La belle comtesse m’occupa. J’avouerai à ma honte qu’elle éclipsait complètement l’image de la simple et chaste créature vouée au travail et à l’obscurité ; mais le lendemain matin, à travers les nuées de mon réveil, la douce Fanny m’apparut dans toute sa beauté, je ne pensai plus qu’à elle.

— Voulez-vous un verre d’eau sucrée ? dit la vicomtesse en interrompant Derville.

— Volontiers, répondit-il.

— Mais je ne vois là-dedans rien qui puisse nous concerner, dit madame de Grandlieu en sonnant.

— Sardanapale ! s’écria Derville en lâchant son juron, je vais bien réveiller mademoiselle Camille en lui disant que son bonheur dépendait naguère du papa Gobseck, mais comme le bonhomme est mort à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, monsieur de Restaud entrera bientôt en possession d’une belle fortune. Ceci veut des explications. Quant à Fanny Malvaut, vous la connaissez, c’est ma femme !

— Le pauvre garçon, répliqua la vicomtesse, avouerait cela devant vingt personnes avec sa franchise ordinaire.

— Je le crierais à tout l’univers, dit l’avoué.

— Buvez, buvez, mon pauvre Derville. Vous ne serez jamais rien, que le plus heureux et le meilleur des hommes.

— Je vous ai laissé rue du Helder, chez une comtesse, s’écria l’oncle en relevant sa tête légèrement assoupie. Qu’en avez-vous fait ?

— Quelques jours après la conversation que j’avais eue avec le vieux Hollandais, je passai ma thèse, reprit Derville. Je fus reçu licencié en Droit, et puis avocat. La confiance que le vieil avare avait en moi s’accrut beaucoup. Il me consultait gratuitement sur les affaires épineuses dans lesquelles il s’embarquait d’après des données sûres, et qui eussent semblé mauvaises à tous les praticiens. Cet homme, sur lequel personne n’aurait pu prendre le moindre empire, écoutait mes conseils avec une sorte de respect. Il est vrai qu’il s’en trouvait toujours très-bien. Enfin, le jour où je fus nommé maître-clerc de l’étude où je travaillais depuis trois ans, je quittai la maison de la rue des Grès, et j’allai demeurer chez mon patron, qui me donna la table, le logement et cent cinquante francs par mois. Ce fut un beau jour ! Quand je fis mes adieux à l’usurier, il ne me témoigna ni amitié ni déplaisir, il ne m’engagea pas à le venir voir ; il me jeta seulement un de ces regards qui, chez lui, semblaient en quelque sorte trahir le don de seconde vue. Au bout de huit jours, je reçus la visite de mon ancien voisin, il m’apportait une affaire assez difficile, une expropriation ; il continua ses consultations gratuites avec autant de liberté que s’il me payait. A la fin de la seconde année, de 1818 à 1819, mon patron, homme de plaisir et fort dépensier, se trouva dans une gêne considérable, et fut obligé de vendre sa charge. Quoique en ce moment les Études n’eussent pas acquis la valeur exorbitante à laquelle elles sont montées aujourd’hui, mon patron donnait la sienne, en n’en demandant que cent cinquante mille francs. Un homme actif, instruit, intelligent pouvait vivre honorablement, payer les intérêts de cette somme, et s’en libérer en dix années pour peu qu’il inspirât de confiance. Moi, le septième enfant d’un petit bourgeois de Noyon, je ne possédais pas une obole, et ne connaissais dans le monde d’autre capitaliste que le papa Gobseck. Une pensée ambitieuse, et je ne sais quelle lueur d’espoir me prêtèrent le courage d’aller le trouver. Un soir donc, je cheminai lentement jusqu’à la rue des Grès. Le cœur me battit bien fortement quand je frappai à la sombre maison. Je me souvenais de tout ce que m’avait dit autrefois le vieil avare dans un temps où j’étais bien loin de soupçonner la violence des angoisses qui commençaient au seuil de cette porte. J’allais donc le prier comme tant d’autres. — Eh ! bien, non, me dis-je, un honnête homme doit partout garder sa dignité. La fortune ne vaut pas une lâcheté, montrons-nous positif autant que lui. Depuis mon départ, le papa Gobseck avait loué ma chambre pour ne pas avoir de voisin ; il avait aussi fait poser une petite chattière grillée au milieu de sa porte, et il ne m’ouvrit qu’après avoir reconnu ma figure. — Hé ! bien, me dit-il de sa petite voix flûtée, votre patron vend son Étude. — Comment savez-vous cela ? Il n’en a encore parlé qu’à moi. Les lèvres du vieillard se tirèrent vers les coins de sa bouche absolument comme des rideaux, et ce sourire muet fut accompagné d’un regard froid. — Il fallait cela pour que je vous visse chez moi, ajouta-t-il d’un ton sec et après une pause pendant laquelle je demeurai confondu.