– Si jamais l’esprit de roman, pour me servir d’une expression de notre poëte, a présidé à une naissance, – esprit sinistre et orageux ! – certes, il présida à la sienne. Poe fut véritablement l’enfant de la passion et de l’aventure. Un riche négociant de la ville, M. Allan, s’éprit de ce joli malheureux que la nature avait doté d’une manière charmante, et, comme il n’avait pas d’enfants, il l’adopta. Celui-ci s’appela donc désormais Edgar Allan Poe. Il fut ainsi élevé dans une belle aisance et dans l’espérance légitime d’une de ces fortunes qui donnent au caractère une superbe certitude. Ses parents adoptifs l’emmenèrent dans un voyage qu’ils firent en Angleterre, en Écosse et en Irlande, et, avant de retourner dans leur pays, ils le laissèrent chez le docteur Bransby, qui tenait une importante maison d’éducation à Stoke-Newington, près de Londres. – Poe a lui-même, dans William Wilson, décrit cette étrange maison bâtie dans le vieux style d’Elisabeth, et les impressions de sa vie d’écolier.

Il revint à Richmond en 1822, et continua ses études en Amérique, sous la direction des meilleurs maîtres de l’endroit. À l’université de Charlottesville, où il entra en 1825, il se distingua, non seulement par une intelligence quasi miraculeuse, mais aussi par une abondance presque sinistre de passions, – une précocité vraiment américaine, – qui, finalement, fut la cause de son expulsion. Il est bon de noter en passant que Poe avait déjà, à Charlottesville, manifesté une aptitude des plus remarquables pour les sciences physiques et mathématiques. Plus tard il en fera un usage fréquent dans ses étranges contes, et en tirera des moyens très-inattendus. Mais j’ai des raisons de croire que ce n’est pas à cet ordre de compositions qu’il attachait le plus d’importance, et que – peut-être même à cause de cette précoce aptitude – il n’était pas loin de les considérer comme de faciles jongleries, comparativement aux ouvrages de pure imagination. – Quelques malheureuses dettes de jeu amenèrent une brouille momentanée entre lui et son père adoptif, et Edgar – fait des plus curieux et qui prouve, quoi qu’on ait dit, une dose de chevalerie assez forte dans son impressionnable cerveau, – conçut le projet de se mêler à la guerre des Hellènes et d’aller combattre les Turcs. Il partit donc pour la Grèce. – Que devint-il en Orient ? qu’y fit-il ? étudia-t-il les rivages classiques de la Méditerranée ? – pourquoi le trouvons-nous à Saint-Pétersbourg, sans passeport, compromis, et dans quelle sorte d’affaire, obligé d’en appeler au ministre américain, Henry Middleton, pour échapper à la pénalité russe et retourner chez lui ? – on l’ignore ; il y a là une lacune que lui seul aurait pu combler. La vie d’Edgar Poe, sa jeunesse, ses aventures en Russie et sa correspondance ont été longtemps annoncées par les journaux américains et n’ont jamais paru.

Revenu en Amérique en 1829, il manifesta le désir d’entrer à l’école militaire de West-Point ; il y fut admis en effet, et, là comme ailleurs, il donna les signes d’une intelligence admirablement douée, mais indisciplinable, et, au bout de quelques mois, il fut rayé. – En même temps se passait dans sa famille adoptive un événement qui devait avoir les conséquences les plus graves sur toute sa vie. Madame Allan, pour laquelle il semble avoir éprouvé une affection réellement filiale, mourait, et M. Allan épousait une femme toute jeune. Une querelle domestique prend ici place, – une histoire bizarre et ténébreuse que je ne peux pas raconter, parce qu’elle n’est clairement expliquée par aucun biographe. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’il se soit définitivement séparé de M. Allan, et que celui-ci, qui eut des enfants de son second mariage, l’ait complètement frustré de sa succession.

Peu de temps après avoir quitté Richmond, Poe publia un petit volume de poésies ; c’était en vérité une aurore éclatante. Pour qui sait sentir la poésie anglaise, il y a là déjà l’accent extra-terrestre, le calme dans la mélancolie, la solennité délicieuse, l’expérience précoce, – j’allais, je crois, dire expérience innée, – qui caractérisent les grands poëtes(2).

La misère le fit quelque temps soldat, et il est présumable qu’il se servit des lourds loisirs de la vie de garnison pour préparer les matériaux de ses futures compositions, – compositions étranges, qui semblent avoir été créées pour nous démontrer que l’étrangeté est une des parties intégrantes du beau. Rentré dans la vie littéraire, le seul élément où puissent respirer certains êtres déclassés, Poe se mourait dans une misère extrême, quand un hasard heureux le releva. Le propriétaire d’une revue venait de fonder deux prix, l’un pour le meilleur conte, l’autre pour le meilleur poëme. Une écriture singulièrement belle attira les yeux de M. Kennedy, qui présidait le comité, et lui donna l’envie d’examiner lui-même les manuscrits. Il se trouva que Poe avait gagné les deux prix ; mais un seul lui fut donné. Le président de la commission fut curieux de voir l’inconnu. L’éditeur du journal lui amena un jeune homme d’une beauté frappante, en guenilles, boutonné jusqu’au menton, et qui avait l’air d’un gentilhomme aussi fier qu’affamé(3). Kennedy se conduisit bien. Il fit faire à Poe la connaissance d’un M. Thomas White, qui fondait à Richmond le Southern Literary Messenger. M. White était un homme d’audace, mais sans aucun talent littéraire ; il lui fallait un aide. Poe se trouva donc tout jeune, – à vingt-deux ans, – directeur d’une revue dont la destinée reposait tout entière sur lui.