques qu’elles avaient faites à voix basse dans l’église, accoudées à la balustrade pendant tout le temps de la cérémonie. Cette question de mariage riche, de belles parures dura toute la journée, et cela n’empêchait pas le travail, au contraire.

Ces petits commerces parisiens, qui tiennent à la toilette par les détails les plus menus, mettent les ouvrières au courant de la mode, leur donnent d’éternelles préoccupations de luxe et d’élégance. Pour les pauvres filles, qui travaillaient au petit quatrième de mademoiselle Le Mire, les murs noirs, la rue étroite n’existaient pas. Tout le temps elles songeaient à autre chose, passant leur vie à se demander : « Voyons. Malvina, si tu étais riche, qu’est-ce que tu ferais ?… Moi, j’habiterais aux Champs-Élysées… » Et les grands arbres du rond-point, les voitures qui tournaient là, coquettes et ralenties, leur faisaient une vision d’une minute, délicieuse, rafraîchissante.

Dans son coin, la petite Chèbe écoutait, sans rien dire, montant soigneusement ses grappes de raisins noirs avec l’adresse précoce et le goût qu’elle avait pris dans le voisinage de Désirée.