On raconte d’ailleurs qu’un jour, au moment de se remarier (les bans étaient publiés, et comme on le félicitait sur une union qui mettait dans ses mains les plus hautes conditions de bonheur et de bien-être, il avait dit « Il est possible que vous ayez vu des bans, mais notez bien ceci : je ne me marierai pas ! »), il alla, épouvantablement ivre, scandaliser le voisinage de celle qui devait être sa femme, ayant ainsi recours à son vice, pour se débarrasser d’un parjure envers la pauvre morte dont l’image vivait toujours en lui et qu’il avait admirablement chantée dans son Annabel Lee. Je considère donc, dans un grand nombre de cas, le fait infiniment précieux de préméditation comme acquis et constaté.
Je lis d’autre part, dans un long article du Southern Literary Messenger, – cette même revue dont il avait commencé la fortune, – que jamais la pureté, le fini de son style, jamais la netteté de sa pensée, jamais son ardeur au travail, ne furent altérés par cette terrible habitude ; que la confection de la plupart de ses excellents morceaux a précédé ou suivi une de ses crises ; qu’après la publication d’Eureka, il sacrifia déplorablement à son penchant, et qu’à New-York, le matin même où paraissait le Corbeau, pendant que le nom du poëte était dans toutes les bouches, il traversait Broadway en trébuchant outrageusement. Remarquez que les mots : précédé ou suivi, impliquent que l’ivresse pouvait servir d’excitant aussi bien que de repos.
Or, il est incontestable que – semblables à ces impressions fugitives et frappantes, d’autant plus frappantes dans leurs retours qu’elles sont fugitives, qui suivent quelquefois un symptôme extérieur, une espèce d’avertissement comme un son de cloche, une note musicale ou un parfum oublié, et qui sont elles-mêmes suivies d’un événement semblable à un événement déjà connu et qui occupait la même place dans une chaîne antérieurement révélée, – semblables à ces singuliers rêves périodiques qui fréquentent nos sommeils, – il existe dans l’ivresse non seulement des enchaînements de rêves, mais des séries de raisonnements, qui ont besoin, pour se reproduire, du milieu qui leur a donné naissance. Si le lecteur m’a suivi sans répugnance, il a déjà deviné ma conclusion : Je crois que, dans beaucoup de cas, non pas certainement dans tous, l’ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail, méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée. Le poëte avait appris à boire, comme un littérateur soigneux s’exerce à faire des cahiers de note. Il ne pouvait résister au désir de retrouver les visions merveilleuses ou effrayantes, les conceptions subtiles qu’il avait rencontrées dans une tempête précédente : c’étaient de vieilles connaissances qui l’attiraient impérativement, et, pour renouer avec elles, il prenait le chemin le plus dangereux, mais le plus direct. Une partie de ce qui fait aujourd’hui notre jouissance est ce qui l’a tué.
IV
Des ouvrages de ce singulier génie, j’ai peu de chose à dire ; le public fera voir ce qu’il en pense. Il me serait difficile, peut-être, mais non pas impossible de débrouiller sa méthode, d’expliquer son procédé, surtout dans la partie de ses œuvres dont le principal effet gît dans une analyse bien ménagée. Je pourrais introduire le lecteur dans les mystères de sa fabrication, m’étendre longuement sur cette portion de génie américain qui le fait se réjouir d’une difficulté vaincue, d’une énigme expliquée, d’un tour de force réussi, – qui le pousse à se jouer avec une volupté enfantine et presque perverse dans le monde des probabilités et des conjectures, et à créer des canards auxquels son art subtil a donné une vie vraisemblable. Personne ne niera que Poe ne soit un jongleur merveilleux, et je sais qu’il donnait surtout son estime à une autre partie de ses œuvres. J’ai quelques remarques plus importantes à faire, d’ailleurs très-brèves.
Ce n’est pas par ses miracles matériels, qui pourtant ont fait sa renommée, qu’il lui sera donné de conquérir l’admiration des gens qui pensent, c’est par son amour du Beau, par sa connaissance des conditions harmoniques de la beauté, par sa poésie profonde et plaintive, ouvragée néanmoins, transparente et correcte comme un bijou de cristal, – par son admirable style, pur et bizarre, – serré comme les mailles d’une armure, – complaisant et minutieux, – et dont la plus légère intention sert à pousser doucement le lecteur vers un but voulu, – et enfin surtout par ce génie tout spécial, par ce tempérament unique qui lui a permis de peindre et d’expliquer, d’une manière impeccable, saisissante, terrible, l’exception dans l’ordre moral. – Diderot, pour prendre un exemple entre cent, est un auteur sanguin ; Poe est l’écrivain des nerfs, et même de quelque chose de plus, – et le meilleur que je connaisse.
Chez lui, toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un tourbillon. Sa solennité surprend et tient l’esprit en éveil. On sent tout d’abord qu’il s’agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à peu, se déroule une histoire dont tout l’intérêt repose sur une imperceptible déviation de l’intellect, sur une hypothèse audacieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l’amalgame des facultés. Le lecteur, lié par le vertige, est contraint de suivre l’auteur dans ses entraînantes déductions.
