Alors ils s'aperçurent qu'ils étaient tous les deux bien différents de ce qu'ils étaient auparavant.

— Pointant-Piquant, dit Tortue après le petit déjeuner. Je ne suis plus ce que j'étais hier, mais je me crois encore capable de distraire Jaguar Peint.

— Je pensais justement la même chose, dit Pointant-Piquant. À mon avis, les écailles sont une formidable amélioration par rapport aux piquants, sans parler de savoir nager. Pour sûr, Jaguar Peint va être surpris ! Allons le chercher !

Ils trouvèrent bientôt Jaguar Peint encore en train de soigner sa patte qui avait souffert la nuit précédente. Il fut si étonné qu'il tomba trois fois de suite à la renverse sur sa queue peinte.

— Bonjour ! dit Pointant-Piquant. Comment va ta chère et gracieuse Maman ce matin ?

— Elle va très bien, je vous remercie, dit Jaguar Peint, mais pardonnez-moi si pour l'instant je ne me souviens pas de vos noms.

— Ce n'est pas gentil, dit Pointant-Piquant, surtout qu'hier tu as essayé de me sortir de ma carapace avec ta patte.

— Mais tu n'avais pas de carapace, ce n'était que des piquants, dit Jaguar Peint. J'en sais quelque chose. Regarde ma patte !

— Tu m'as ordonné de me jeter dans le turbide Amazone et de m'y noyer, dit Lourde-Lente. Pourquoi es-tu si impoli et oublieux aujourd'hui ?

— Ne te rappelles-tu pas ce que t'a dit ta mère ? dit Pointant-Piquant.

S'enrouler peut, nager ne sait

Lourde-Lente c'est !

Nager peut, s'enrouler ne sait

Pointant-Piquant c'est !

Puis ils se roulèrent en boule tous les deux et tournèrent en rond autour de Jaguar Peint jusqu'à ce que les yeux lui sortent de la tête. Alors il alla chercher sa mère.

— Mère, dit-il. Il y a deux nouveaux animaux dans les bois aujourd'hui et celui dont tu m'as dit qu'il ne savait pas nager, nage, et celui dont tu m'as dit qu'il ne pouvait pas s'enrouler, s'enroule, et ils ont dû partager leurs piquants car tous les deux sont tout rugueux, au lieu que l'un soit lisse et que l'autre pique ; et en plus, ils ne cessent de tourner en rond autour de moi et je me sens tout chose.

— Mon fils ! Mon fils ! dit Maman Jaguar à plusieurs reprises en agitant la queue avec grâce. Un Hérisson est un Hérisson et rien d'autre qu'un Hérisson ; une Tortue est une Tortue et rien d'autre qu'une Tortue.

— Mais ce n'est pas un Hérisson et ce n'est pas une Tortue. C'est un peu des deux et j'ignore son nom.

— Balivernes ! dit Maman Jaguar. Chaque chose a un nom. À ta place je l'appellerais « Tatou » en attendant de trouver le vrai nom et je le laisserais tranquille.

Jaguar Peint fit ce qu'on lui dit, surtout pour ce qui est de les laisser tranquilles ; mais chose curieuse, ô ma Mieux-Aimée, depuis ce jour jusqu'aujourd'hui, personne sur les bords de la trouble Amazone n'a jamais appelé Pointant-Piquant et Lourde-Lente autrement que Tatou. Bien évidemment, il y a des Hérissons et des Tortues ailleurs (dans mon jardin par exemple), mais la bestiole de la véritable et ancienne espèce rusée, à écailles qui se chevauchent comme des écailles de pomme de pin, celle qui vivait sur les bords de la trouble Amazone dans des Temps Anciens et Reculés, on l'a toujours appelée Tatou car elle est adroite à tout.

Et c'est parfait ainsi, ma Mieux-Aimée. N'est-ce pas ?

Au Brésil, jamais

Je n'ai navigué

Sur l'Amazone,

Mais ce bateau

Amarré à quai

Lui, le sillonne.

Chaque semaine à Southampton

De blancs paquebots

Partent pour Rio.

Voguez voguez, blancs paquebots

Voguez gaiement jusqu'à Rio !

Oh ! j'aimerais un jour partir

À Rio, avant de mourir.

De tatous jamais

Je n'ai rencontré

Sous leur armure,

Et de jaguars

Je ne suis pas sûr

D'en jamais voir

À moins de partir à Rio

Et de visiter

Ces curiosités.

Voguez, voguez, blancs paquebots

Voguez gaiement jusqu'à Rio !

Oh ! j'aimerais un jour partir

À Rio, avant de mourir.

8. Comment naquit la première lettre

 

(How the First Letter was Written)

Il était une fois il y a très longtemps un Homme Néolithique. Ce n'était ni un Jute, ni un Angle, ni même un Dravidien bien que cela eût pu se faire, ma Mieux-Aimée, mais peu importe. C'était un Primitif qui vivait dans une caverne et il portait peu de vêtements, il ne savait pas lire, ne savait pas écrire et n'en avait nulle envie et il était toujours heureux, sauf quand il avait faim.

Il se nommait Tegumai Bopsulai, ce qui signifie :

« L'Homme qui ne met pas un pied devant l'autre à la va vite » ; mais nous, ô ma Mieux-Aimée, nous l'appellerons Tegumai tout court. Et sa femme se nommait Teshumai Tewindrow, ce qui signifie :

« La Dame qui pose tant et tant de questions » ; mais nous, ô ma Mieux-Aimée, nous l'appellerons Teshumai tout court. Et sa petite fille chérie se nommait Taffimai Metallumai, ce qui signifie :

« La-Petite-Personne-sans-manières-qui-mériterait-une-bonne-fessée » ; mais je l'appellerai Taffy. C'était la Mieux-Aimée de Tegumai Bopsulai et la Mieux-Aimée de sa Maman, et elle ne recevait pas la moitié des fessées qu'elle méritait ; et ils vivaient très heureux tous les trois. Dès que Taffy sut marcher, elle accompagna partout son Papa Tegumai et parfois ils ne rentraient à la Caverne que lorsqu'ils avaient faim et alors Teshumai Tewindrow disait :

— Où diable êtes-vous allés tous les deux pour vous salir ainsi ? Vraiment, mon Tegumai, tu ne vaux pas mieux que ma Taffy.

Maintenant, fais attention et écoute.

Un jour, Tegumai Bopsulai descendit par le marais-aux-castors jusqu'à la rivière Wagai pêcher des carpes pour le dîner. Taffy l'accompagnait. Le harpon de Tegumai était en bois avec des dents de requin au bout et avant d'avoir pris un seul poisson, il le cassa net par accident en l'enfonçant trop fort au fond de la rivière. Ils se trouvaient à des miles et des miles de chez eux (bien sûr ils avaient emporté leur déjeuner dans un petit sac) et Tegumai avait oublié de prendre des harpons de rechange.

— La pêche est cuite ! dit Tegumai. Il va me falloir une demi-journée pour le réparer.

— Tu as ton grand harpon noir à la maison, dit Taffy. Laisse-moi retourner en vitesse à la caverne pour le demander à Maman.

— C'est trop loin pour tes petites jambes potelées, dit Tegumai. Et puis, tu risques de tomber dans le marais-aux-castors et de te noyer.