Combien de branches as-tu passées ?
– Une, deux, trois, quatre, cinq ; – j’ai passé cinq grosses branches, massa, de ce côté-ci.
– Alors monte encore d’une branche.
Au bout de quelques minutes, sa voix se fit entendre de nouveau. Il annonçait qu’il avait atteint la septième branche.
– Maintenant, Jup, cria Legrand, en proie à une agitation manifeste, il faut que tu trouves le moyen de t’avancer sur cette branche aussi loin que tu pourras. Si tu vois quelque chose de singulier, tu me le diras.
Dès lors, les quelques doutes que j’avais essayé de conserver relativement à la démence de mon pauvre ami disparurent complètement. Je ne pouvais plus ne pas le considérer comme frappé d’aliénation mentale, et je commençai à m’inquiéter sérieusement des moyens de le ramener au logis. Pendant que je méditais sur ce que j’avais de mieux à faire, la voix de Jupiter se fit entendre de nouveau.
– J’ai bien peur de m’aventurer un peu loin sur cette branche ; – c’est une branche morte presque dans toute sa longueur.
– Tu dis bien que c’est une branche morte, Jupiter ? cria Legrand d’une voix tremblante d’émotion.
– Oui, massa, morte comme un vieux clou de porte, c’est une affaire faite, – elle est bien morte, tout à fait sans vie.
– Au nom du ciel, que faire ? demanda Legrand, qui semblait en proie à un vrai désespoir.
– Que faire ? dis-je, heureux de saisir l’occasion pour placer un mot raisonnable : retourner au logis et nous aller coucher. Allons, venez ! – Soyez gentil, mon camarade. – Il se fait tard, et puis souvenez-vous de votre promesse.
– Jupiter, criait-il, sans m’écouter le moins du monde, m’entends-tu ?
– Oui, massa Will, je vous entends parfaitement.
– Entame donc le bois avec ton couteau, et dis-moi si tu le trouves bien pourri.
– Pourri, massa, assez pourri, répliqua bientôt le nègre, mais pas aussi pourri qu’il pourrait l’être. Je pourrais m’aventurer un peu plus sur la branche, mais moi seul.
– Toi seul ! – qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je veux parler du scarabée. Il est bien lourd, le scarabée. Si je le lâchais d’abord, la branche porterait bien, sans casser, le poids d’un nègre tout seul.
– Infernal coquin ! cria Legrand, qui avait l’air fort soulagé, quelles sottises me chantes-tu là ? Si tu laisses tomber l’insecte, je te tords le cou. Fais-y attention, Jupiter ; – tu m’entends, n’est-ce pas ?
– Oui, massa, ce n’est pas la peine de traiter comme ça un pauvre nègre.
– Eh bien, écoute-moi, maintenant ! Si tu te hasardes sur la branche aussi loin que tu pourras le faire sans danger et sans lâcher le scarabée, je te ferai cadeau d’un dollar d’argent aussitôt que tu seras descendu.
– J’y vais, massa Will, – m’y voilà, répliqua lestement le nègre, je suis presque au bout.
– Au bout ! cria Legrand, très-radouci. Veux-tu dire que tu es au bout de cette branche ?
– Je suis bientôt au bout, massa. – oh ! oh ! oh ! Seigneur Dieu ! miséricorde ! qu’y a-t-il sur l’arbre ?
– Eh bien, cria Legrand, au comble de la joie, qu’est-ce qu’il y a ?
– Eh ! ce n’est rien qu’un crâne ; – quelqu’un a laissé sa tête sur l’arbre, et les corbeaux ont becqueté toute la viande.
– Un crâne, dis-tu ? – Très-bien ! – Comment est-il attaché à la branche ? – qu’est-ce qui le retient ?
– Oh ! il tient bien ; – mais il faut voir. – Ah ! c’est une drôle de chose, sur ma parole ; – il y a un gros clou dans le crâne, qui le retient à l’arbre.
– Bien ! maintenant, Jupiter, fais exactement ce que je vais te dire ; – tu m’entends ?
– Oui, massa.
– Fais bien attention ! – trouve l’œil gauche du crâne.
– Oh ! oh ! voilà qui est drôle ! Il n’y a pas d’œil gauche du tout.
– Maudite stupidité ! Sais-tu distinguer ta main droite de ta main gauche ?
– Oui, je sais, – je sais tout cela ; ma main gauche est celle avec laquelle je fends le bois.
– Sans doute, tu es gaucher ; et ton œil gauche est du même côté que ta main gauche. Maintenant, je suppose, tu peux trouver l’œil gauche du crâne, ou la place où était l’œil gauche. As-tu trouvé ?
