Mais quelle différence entre la palmeraie rose et verte d’où je venais et la métropole du roi Hérode ! Ce que nous dominions, c’était un désordre de terrasses, de cubes et de murailles pressé dans une enceinte aux crénelures hostiles comme les dents d’un piège. Et toute cette cité parcourue de ruelles et d’escaliers sombres baignait dans une lumière uniformément grise, et il en montait avec de rares fumées, une rumeur triste mêlée de cris d’enfants et d’aboiements de chiens, une rumeur également grise, aurait-on dit. Ce fouillis de maisons et d’édifices était limité à l’est par une tache d’un vert pâle, cendré, le mont des Oliviers, et plus loin par les confins arides et funèbres de la vallée de Josaphat ; à l’ouest par un tumulus chauve, le mont du Golgotha ; au fond par le chaos de tombes et de grottes de la Géhenne, un gouffre qui se creuse et s’effondre jusqu’à six cents pieds au-dessous de la ville.

En approchant, nous avons pu distinguer trois masses imposantes qui écrasaient de leurs murailles et de leurs tours les grouillements des maisons. C’était d’une part le palais d’Hérode, menaçante forteresse de pierres brutes, au centre le palais des Asmonéens, plus ancien et d’un orgueil moins ostentatoire, et surtout vers le levant ce troisième temple juif, encore inachevé, prodigieux édifice, cyclopéen, babylonien, d’une majesté grandiose, véritable ville sacrée au sein de la ville profane, dont les colonnades, les portiques, les parvis, les escaliers monumentaux s’élevaient progressivement jusqu’au sanctuaire, point culminant du royaume de Yahvé.

Nous sommes entrés dans la ville par la Porte de Benjamin, et nous avons tout de suite été emportés dans un flot humain dont l’animation n’était pas ordinaire. Baktiar s’est enquis de la cause de cette fièvre. Non, ce n’était pas une fête, ni l’annonce d’une guerre, ni la préparation d’un mariage princier qui provoquait cette agitation. C’était l’arrivée de deux visiteurs royaux, venus l’un du sud, l’autre de Chaldée, et qui, ayant cheminé de concert depuis Hébron, occupaient avec leur suite tout ce que Jérusalem comptait d’auberges et de demeures disponibles, avant d’être reçus par Hérode.

Ces nouvelles me jetèrent dans un trouble extraordinaire. Dès ma plus petite enfance, j’avais été élevé dans l’admiration et l’horreur du roi Hérode. Il faut dire que tout l’Orient retentissait depuis trente ans de ses méfaits et de ses hauts faits, des cris de ses victimes et de ses fanfares victorieuses. Menacé de toute part, et sans autre défense que mon obscurité, je ne pouvais envisager sans folle témérité de me jeter entre les mains du tyran. Mon père avait toujours observé une distance prudente vis-à-vis de ce redoutable voisin. Nul n’aurait pu lui reprocher d’avoir jamais manifesté amitié ou hostilité au roi des Juifs. Mais qu’en était-il de mon oncle Atmar ? Avait-il agi à l’insu d’Hérode en prétendant le mettre devant le fait accompli ? S’était-il assuré au moins sa neutralité bienveillante avant d’accomplir son coup de force ? Je n’avais jamais envisagé quant à moi de me réfugier à Jérusalem en ma qualité de dauphin dépossédé, et de demander aide et protection à Hérode. Dans le meilleur des cas, il m’aurait fait payer trop cher le moindre service qu’il m’aurait rendu. Dans le pire, il m’aurait livré en monnaie d’échange à l’usurpateur.

Aussi quand Baktiar vint m’informer de la présence de ces deux rois étrangers et de leur suite dans la capitale de la Judée, ma première idée fut de demeurer à l’écart de tout ce remue-ménage diplomatique. Non sans regret certes, car la terrible et grandiose réputation d’Hérode, et la pompe des voyageurs venus tous deux des confins de l’Arabie Heureuse promettaient de faire de leur entrevue un événement d’une somptuosité incomparable. Tandis que je jouais la sagesse et l’indifférence – parlant même de quitter la ville sans tarder pour plus de sûreté – mon vieux maître lisait à livre ouvert sur ma figure le cuisant chagrin que me causait ce renoncement dicté par mon infortune.

Nous passâmes la première nuit dans un caravansérail misérable qui abritait plus de bêtes que d’hommes – ceux-ci au service de celles-là – et mon lourd sommeil n’avait pas été tel que je n’eusse conscience de l’absence de Baktiar pendant plusieurs heures. Il reparut comme le levant rosissait. Cher Baktiar ! Il avait mis à profit la soirée et la nuit, et dépensé des trésors d’ingéniosité pour m’arracher au dilemme où il me voyait souffrir depuis le matin. Oui, j’irais à l’entrevue des rois. Mais dissimulé sous une identité d’emprunt, de telle sorte qu’Hérode ne songerait pas à se servir de moi. Mon ancien maître avait retrouvé un lointain cousin dans la suite du roi Balthazar, venu de la principauté de Nippur, située en Arabie orientale. Grâce à son intervention, Baktiar avait été reçu par le roi et lui avait exposé toute notre affaire. Ma jeunesse allait lui permettre de me faire passer avec vraisemblance pour un jeune prince placé à ses côtés et sous sa protection en qualité de page. Ce sont des choses qui se font, et en somme j’aurais pu, si mon père en avait eu l’idée, faire de la sorte un utile séjour à la cour de Nippur. La suite de Balthazar était assez nombreuse et brillante pour que j’y passe inaperçu, surtout dans le costume de page que Baktiar me rapportait sur ordre du roi. Il semblait à Baktiar au total que le vieux souverain de Nippur trouvait un certain divertissement dans cette petite mystification. Il avait au demeurant la réputation d’un homme enjoué, ami des lettres et des arts, et sa suite comprenait, disait-on avec malice, plus de bateleurs et d’histrions que de diplomates et de prêtres.

Mon âge et mes malheurs m’inclinaient à une humeur austère peu propre à me faire comprendre et aimer cet homme. L’adolescence taxe volontiers l’âge mûr de frivolité. La bonté de Balthazar, sa générosité, et surtout le charme infini qu’il mettait en toutes choses, balayèrent mes préventions.