Ce ne fut qu’à la fin mars que je vis une bombe
valant la peine d’être lancée.
Et en dehors des armes, il y avait également pénurie
d’autres choses de moindre importance mais tout de même nécessaires à la
guerre. Nous n’avions, par exemple, ni cartes ni plans ; le relevé
topographique de l’Espagne n’avait jamais été complètement fait, et les seules
cartes détaillées de cette région étaient les vieilles cartes militaires qui
étaient presque toutes en la possession des fascistes. Nous n’avions ni
télémètres, ni longues-vues, ni périscopes de tranchée, ni jumelles (à part quelques-unes
qui étaient la propriété personnelle de miliciens), ni fusées ou étoiles
éclairantes, ni cisailles, ni outils d’armurier, et même presque pas de
matériel de nettoyage. Les Espagnols semblaient n’avoir jamais entendu parler
d’écouvillons d’aucune sorte et ils restèrent là, à regarder, tout surpris,
lorsque je me mis à en fabriquer un. Quand vous vouliez faire nettoyer votre
fusil, vous l’apportiez au sergent qui possédait une longue baguette de fusil
en laiton, laquelle étant invariablement tordue égratignait le rayage. On
n’avait même pas d’huile de graissage pour fusil ; on se servait d’huile
d’olive quand on pouvait en trouver ; à diverses reprises j’ai graissé mon
fusil avec de la vaseline, avec du cold cream, et même avec du gras de jambon.
Et de plus, on n’avait ni falots ni lampes électriques de poche – à cette
époque il n’y avait, je crois, pas une seule lampe électrique de poche dans
tout notre secteur de front, et il fallait aller jusqu’à Barcelone pour trouver
à en acheter, et encore, non sans difficultés.
Et tandis que le temps passait et que parmi les collines
crépitaient des coups de feu tirés au petit bonheur, j’en vins à me demander
avec un scepticisme croissant s’il arriverait jamais rien qui mît un peu de
vie, ou plutôt de mort, dans cette guerre de biais. C’était contre la pneumonie
que nous luttions, non contre des hommes. Quand les tranchées sont séparées par
une distance de plus de cinq cents mètres, si quelqu’un est touché, c’est pur
hasard. Naturellement il y avait des blessés, mais le plus grand nombre d’entre
eux s’étaient blessés eux-mêmes. Si j’ai bonne mémoire, les cinq premiers
blessés que je vis en Espagne l’avaient été par nos propres armes – je ne
veux pas dire délibérément, mais par accident ou étourderie. Nos fusils trop
usés étaient en eux-mêmes un danger. Certains de ces fusils avaient la vilaine
habitude de laisser le coup partir si l’on en tapait la crosse par terre ;
j’ai vu un homme se faire ainsi traverser la main d’une balle. Et dans le noir,
les recrues non aguerries étaient toujours en train de se tirer mutuellement
dessus. Un soir, alors que le crépuscule tombait à peine, une sentinelle tira
sur moi de vingt mètres, mais elle me manqua d’un mètre. Dieu sait combien de
fois j’ai dû la vie au manque d’adresse au tir des Espagnols ! Une autre
fois j’étais parti en patrouille dans le brouillard et j’avais pris soin,
auparavant, d’avertir le commandant de garde. Mais en revenant je butai contre
un buisson, la sentinelle alarmée se mit à crier que les fascistes arrivaient,
et j’eus le plaisir d’entendre le commandant de garde donner l’ordre à tous
d’ouvrir un feu continu dans ma direction. Naturellement je demeurai étendu à
terre et les balles passèrent au-dessus de moi sans me faire la moindre
égratignure. Il n’y a rien qui puisse convaincre un Espagnol, tout au moins un
jeune Espagnol, que les armes à feu sont dangereuses. Une autre fois, assez
longtemps après, j’étais en train de photographier un groupe de mitrailleurs
avec leur mitrailleuse qui était pointée dans ma direction.
« Surtout ne tirez pas, dis-je à demi par plaisanterie,
tout en mettant au point.
— Oh ! non, pas de danger qu’on tire ! »
L’instant d’après il y eut un terrible rugissement et un
flot de balles passa en trombe si près de mon visage que j’eus la joue toute
piquée par des grains de cordite. Ce n’avait pas été fait exprès, mais les
mitrailleurs trouvèrent que c’était une bonne plaisanterie. Pourtant, peu de
jours auparavant, ils avaient vu un muletier tué accidentellement par un
délégué politique qui, en faisant l’imbécile avec un pistolet automatique, lui
avait logé cinq balles dans les poumons.
L’emploi dans l’armée, à cette époque, de mots de passe
difficiles était encore une autre source de dangers. Il s’agissait de ces
fastidieux mots de passe doubles, où il faut répondre à un mot par un autre.
D’ordinaire ils étaient de caractère exaltant et révolutionnaire, comme Cultura –
progreso, ou Seremos – invencibles, et il était souvent
impossible de parvenir à faire que les sentinelles illettrées se souviennent de
ces mots pour intellectuels. Je me rappelle qu’une nuit le mot de passe était Catalunya –
heroica et qu’un gars de la campagne à face de lune, nommé Jaime
Domenech, vint, tout embarrassé, me demander de lui expliquer :
« Heroica – qu’est-ce que ça veut dire heroica ? »
Je lui répondis que cela voulait dire la même chose que valiente.
Un peu plus tard, en revenant à la tranchée dans l’obscurité, il trébucha et la
sentinelle l’interpella :
« Alto ! Catalunya !
— Valiente ! » hurla Jaime, persuadé
qu’il disait ce qu’il fallait.
Bing !
Mais la sentinelle le manqua. Dans cette guerre, on eût dit
que c’était toujours à qui manquerait l’autre, dès que c’était humainement
possible.
IV
J’étais depuis trois semaines sur le front quand un
contingent de vingt à trente hommes, envoyé d’Angleterre par l’I.L.P., arriva à
Alcubierre ; afin de grouper tous les Anglais du secteur, on nous envoya,
Williams et moi, les rejoindre. Notre nouvelle position se trouvait au Monte
Oscuro, de plusieurs kilomètres plus à l’ouest et en vue de Saragosse.
La position était perchée sur une sorte de colline calcaire
en dos d’âne, et les abris étaient creusés horizontalement dans l’à-pic, comme
des nids d’hirondelles de rivage. Ils s’enfonçaient dans le sol sur d’énormes
distances, on n’y voyait goutte à l’intérieur et ils étaient si bas de plafond
qu’on ne pouvait même pas s’y tenir agenouillé, quant à s’y tenir debout,
inutile d’en parler. Sur les pics à notre gauche il y avait deux autres
positions du P.O.U.M., dont l’une attirait tous les hommes du secteur parce que
s’y trouvaient trois femmes qui faisaient la cuisine. Ces femmes n’étaient pas
belles à proprement parler, mais il n’en fut pas moins nécessaire de consigner
la position aux hommes des autres compagnies. À cinq cents mètres sur notre
droite se trouvait un poste du P.S.U.C., à un coude de la route d’Alcubierre, à
l’endroit précis où elle changeait de propriétaire. La nuit on pouvait suivre
des yeux, grâce à leurs phares, nos camions de ravitaillement dans leur trajet
sinueux depuis Alcubierre, et en même temps ceux des fascistes venant de
Saragosse.
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