Là, en effet, depuis deux mois, on voyait flotter à sa corne le pavillon russe, et, en tête de son grand mât, le guidon du Yacht Club de France, avec ce signal distinctif : M.C.W.T.
Le capitaine Servadac, dès qu’il eut franchi l’enceinte de la ville, gagna le quartier militaire de Matmore. Là, il ne tarda pas à rencontrer un commandant du 2e tirailleurs et un capitaine du 8e d’artillerie, – deux camarades sur lesquels il pouvait compter.
Ces officiers écoutèrent gravement la demande que leur fit Hector Servadac de lui servir de témoins dans l’affaire en question, mais ils ne laissèrent pas de sourire légèrement, lorsque leur ami donna pour le véritable prétexte de cette rencontre une simple discussion musicale intervenue entre lui et le comte Timascheff.
« Peut-être pourrait-on arranger cela ? fit observer le commandant du 2e tirailleurs.
– Il ne faut même pas l’essayer, répondit Hector Servadac.
– Quelques modestes concessions !… reprit alors le capitaine du 8e d’artillerie.
– Aucune concession n’est possible entre Wagner et Rossini, répondit sérieusement l’officier d’état-major. C’est tout l’un ou tout l’autre. Rossini, d’ailleurs, est l’offensé dans l’affaire. Ce fou de Wagner a écrit de lui des choses absurdes, et je veux venger Rossini.
– Au surplus, dit alors le commandant, un coup d’épée n’est pas toujours mortel !
– Surtout lorsqu’on est bien décidé, comme moi, à ne point le recevoir », répliqua le capitaine Servadac.
Sur cette réponse, les deux officiers n’eurent plus qu’à se rendre à l’État-Major, où ils devaient rencontrer, à deux heures précises, les témoins du comte Timascheff.
Qu’il soit permis d’ajouter que le commandant du 2e tirailleurs et le capitaine du 8e d’artillerie ne furent point dupes de leur camarade. Quel était le motif, au vrai, qui lui mettait les armes à la main ? ils le soupçonnaient peut-être, mais n’avaient rien de mieux à faire que d’accepter le prétexte qu’il avait plu au capitaine Servadac de leur donner.
Deux heures plus tard, ils étaient de retour, après avoir vu les témoins du comte et réglé les conditions du duel. Le comte Timascheff, aide de camp de l’empereur de Russie, comme le sont beaucoup de Russes à l’étranger, avait accepté l’épée, l’arme du soldat.
Les deux adversaires devaient se rencontrer le lendemain, 1er janvier, à neuf heures du matin, sur une portion de la falaise, située à trois kilomètres de l’embouchure du Chéliff.
« À demain donc, heure militaire ! dit le commandant.
– Et la plus militaire de toutes les heures », répondit Hector Servadac.
Là-dessus, les deux officiers serrèrent vigoureusement la main de leur ami et retournèrent au café de la Zulma pour y faire un piquet en cent cinquante sec.
Quant au capitaine Servadac, il rebroussa chemin et quitta immédiatement la ville.
Depuis une quinzaine de jours, Hector Servadac ne demeurait plus à son logement de la place d’Armes. Chargé d’un levé topographique, il habitait un gourbi sur la côte de Mostaganem, à huit kilomètres du Chéliff, et n’avait pas d’autre compagnon que son ordonnance. Ce n’était pas très gai, et tout autre que le capitaine d’état-major eût pu considérer son exil dans ce poste désagréable comme une pénitence.
Il reprit donc le chemin du gourbi, en chassant quelques rimes qu’il essayait d’ajuster les unes aux autres sous la forme un peu surannée de ce qu’il appelait un rondeau. Ce prétendu rondeau – il est inutile de le cacher – était à l’adresse d’une jeune veuve, qu’il espérait bien épouser, et il tendait à prouver que, lorsqu’on a la chance d’aimer une personne aussi digne de tous les respects, il faut aimer « le plus simplement du monde ». Que cet aphorisme fût vrai ou non, d’ailleurs, c’était le moindre des soucis du capitaine Servadac, qui rimait un peu pour rimer.
« Oui ! oui ! murmurait-il, pendant que son ordonnance trottait silencieusement à son côté, un rondeau bien senti fait toujours son effet ! Ils sont rares, les rondeaux, sur la côte algérienne, et le mien n’en sera que mieux reçu, il faut l’espérer ! »
Et le poète-capitaine commença ainsi :
En vérité ! lorsque l’on aime,
C’est simplement…
« Oui ! simplement, c’est-à-dire honnêtement et en vue du mariage, et moi qui vous parle… Diable ! cela ne rime plus ! Pas commodes ces rimes en « ème » ! Singulière idée que j’ai eue d’aligner mon rondeau là-dessus ! Hé ! Ben-Zouf ! »
Ben-Zouf était l’ordonnance du capitaine Servadac.
« Mon capitaine, répondit Ben-Zouf.
– As-tu fait des vers quelquefois ?
– Non, mon capitaine, mais j’en ai vu faire !
– Et par qui ?
– Par le pitre d’une baraque de somnambule, un soir, à la fête de Montmartre.