Aucun homme, je le répète, n’a raconté avec plus de magie les exceptions de la vie humaine et de la nature, – les ardeurs de curiosité de la convalescence ; – les fins de saisons chargées de splendeurs énervantes, les temps chauds, humides et brumeux, où le vent du sud amollit et détend les nerfs comme les cordes d’un instrument, où les yeux se remplissent de larmes qui ne viennent pas du cœur ; – l’hallucination laissant d’abord place au doute, bientôt convaincue et raisonneuse comme un livre ; – l’absurde s’installant dans l’intelligence et la gouvernant avec une épouvantable logique ; – l’hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction établie entre les nerfs et l’esprit, et l’homme désaccordé au point d’exprimer la douleur par le rire. Il analyse ce qu’il y a de plus fugitif, il soupèse l’impondérable et décrit, avec cette manière minutieuse et scientifique dont les effets sont terribles, tout cet imaginaire qui flotte autour de l’homme nerveux et le conduit à mal.
L’ardeur même avec laquelle il se jette dans le grotesque pour l’amour du grotesque et dans l’horrible pour l’amour de l’horrible, me sert à vérifier la sincérité de son œuvre et l’accord de l’homme avec le poëte. – J’ai déjà remarqué que, chez plusieurs hommes, cette ardeur était souvent le résultat d’une vaste énergie vitale inoccupée, et aussi d’une profonde sensibilité refoulée. La volupté surnaturelle que l’homme peut éprouver à voir couler son propre sang, les mouvements soudains, violents, inutiles, les grands cris jetés en l’air, sans que l’esprit ait commandé au gosier, sont des phénomènes à ranger dans le même ordre.
Au sein de cette littérature où l’air est raréfié, l’esprit peut éprouver cette vague angoisse, cette peur prompte aux larmes et ce malaise du cœur qui habitent les lieux immenses et singuliers. Mais l’admiration est la plus forte, et d’ailleurs l’art est si grand ! Les fonds et les accessoires y sont appropriés au sentiment des personnages. Solitude de la Nature ou agitation des villes, tout y est décrit nerveusement et fantastiquement. Comme notre Eugène Delacroix, qui a élevé son art à la hauteur de la grande poésie, Edgar Poe aime à agiter ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres où se révèlent la phosphorescence de la pourriture et la senteur de l’orage. La nature dite inanimée participe de la nature des êtres vivants, et, comme eux, frissonne d’un frisson surnaturel et galvanique.
Quelquefois, des échappées magnifiques, gorgées de lumière et de couleur, s’ouvrent soudainement dans ses paysages, et l’on voit apparaître au fond de leurs horizons des villes orientales et des architectures, vaporisées par la distance, où le soleil jette des pluies d’or.
Les personnages de Poe, ou plutôt le personnage de Poe, l’homme aux facultés suraiguës, l’homme aux nerfs relâchés, l’homme dont la volonté ardente et patiente jette un défi aux difficultés, celui dont le regard est tendu avec la roideur d’une épée sur des objets qui grandissent à mesure qu’il les regarde, – c’est Poe lui-même. – Et ses femmes, toutes lumineuses et malades, mourant de maux bizarres et parlant avec une voix qui ressemble à une musique, c’est encore lui ; ou du moins, par leurs aspirations étranges, par leur savoir, par leur mélancolie inguérissable, elles participent fortement de la nature de leur créateur. Quant à sa femme idéale, à sa Titanide, elle se révèle sous différents portraits éparpillés dans ses poésies trop peu nombreuses, portraits ou plutôt manières de sentir la beauté, que le tempérament de l’auteur rapproche et confond dans une unité vague mais sensible, et où vit plus délicatement peut-être qu’ailleurs cet amour insatiable du Beau, qui est son grand titre, c’est-à-dire le résumé de ses titres à l’affection et au respect des poëtes.
Nous rassemblons sous le titre Histoires extraordinaires divers contes choisis dans l’œuvre générale de Poe. Cette œuvre se compose d’un nombre considérable de nouvelles, d’une quantité non moins forte d’articles critiques et d’articles divers, d’un poëme philosophique (Eureka), de poésies et d’un roman purement humain (la Relation d’Arthur Gordon Pym). Si je trouve encore, comme je l’espère, l’occasion de parler de ce poëte, je donnerai l’analyse de ses opinions philosophiques et littéraires, ainsi que généralement des œuvres dont la traduction complète aurait peu de chances de succès auprès d’un public qui préfère de beaucoup l’amusement et l’émotion à la plus importante vérité philosophique.
CHARLES BAUDELAIRE.
Cette traduction est dédiée à Maria Clemm
À LA MÈRE ENTHOUSIASTE ET DÉVOUÉE
À CELLE POUR QUI LE POËTE A ÉCRIT CES VERS
Parce que je sens que, là-haut dans les Cieux,
Les Anges, quand ils se parlent doucement à l’oreille,
Ne trouvent pas, parmi leurs termes brûlants d’amour,
D’expression plus fervente que celle de mère,
Je vous ai dès longtemps justement appelée de ce grand nom,
Vous qui êtes plus qu’une mère pour moi
Et remplissez le sanctuaire de mon cœur où la Mort vous a installée
En affranchissant l’âme de ma Virginia.
Ma mère, ma propre mère, qui mourut de bonne heure,
N’était que ma mère, à moi ; mais vous,
Vous êtes la mère de celle que j’aimais si tendrement,
Et ainsi vous m’êtes plus chère que la mère que j’ai connue
De tout un infini, – juste comme ma femme
Était plus chère à mon âme que celle-ci à sa propre essence.
C. B.
DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE
Quelle chanson chantaient les sirènes ? quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes ? – Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au delà de toute conjecture.
SIR THOMAS BROWNE.
Les facultés de l’esprit qu’on définit par le terme analytiques sont en elles-mêmes fort peu susceptibles d’analyse. Nous ne les apprécions que par leurs résultats. Ce que nous en savons, entre autres choses, c’est qu’elles sont pour celui qui les possède à un degré extraordinaire une source de jouissances des plus vives.
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