Gilles, désespéré, s'installa près de lui, le soigna, le fit confesser, pleura de bonheur lorsqu'il ne fut plus en danger de mort.

Ce fait, qui se renouvelle, du sorcier inconnu et de Prélati, dangereusement blessés en une chambre vide, dans des circonstances identiques, est relaté dans des documents authentiques; ce sont les pièces mêmes du procès de Gilles.

On peut se figurer combien le mystique qu'était Gilles de Rais dut croire à la réalité du diable, après avoir assisté à de pareilles scènes!

Malgré ses échecs, il ne pouvait donc douter - et Prélati à moitié assommé devait douter moins encore - que s'il plaisait à Satan, ils trouveraient enfin cette poudre qui les comblerait de richesses et les rendrait même presque immortels, car à cette époque la pierre philosophale passait non seulement pour transmuer les métaux vils, tels que l'étain, le plomb, le cuivre, en métaux nobles comme l'argent et l'or, mais encore pour guérir toutes les maladies et prolonger, sans infirmités, la vie jusqu'aux limites jadis assignées aux patriarches.

Enfin, Prélati, Blanchet, tous les souffleurs et les sorciers qui entourent le Maréchal, déclarent que pour amorcer Satan, il faudrait que Gilles lui cédât son âme et sa vie ou qu'il commît des crimes.

Gilles refuse d'aliéner son existence et d'abandonner son âme, mais il songe sans horreur aux meurtres. Cet homme, si brave sur le champ de bataille, si courageux quand il accompagne et défend Jeanne d'Arc, tremble devant le démon, s'apeure lorsqu'il songe à la vie éternelle, lorsqu'il pense au Christ. Et il en est de même de ses complices ; pour être assuré qu'ils ne révéleront pas les confondantes turpitudes que le château cèle, il leur fait jurer sur les saints Évangiles le secret, certain qu'aucun d'eux n'enfreindra le serment, car au Moyen Age, le plus impavide des bandits n'oserait assumer l'irrémissible méfait de tromper Dieu!

La première victime de Gilles fut un tout petit garçon, dont le nom est ignoré. Il l'égorgea, lui trancha les poings, détacha le coeur, arracha les yeux, et il le porta dans la chambre de Prélati. Tous deux les offrirent, dans des objurgations passionnées, au diable, qui se tut. Gilles, exaspéré, s'enfuit. Prélati roula ces pauvres restes dans un linge et, tremblant, s'en fut, dans la nuit, les inhumer en terre sainte, auprès d'une chapelle dédiée à saint Vincent.

Le sang de cet enfant que Gilles avait conservé pour écrire ses formules d'évocation et ses grimoires, s'épandit en d'horribles semailles qui levèrent, et bientôt de Rais put engranger la plus exorbitante moisson de crimes que l'on connaisse.

De 1432 à 1440, c'est-à-dire pendant ces huit années comprises entre la retraite du Maréchal et sa mort, les habitants de l'Anjou, du Poitou, de la Bretagne, errent en sanglotant sur les routes. Tous les enfants disparaissent; les pâtres sont enlevés dans les champs ; les fillettes qui sortent de l'école, les garçons qui vont jouer à la pelote le long des ruelles ou s'ébattent au bord des bois, ne reviennent plus.

Le peuple effaré se raconte d'abord que de méchantes fées, que des génies malfaisants, dispersent sa géniture, mais, peu à peu, d'affreux soupçons lui viennent. Dès que le Maréchal se déplace, dès qu'il va de sa forteresse de Tiffauges au château de Champtocé, et de là au castel de La Suze, ou à Nantes, il laisse derrière ses pas des traînées de larmes. Il traverse une campagne et, le lendemain, des enfants manquent. En frémissant, le paysan constate aussi que partout où se sont montrés Prélati, Roger de Brisque-ville, Gilles de Sillé, tous les intimes du Maréchal, les petits garçons ont disparu. Enfin, avec horreur, il remarque qu'une vieille femme, Perrine Martin, erre, vêtue de gris, le visage couvert comme celui de Gilles de Sillé d'une étamine; elle accoste les enfants, et son parler est si séduisant, sa figure, dès qu'elle lève son voile, est si habile, que tous la suivent jusqu'aux lisières du bois, où des hommes les emportent bâillonnés dans des sacs. Et le peuple épouvanté appelle cette pourvoyeuse de chair, cette ogresse, la Meffraye, du nom d'un oiseau de proie ai.

Combien le Maréchal égorgea-t-il d'enfants ? Lui-même l'ignorait. Les textes du temps comptent de sept à huit cents victimes, mais ce nombre est insuffisant, semble inexact. Des régions entières furent dévastées ; le hameau de Tiffauges n'avait plus de jeunes gens, La Suze nulle couvée mâle; à Champtocé, tout le fond d'une tour était rempli de cadavres; un témoin cité dans l'enquête, Guillaume Hylairet, déclare aussi « qu'un nommé Du Jardin a ouï dire qu'il avait été trouvé audit châtel une pipe toute pleine de petits enfants morts ».

Aujourd'hui encore, les traces de ces assassinats persistent. En 1889, à Tiffauges, un médecin découvrit une oubliette, et il en ramena des masses de têtes et d'os!