– Et tu les as retenus, ces vers de pitre ?
– Les voici, mon capitaine :
Entrez ! C’est le bonheur suprême,
Et vous en sortirez charmé !
Ici l’on voit celle qu’on aime,
Et celle que l’on est aimé !
– Mordioux ! Ils sont détestables, tes vers !
– Parce qu’ils ne sont pas enroulés autour d’un mirliton, mon capitaine ! Sans cela, ils en vaudraient bien d’autres !
– Tais-toi, Ben-Zouf ! s’écria Hector Servadac. Tais-toi ! Je tiens enfin ma troisième et ma quatrième rime ! »
En vérité ! lorsque l’on aime,
C’est simplement…
Et fiez-vous à l’amour même
Plus qu’au serment !
Mais tout l’effort poétique du capitaine Servadac ne put le mener au-delà, et quand, à six heures, il fut de retour au gourbi, il ne tenait encore que son premier quatrain.
Chapitre II
Dans lequel on photographie physiquement et moralement le capitaine Servadac et son ordonnance Ben-Zouf
Cette année-là et à cette date, on pouvait lire sur ses états de service, au ministère de la Guerre :
« Servadac (Hector), né le 19 juillet 18.., à Saint-Trélody, canton et arrondissement de Lespare, département de la Gironde.
« Fortune : Douze cents francs de rente.
« Durée des services : 14 ans 3 mois 5 jours.
« Détail des services et des campagnes : École de Saint-Cyr : 2 ans. École d’application : 2 ans. Au 87e de ligne : 2 ans. Au 3e chasseurs : 2 ans. Algérie : 7 ans. Campagne du Soudan. Campagne du Japon.
« Position : Capitaine d’état-major à Mostaganem.
« Décorations : Chevalier de la Légion d’honneur du 13 mars 18.. »
Hector Servadac avait trente ans. Orphelin, sans famille, presque sans fortune, ambitieux de gloire sinon d’argent, quelque peu cerveau brûlé, plein de cet esprit naturel toujours prêt à l’attaque comme à la riposte, cœur généreux, courage à toute épreuve, visiblement le protégé du Dieu des batailles, auquel il n’épargnait pas les transes, pas hâbleur pour un enfant de l’Entre-deux-Mers qu’avait allaité pendant vingt mois une vigoureuse vigneronne du Médoc, véritable descendant de ces héros qui fleurirent aux époques de prouesses guerrières, tel était, au moral, le capitaine Servadac, l’un de ces aimables garçons que la nature semble prédestiner aux choses extraordinaires, et qui ont eu pour marraines à leur berceau la fée des aventures et la fée des bonnes chances.
Au physique, Hector Servadac était un charmant officier : cinq pieds six pouces, élancé, gracieux, chevelure noire à frisons naturels, jolies mains, jolis pieds, moustache galamment troussée, yeux bleus avec un regard franc, en un mot fait pour plaire, et, on peut le dire, plaisant sans avoir trop l’air de s’en douter.
Il faut convenir que le capitaine Servadac – il l’avouait volontiers – n’était pas plus savant qu’il ne fallait. « Nous ne sabotons pas, nous autres », disent les officiers d’artillerie, entendant par là qu’ils ne boudent jamais à la besogne. Hector Servadac, lui, « sabotait » volontiers, étant aussi naturellement flâneur que détestable poète ; mais, avec sa facilité à tout apprendre, à tout s’assimiler, il avait pu sortir de l’école dans un bon rang et entrer dans l’état-major. Il dessinait bien, d’ailleurs ; il montait admirablement à cheval, et l’indomptable sauteur du manège de Saint-Cyr, le successeur du fameux Oncle Tom, avait trouvé en lui son maître. Ses états de service mentionnaient qu’il avait été plusieurs fois porté à l’ordre du jour, et ce n’était que justice.
On citait de lui ce trait :
Un jour, il conduisait dans la tranchée une compagnie de chasseurs à pied. À un certain endroit, la crête de l’épaulement, criblée d’obus, avait cédé et n’offrait plus une hauteur suffisante pour couvrir les soldats contre la mitraille qui sifflait drue. Ceux-ci hésitèrent. Le capitaine Servadac monta alors sur l’épaulement ; puis, se couchant en travers de la brèche, que son corps bouchait tout entière :
« Passez maintenant », dit-il.
Et la compagnie passa au milieu d’une grêle de balles, dont pas une n’atteignit l’officier d’état-major.
Depuis sa sortie de l’École d’application, à l’exception de deux campagnes qu’il fit (Soudan et Japon), Hector Servadac fut toujours détaché en Algérie. À cette époque, il remplissait les fonctions d’officier d’état-major à la subdivision de Mostaganem. Spécialement chargé de travaux topographiques sur cette portion du littoral comprise entre Tenez et l’embouchure du Chéliff, il habitait un gourbi qui l’abritait tant bien que mal. Mais il n’était pas homme à s’inquiéter de si peu. Il aimait à vivre en plein air, avec toute la somme de liberté qu’un officier peut avoir.
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