Il y eut ici une longue pause. Enfin, le nègre demanda :
– L’œil gauche du crâne est aussi du même côté que la main gauche du crâne ? – Mais le crâne n’a pas de mains du tout ! – Cela ne fait rien ! j’ai trouvé l’œil gauche, – voilà l’œil gauche ! Que faut-il faire, maintenant ?
– Laisse filer le scarabée à travers, aussi loin que la ficelle peut aller ; mais prends bien garde de lâcher le bout de la corde.
– Voilà qui est fait, massa Will ; c’était chose facile de faire passer le scarabée par le trou ; – tenez, voyez-le descendre.
Pendant tout ce dialogue, la personne de Jupiter était restée invisible ; mais l’insecte qu’il laissait filer apparaissait maintenant au bout de la ficelle, et brillait comme une boule d’or bruni aux derniers rayons du soleil couchant, dont quelques-uns éclairaient encore faiblement l’éminence où nous étions placés. Le scarabée en descendant émergeait des branches, et, si Jupiter l’avait laissé tomber, il serait tombé à nos pieds. Legrand prit immédiatement la faux et éclaircit un espace circulaire de trois ou quatre yards de diamètre, juste au-dessous de l’insecte, et, ayant achevé cette besogne, ordonna à Jupiter de lâcher la corde et de descendre de l’arbre.
Avec un soin scrupuleux, mon ami enfonça dans la terre une cheville, à l’endroit précis où le scarabée était tombé, et tira de sa poche un ruban à mesurer. Il l’attacha par un bout à l’endroit du tronc de l’arbre qui était le plus près de la cheville, le déroula jusqu’à la cheville et continua ainsi à le dérouler dans la direction donnée par ces deux points, – la cheville et le tronc, – jusqu’à la distance de cinquante pieds. Pendant ce temps, Jupiter nettoyait les ronces avec la faux. Au point ainsi trouvé, il enfonça une seconde cheville, qu’il prit comme centre, et autour duquel il décrivit grossièrement un cercle de quatre pieds de diamètre environ. Il s’empara alors d’une bêche, en donna une à Jupiter, une à moi, et nous pria de creuser aussi vivement que possible.
Pour parler franchement, je n’avais jamais eu beaucoup de goût pour un pareil amusement, et, dans le cas présent, je m’en serais bien volontiers passé ; car la nuit s’avançait, et je me sentais passablement fatigué de l’exercice que j’avais déjà pris ; mais je ne voyais aucun moyen de m’y soustraire, et je tremblais de troubler par un refus la prodigieuse sérénité de mon pauvre ami. Si j’avais pu compter sur l’aide de Jupiter, je n’aurais pas hésité à ramener par la force notre fou chez lui ; mais je connaissais trop bien le caractère du vieux nègre pour espérer son assistance, dans le cas d’une lutte personnelle avec son maître et dans n’importe quelle circonstance. Je ne doutais pas que Legrand n’eût le cerveau infecté de quelqu’une des innombrables superstitions du Sud relatives aux trésors enfouis, et que cette imagination n’eût été confirmée par la trouvaille du scarabée, ou peut-être même par l’obstination de Jupiter à soutenir que c’était un scarabée d’or véritable. Un esprit tourné à la folie pouvait bien se laisser entraîner par de pareilles suggestions, surtout quand elles s’accordaient avec ses idées favorites préconçues ; puis je me rappelais le discours du pauvre garçon relativement au scarabée, indice de sa fortune. Par-dessus tout, j’étais cruellement tourmenté et embarrassé ; mais enfin je résolus de faire contre mauvaise fortune bon cœur et bêcher de bonne volonté, pour convaincre mon visionnaire le plus tôt possible, par une démonstration oculaire, de l’inanité de ses rêveries.
Nous allumâmes les lanternes, et nous attaquâmes notre besogne avec un ensemble et un zèle dignes d’une cause plus rationnelle ; et, comme la lumière tombait sur nos personnes et nos outils, je ne pus m’empêcher de songer que nous composions un groupe vraiment pittoresque, et que, si quelque intimes était tombé par hasard au milieu de nous, nous lui serions apparus comme faisant une besogne bien étrange et bien suspecte.
Nous creusâmes ferme deux heures durant. Nous parlions peu. Notre principal embarras était causé par les aboiements du chien, qui prenait un intérêt excessif à nos travaux. À la longue, il devint tellement turbulent, que nous craignîmes qu’il ne donnât l’alarme à quelques rôdeurs du voisinage, – ou, plutôt, c’était la grande appréhension de Legrand, – car, pour mon compte, je me serais réjoui de toute interruption qui m’aurait permis de ramener mon vagabond à la maison.
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