Toujours est-il que Gilles avoua d'épouvantables holocaustes et que ses amis en confirmèrent les effrayants détails.

Les habitants des régions qui avoisinent les châteaux du Maréchal savent enfin quel est l'inconcevable monstre qui enlève les enfants et les égorge. Mais personne n'ose parler. Dès qu'au tournant d'un chemin la haute taille du carnassier émerge, tous s'enfuient, se tapissent derrière les haies, s'enferment dans les chaumières.

Et Gilles passe, altier et sombre, dans le désert des villages singultueux ajet clos. L'impunité lui semble assurée, car quel paysan serait assez fou pour s'attaquer à un maître qui peut le faire patibuler akau moindre mot?

D'autre part, si les humbles renoncent à l'atteindre, ses pairs n'ont pas dessein de le combattre au profit des manants qu'ils dédaignent; et son supérieur, le duc de Bretagne, Jean V, le caresse et le choie, afin de lui extorquer ses terres.

Une seule puissance pouvait se lever et, au-dessus des complicités féodales, au-dessus des intérêts humains, venger les opprimés et les faibles: l'Église. - Et ce fut elle, en effet, qui, dans la personne de Jean de Malestroit, se dressa devant le monstre et l'abattit.

Jean de Malestroit, évêque de Nantes, appartenait à une lignée illustre. Il était proche parent de Jean V, et son incomparable piété, sa sagesse assidue, sa fougueuse charité, son infaillible science, le faisaient vénérer par le Duc même.

Les sanglots des campagnes décimées par Gilles étaient venus jusqu'à lui; en silence, il commençait une enquête, épiait le Maréchal, décidé, dès qu'il le pourrait, à commencer la lutte.

Et Gilles commit subitement un inexplicable attentat qui permit à l'Évêque de marcher droit sur lui et de le frapper.

Pour réparer les avaries de sa fortune, Gilles vend sa seigneurie de Saint-Étienne de Mer-Morte alà un sujet de Jean V, Guillaume le Ferron, qui délégua son frère Jean pour prendre possession de ce domaine.

Quelques jours après, le Maréchal réunit les deux cents hommes de sa prison militaire et il se dirige à leur tête sur Saint-Étienne. Là, le jour de la Pentecôte, alors que le peuple réuni entend la messe, il se précipite, la jusarme amau poing, dans l'église, balaie d'un geste les rangs tumultueux des fidèles, et, devant le prêtre interdit, menace d'égorger Jean le Ferron, qui prie. Le saint sacrifice est interrompu, les assistants prennent la fuite. Gilles traîne le Ferron, qui demande grâce, jusqu'au château, ordonne qu'on baisse le pont-levis et de force il occupe la place, tandis que son prisonnier est emporté et jeté à Tiffauges dans un fond de geôle.

Il venait du même coup de violer le coutumier ande Bretagne, qui interdisait à tout baron de lever des troupes sans le consentement du Duc, et de commettre un double sacrilège, en profanant une chapelle et en s'emparant de Jean le Ferron, qui était un clerc tonsuré d'Église.

L'Évêque apprend ce guet-apens et décide Jean V, qui hésite pourtant, à marcher contre le rebelle. Alors, tandis qu'une armée s'avance sur Saint-Étienne, que Gilles abandonne pour se réfugier avec une petite troupe dans le manoir fortifié de Machecoul, une autre armée met le siège devant Tiffauges.

Pendant ce temps, le prélat accumule, hâte les enquêtes. Son activité devient extraordinaire; il délègue des commissaires et des procureurs dans les villages où des enfants ont disparu. Lui-même quitte son palais de Nantes, parcourt les campagnes, recueille les dépositions des victimes. Le peuple parle enfin, le supplie à genoux de le protéger, et, soulevé par les atroces forfaits qu'on lui révèle, l'Évêque jure qu'il fera justice.

Un mois a suffi pour que tous les rapports soient terminés. Par lettres patentes, Jean de Malestroit établit publiquement l'« infamatioao» de Gilles, puis, alors que les formules de la procédure canonique sont épuisées, il lance le mandat d'arrêt.

006

Château de Tiffauges - Tour du Vidame.

007

Salle d'armes de la tour ronde.

Dans cette pièce, libellée en forme de mandement et donnée à Nantes, le 13 septembre de l'an du Seigneur 1440, il rappelle les crimes imputés au Maréchal, puis, dans un style énergique, il somme son diocèse de marcher contre l'assassin, de le débusquer.

« Ainsi, nous vous enjoignons à tous et à chacun de vous en particulier, par ces présentes lettres, de citer immédiatement et d'une manière définitive, sans compter l'un sur l'autre, sans vous reposer de ce soin sur autrui, de citer devant nous, ou devant l'Official apde notre église cathédrale, pour le lundi de la fête de l'Exaltation de la sainte Croix, le 19 septembre, Gilles, noble baron de Rais, soumis à notre puissance et relevant de notre juridiction, et nous le citons, nous-même, par ces lettres, à comparaître à notre barre pour avoir à répondre des crimes qui pèsent sur lui. - Exécutez donc ces ordres et que chacun de vous les fasse exécuter.