— Ah, ah ! te voilà, mon garçon, dit-il. Nous dînerons ensemble. Nous nous amuserons chez toi, je n’ai pas de ménage. Tous ces restaurateurs, avec leurs coulis, leurs sauces, leurs vins, empoisonneraient le diable. L’expression de mon visage lui rendit subitement sa froide impassibilité — Vous ne concevez pas cela, me dit-il en s’asseyant au coin de son foyer où il mit son poêlon de fer-blanc plein de lait sur le réchaud. — Voulez-vous déjeuner avec moi ? reprit-il, il y en aura peut-être assez pour deux. — Merci, répondis-je, je ne déjeune qu’à midi. En ce moment des pas précipités retentirent dans le corridor. L’inconnu qui survenait s’arrêta sur le palier de Gobseck, et frappa plusieurs coups qui eurent un caractère de fureur. L’usurier alla reconnaître par la chattière, et ouvrit à un homme de trente-cinq ans environ, qui sans doute lui parut inoffensif, malgré cette colère. Le survenant simplement vêtu, ressemblait au feu duc de Richelieu, c’était le comte que vous avez dû rencontrer et qui avait, passez-moi cette expression, la tournure aristocratique des hommes d’état de votre faubourg. — Monsieur, dit-il, en s’adressant à Gobseck redevenu calme, ma femme sort d’ici ? — Possible. — Eh ! bien, monsieur, ne me comprenez-vous pas ? — Je n’ai pas l’honneur de connaître madame votre épouse, répondit l’usurier. J’ai reçu beaucoup de monde ce matin : des femmes, des hommes, des demoiselles qui ressemblaient à des jeunes gens, et des jeunes gens qui ressemblaient à des demoiselles.. Il me serait bien difficile de... — Trêve de plaisanterie, monsieur, je parle de la femme qui sort à l’instant de chez vous. — Comment puis-je savoir si elle est votre femme, demanda l’usurier, je n’ai jamais eu l’avantage de vous voir. — Vous vous trompez, monsieur Gobseck, dit le comte avec un profond accent d’ironie. Nous nous sommes rencontrés dans la chambre de ma femme, un matin. Vous veniez toucher un billet souscrit par elle, un billet qu’elle ne devait pas. — Ce n’était pas mon affaire de rechercher de quelle manière elle en avait reçu la valeur, répliqua Gobseck en lançant un regard malicieux au comte. J’avais escompté l’effet à l’un de mes confrères. D’ailleurs, monsieur, dit le capitaliste sans s’émouvoir ni presser son débit et en versant du café dans sa jatte de lait, vous me permettrez de vous faire observer qu’il ne m’est pas prouvé que vous ayez le droit de me faire des remontrances chez moi : je suis majeur depuis l’an soixante et un du siècle dernier. — Monsieur, vous venez d’acheter à vil prix des diamants de famille qui n’appartenaient pas à ma femme. — Sans me croire obligé de vous mettre dans le secret de mes affaires, je vous dirai, monsieur le comte, que si vos diamants vous ont été pris par madame la comtesse, vous auriez dû prévenir, par une circulaire, les joailliers de ne pas les acheter, elle a pu les vendre en détail. — Monsieur ! s’écria le comte, vous connaissiez ma femme. — Vrai ? — Elle est en puissance de mari. — Possible. — Elle n’avait pas le droit de disposer de ces diamants... — Juste.