Cependant, Hector Servadac et lui se hâtaient le plus possible. Servis par l’extraordinaire légèreté spécifique, devenue leur essence même, faits déjà à cette décompression de l’air qui rendait leur respiration plus haletante, ils couraient mieux que des lièvres, ils bondissaient comme des chamois. Ils ne suivaient plus le sentier qui serpentait au sommet de la falaise et dont les détours eussent allongé leur route. Ils se dirigeaient par le plus court – à vol d’oiseau, comme on dit sur l’ancien continent –, à vol d’abeilles, comme on dit sur le nouveau. Nul obstacle ne pouvait les arrêter. Une haie, ils s’élançaient par-dessus ; un ruisseau, ils le franchissaient d’un bond ; un rideau d’arbres, ils le sautaient à pieds joints ; une butte, ils la passaient au vol. Montmartre, dans ces conditions, n’eût coûté qu’une enjambée à Ben-Zouf. Tous deux n’avaient plus qu’une crainte : c’était de s’allonger suivant la verticale en voulant s’accourcir suivant l’horizontale. Vraiment, c’est à peine s’ils touchaient ce sol, qui semblait ne plus être qu’un tremplin d’une élasticité sans limites.
Enfin, les bords du Chéliff apparurent, et, en quelques bonds, le capitaine Servadac et son ordonnance étaient sur sa rive droite.
Mais là, ils furent bien forcés de s’arrêter. Le pont, en effet, n’existait plus, et pour cause.
« Plus de pont ! s’écria le capitaine Servadac. Il y a donc eu par là une inondation, une reprise du déluge !
– Peuh ! » fit Ben-Zouf.
Et, cependant, il y avait lieu d’être étonné. En effet, le Chéliff avait disparu. De sa rive gauche il n’existait plus aucune trace. Sa rive droite, qui se dessinait la veille à travers la fertile plaine, était devenue un littoral. Dans l’ouest, des eaux tumultueuses, grondantes et non plus murmurantes, bleues et non plus jaunes, remplaçaient à perte de vue son cours paisible. C’était comme une mer qui s’était substituée au fleuve. Là finissait maintenant la contrée dont le développement formait hier encore le territoire de Mostaganem.
Hector Servadac voulut en avoir le cœur net. Il s’approcha de la rive, toute cachée sous les touffes de lauriers-roses, il puisa de l’eau avec sa main, il la porta à sa bouche…
« Salée ! dit-il. La mer, en quelques heures, a englouti toute la partie ouest de l’Algérie !
– Alors, mon capitaine, dit Ben-Zouf, cela durera plus longtemps, sans doute, qu’une simple inondation ?
– C’est le monde changé ! répondit l’officier d’état-major en secouant la tête, et ce cataclysme peut avoir des conséquences incalculables ! Mes amis, mes camarades, que sont-ils devenus ? »
Ben-Zouf n’avait jamais vu Hector Servadac si vivement impressionné. Il accorda donc sa figure avec la sienne, bien qu’il comprit encore moins que lui ce qui avait pu se passer. Il en aurait même pris philosophiquement son parti, s’il n’eût été de son devoir de partager « militairement » les sentiments de son capitaine.
Le nouveau littoral, dessiné par l’ancienne rive droite du Chéliff, courait nord et sud, suivant une ligne légèrement arrondie. Il ne semblait pas que le cataclysme, dont cette portion de l’Afrique venait d’être le théâtre, ne l’eût aucunement touché. Il était resté tel que l’établissait le levé hydrographique, avec ses bouquets de grands arbres, sa berge capricieusement découpée, le tapis vert de ses prairies. Seulement, au lieu d’une rive de fleuve, il formait à présent le rivage d’une mer inconnue.
Mais c’est à peine si le capitaine Servadac, devenu très sérieux, eut le temps d’observer les changements qui avaient si profondément altéré l’aspect physique de cette région. L’astre radieux, arrivé sur l’horizon de l’est, y tomba brusquement, comme fait un boulet dans la mer. On eût été sous les tropiques, au 21 septembre ou au 21 mars, à cette époque où le soleil coupe l’écliptique, que le passage du jour à la nuit ne se fût pas opéré plus rapidement. Ce soir-là, il n’y eut pas de crépuscule, et, le lendemain, il était probable qu’il n’y aurait pas d’aurore. Terre, mer, ciel, tout s’ensevelit instantanément dans une obscurité profonde.
Chapitre VI
Qui engage le lecteur à suivre le capitaine Servadac pendant sa première excursion sur son nouveau domaine
Le caractère aventureux du capitaine Servadac étant donné, on accordera sans peine qu’il ne se montrât point définitivement abasourdi de tant d’événements extraordinaires. Seulement, moins indifférent que Ben-Zouf, il aimait assez à savoir le pourquoi des choses. L’effet lui importait peu, mais à cette condition que la cause lui fût connue.
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