Je suis sûre que maintenant qu’il est en possession de la récompense divine il ne vous oubliera pas, vous et toutes vos bontés.

– Ah ! pauvre James ! il ne nous gênait guère. On ne l’entendait pas plus dans la maison que maintenant. Cependant, bien que je le sache parti vers tout cet…

– C’est quand tout sera terminé qu’il vous manquera.

– Oh ! je sais cela. Je n’irai plus lui porter sa tasse de bouillon, vous madame, vous ne lui enverrez plus son tabac à priser, ah ! pauvre James !

Elle s’arrêta, comme si elle communiait avec le passé, puis reprit avec un air de sagacité :

– Notez bien que je m’étais aperçue que quelque chose d’étrange se passait en lui ces derniers temps. Chaque fois que je lui apportais sa soupe, je le trouvais avec son bréviaire tombé à terre, renversé dans son fauteuil la bouche ouverte.

Elle se posa un doigt le long du nez, fronça les sourcils et poursuivit :

– Mais il n’en continuait pas moins à dire qu’avant l’automne, par un jour de beau temps, il parviendrait bien à aller voir notre vieille maison natale en bas d’Irishtown et qu’il nous emmènerait, Nannie et moi. Si seulement nous pouvions trouver à louer bon marché, à la journée, chez Johnny Rush, à côté d’ici, une de ces nouvelles voitures silencieuses dont le père O’Rourke lui avait parlé, de ces voitures à roues pour rhumatisants, alors nous pourrions nous y rendre tous les trois un dimanche après-midi. C’était son idée fixe… Pauvre James !

– Le Seigneur aie pitié de son âme ! dit ma tante.

Eliza sortit son mouchoir, se sécha les yeux, puis elle le remit dans sa poche et contempla un moment en silence la grille sans feu.

– Il fut toujours trop scrupuleux, dit-elle. Les devoirs sacerdotaux étaient trop lourds pour lui, et puis on peut bien dire que sa vie avait été traversée.

– Oui, dit ma tante, c’est un homme qui avait eu une déception. Ça se voyait.

Sur la petite pièce tomba un silence à la faveur duquel je m’approchai de la table, goûtai le sherry, puis retournai à ma chaise, dans le coin, tranquillement. Eliza semblait abîmée dans une rêverie profonde. Par respect nous attendîmes pour rompre le silence ; après une longue pause, elle dit lentement :

– Ce calice qu’il brisa… ce fut le commencement. Naturellement on disait que c’était sans importance, j’entends que le calice ne contenait rien. Mais tout de même… On prétendait que c’était la faute de l’enfant de chœur. Le pauvre James était si nerveux, puisse Dieu lui être miséricordieux !

– Et était-ce cela qui…, interrogea ma tante. J’ai entendu dire quelque chose…

Eliza acquiesça de la tête :

– Cela affecta son esprit ; il devint, après, taciturne, ne parlait plus à personne, errait seul. Ainsi il fut appelé une nuit, et nulle part on ne put le trouver. On fouilla de la cave au grenier, mais sans succès. Le clerc insinua alors qu’il était peut-être dans la chapelle. On prit donc les clefs, on ouvrit et le clerc, le père O’Rourke et un autre prêtre présent apportèrent une lumière pour le chercher. … Devinez où on le trouva ! Assis dans son confessionnal obscur, grand éveillé, semblant se rire à lui-même.

Elle s’arrêta brusquement comme pour écouter. J’écoutai aussi, mais il n’y avait aucun bruit dans la maison et je savais que le vieux prêtre était toujours couché dans son cercueil, tel que nous l’avions vu, solennel et truculent dans la mort, un calice vide sur le cœur.

Eliza reprit :

– Grand éveillé, semblant se rire à lui-même… Aussi, lorsqu’ils virent cela, ils pensèrent qu’il avait quelque chose de fêlé.

UNE RENCONTRE

 

Ce fut Joe Dillon qui nous fit découvrir le Wild West. Il avait une petite bibliothèque faite de vieux numéros de The Union Jack, Pluck et The Half Penny Marvel. Chaque soir, l’école finie, nous nous retrouvions dans son jardin et organisions des batailles de Peaux Rouges. Lui et son jeune frère, le gros Léo le paresseux, défendaient le grenier et l’écurie, que nous essayions d’emporter d’assaut ; ou bien, on livrait une bataille rangée, sur l’herbe. Mais nous avions beau nous battre de notre mieux, nous ne l’emportions ni dans nos assauts, ni en terrain découvert, et toutes nos luttes se terminaient par une danse triomphale de Joe Dillon.

Ses parents allaient chaque matin à la messe de huit heures à Gardiner Street et l’atmosphère de paix qui émanait de Mme Dillon régnait dans le hall de la maison. Mais Joe combattait avec trop de violence, pour nous qui étions plus jeunes et plus timides. Il avait vraiment l’air d’une sorte de Peau Rouge lorsqu’il gambadait autour du jardin, un vieux couvre-théière sur la tête, tapant de son poing sur une boîte en fer-blanc et hurlant : « Ya ! Yaka. Yaka. Yaka ! »

Aussi chacun fit montre d’incrédulité lorsqu’on raconta qu’il avait la vocation et qu’il voulait être prêtre. Et cependant c’était vrai.

Un esprit d’indiscipline s’était propagé parmi nous et sous cette influence disparaissaient les oppositions de culture et de tempérament.