La timidité de son caractère et la faiblesse de sa complexion semblaient assurer la pureté de ses mœurs. Mais il n’avait ni l’esprit théologique ni la vocation du sacerdoce. Sa foi même était incertaine. Grand connaisseur des âmes, M. Lantaigne ne redoutait pas à l’excès, chez les jeunes lévites, ces crises violentes, parfois salutaires, que la grâce apaise. Il s’effrayait, au contraire, des langueurs d’un esprit tranquillement indocile. Il désespérait presque d’une âme à qui le doute était tolérable et léger, et dont les pensées coulaient à l’irréligion par une pente naturelle. Tel se montrait le fils ingénieux du cordonnier. M. Lantaigne était un jour arrivé, par surprise, par une de ces ruses brusques qui lui étaient habituelles, à découvrir le fond de cette nature dissimulée par politesse. Il s’était aperçu avec effroi que Firmin n’avait retenu de l’enseignement du séminaire que des élégances de latinité, de l’adresse pour les sophismes et une sorte de mysticisme sentimental. Firmin lui avait paru dès lors un être faible et redoutable, un malheureux et un mauvais. Pourtant il aimait cet enfant, il l’aimait tendrement, avec faiblesse. En dépit qu’il en eût, il lui savait gré d’être l’ornement, la grâce du séminaire. Il aimait en Firmin les charmes de l’esprit, la douceur fine du langage et jusqu’à la tendresse de ces pâles yeux de myope, comme blessés sous les paupières battantes. Il se plaisait parfois à voir en lui une victime de cet abbé Guitrel dont la pauvreté intellectuelle et morale devait (il le croyait fermement) offenser et désoler un élève intelligent et perspicace. Il se flattait que, mieux conduit à l’avenir, Firmin, trop faible pour donner jamais à l’Église un de ces chefs énergiques dont elle avait tant besoin, rendrait du moins à la religion, peut-être, un Péreyve ou un Gerbet, un de ces prêtres portant dans le sacerdoce un cœur de jeune mère. Mais, incapable de se flatter longtemps lui-même, M. Lantaigne rejetait vite cette espérance trop incertaine, et il discernait en cet enfant un Guéroult, un Renan. Et une sueur d’angoisse lui glaçait le front. Son épouvante était, en nourrissant de tels élèves, de préparer à la vérité des ennemis redoutables.
Il savait que c’est dans le temple que furent forgés les marteaux qui ébranlèrent le temple. Il disait bien souvent : « Telle est la force de la discipline théologique que seule elle est capable de former les grands impies ; un incrédule qui n’a point passé par nos mains est sans force et sans armes pour le mal. C’est dans nos murs qu’on reçoit toute science, même celle du blasphème. » Il ne demandait au vulgaire des élèves que de l’application et de la droiture, assuré d’en faire de bons desservants. Chez les sujets d’élite, il craignait la curiosité, l’orgueil, l’audace mauvaise de l’esprit et jusqu’aux vertus qui ont perdu les anges.
— Monsieur Perruque, dit-il brusquement, voyons les notes de Piédagnel.
Le préfet des études, avec son pouce mouillé sur ses lèvres, feuilleta le registre et puis souligna de son gros index cerclé de noir les lignes tracées en marge du cahier :
M. Piédagnel tient des propos inconsidérés.
M. Piédagnel incline à la tristesse.
M. Piédagnel se refuse à tout exercice physique.
Le directeur lut et secoua la tête. Il tourna le feuillet et lut encore :
M. Piédagnel a fait un mauvais devoir sur l’unité de la foi.
Alors l’abbé Lantaigne éclata :
— L’unité, voilà donc ce qu’il ne concevra jamais ! Et pourtant c’est l’idée dont le prêtre doit se pénétrer avant toute autre. Car je ne crains pas d’affirmer que cette idée est toute de Dieu, et pour ainsi dire sa plus forte expression sur les hommes.
Il tourna vers l’abbé Perruque son regard creux et noir :
— Ce sujet de l’unité de la foi, monsieur Perruque, c’est ma pierre de touche pour éprouver les esprits. Les intelligences les plus simples, si elles ne manquent pas de droiture, tirent de l’idée de l’unité des conséquences logiques ; et les plus habiles font sortir de ce principe une admirable philosophie. J’ai traité trois fois en chaire, monsieur Perruque, de l’unité de la foi, et la richesse de la matière me confond encore.
Il reprit sa lecture :
M. Piédagnel a composé un cahier, qui a été trouvé dans son pupitre et qui contient, tracés de la main même de M. Piédagnel, des extraits de diverses poésies érotiques, composées par Leconte de Lisle et Paul Verlaine, ainsi que par plusieurs autres auteurs libres, et le choix des pièces décèle un excessif libertinage de l’esprit et des sens.
Il ferma le registre et le rejeta brusquement.
— Ce qui manque aujourd’hui, soupira-t-il, ce n’est ni le savoir ni l’intelligence ; c’est l’esprit théologique.
— Monsieur, dit l’abbé Perruque, monsieur l’économe vous fait demander si vous pouvez le recevoir incessamment.
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