C’étaient des exemplaires d’un journal fasciste, le Heraldo de Aragón, annonçant la prise de Malaga.

Cette nuit-là il y eut une sorte d’attaque avortée des fascistes. J’allais justement me pieuter, à demi mort de sommeil, quand une violente rafale de balles passa au-dessus de nos têtes et quelqu’un dans l’abri cria : « Ils attaquent ! » Je saisis mon fusil et je grimpai, non sans glissades, à mon poste qui se trouvait au sommet de la position, derrière la mitrailleuse. L’obscurité était totale et le tintamarre infernal. Cinq mitrailleuses, je pense, nous arrosaient, et il y eut une série de lourdes explosions produites par des grenades que les fascistes lançaient sur leur propre parapet de la manière la plus stupide. Il faisait nuit noire. En bas dans la vallée, sur notre gauche, je voyais les lueurs verdâtres des coups de feu, là où un petit groupe de fascistes, probablement une patrouille, était en train d’intervenir. Les balles volaient autour de nous dans les ténèbres, crac-zip-crac ! Quelques obus passèrent en sifflant, mais il n’en tomba aucun près de nous et (comme à l’ordinaire, dans cette guerre) la plupart d’entre eux n’explosèrent pas. Tout de même je passai un sale moment lorsqu’une autre mitrailleuse ouvrit le feu du sommet de la colline sur notre arrière – en réalité c’en était une qu’on avait montée là pour nous soutenir, mais sur le moment nous pûmes nous croire encerclés. L’instant d’après, notre mitrailleuse s’enraya, comme cela ne manquait jamais d’arriver avec ces mauvaises cartouches, et n’y voyant goutte nous ne pouvions retrouver la baguette de fusil égarée. Manifestement il n’y avait plus rien d’autre à faire que se croiser les bras et se laisser tirer dessus. Les mitrailleurs espagnols dédaignèrent de se mettre à l’abri, s’exposèrent même délibérément, et je dus donc en faire autant. Si peu importante qu’elle ait été, cette affaire m’a cependant beaucoup appris. C’était la première fois que je me trouvais à proprement parler sous le feu, et à mon humiliation je découvris que j’étais terriblement effrayé. On éprouve toujours la même chose, je l’ai remarqué, sous un bombardement violent : ce n’est pas tant d’être touché que l’on a peur, on a peur parce qu’on ne sait pas l’on sera touché. On ne cesse de se demander où le projectile va au juste pincer, et cela donne au corps tout entier une très désagréable sensibilité.

Au bout d’une heure ou deux la fusillade ralentit et s’éteignit. Nous n’avions eu qu’un homme de touché. Les fascistes avaient fait avancer deux mitrailleuses dans le no man’s land, mais ils s’étaient tenus à distance prudente et n’avaient à aucun moment tenté de prendre d’assaut notre parapet. En réalité, ce n’était pas une véritable attaque ; ils avaient simplement voulu, en gaspillant des cartouches, faire joyeusement du bruit pour célébrer la chute de Malaga. L’intérêt principal de cette affaire, ce fut de m’apprendre à lire les nouvelles de la guerre dans les journaux d’un œil plus incrédule : un ou deux jours plus tard les journaux et la radio donnèrent des comptes rendus d’une offensive de grande envergure avec cavalerie et tanks (sur un versant à pic !) qui avait été magnifiquement repoussée par les héroïques Anglais !

Quand les fascistes nous avaient annoncé la chute de Malaga, nous n’y avions pas cru, mais le lendemain des bruits plus convaincants coururent et je crois que c’est un ou deux jours plus tard que la nouvelle fut officiellement reconnue vraie. Peu à peu toute la honteuse histoire transpira : on s’était retiré de la ville sans tirer un coup de feu, et l’acharnement des Italiens s’était porté non sur les troupes, qui étaient parties, mais sur la malheureuse population civile, et certains de ses habitants qui fuyaient avaient été poursuivis et mitraillés sur plus d’une centaine de kilomètres. Ces nouvelles firent passer un froid sur tout le front car, quelle qu’ait été la vérité, tous dans les milices pensèrent que la perte de Malaga était due à la trahison. C’était la première fois que j’entendais parler de trahison ou de désaccord quant aux buts poursuivis. Cela suscita dans mon esprit le premier doute, vague encore, au sujet de cette guerre dans laquelle, jusqu’alors, il m’avait semblé qu’il était si magnifiquement simple de voir qui était dans son droit, qui dans son tort.

Vers la mi-février nous quittâmes le Monte Oscuro pour aller, avec toutes les troupes du P.O.U.M. de ce secteur, renforcer l’armée qui assiégeait Huesca. Ce fut un voyage d’une cinquantaine de kilomètres, en camions, à travers la plaine hivernale où les vignes taillées ne bourgeonnaient pas encore et où les pampres de l’orge d’hiver commençaient tout juste à surgir entre les mottes de terre. À quatre kilomètres de nos nouvelles tranchées brillait Huesca, minuscule et claire comme une cité de maisons de poupées. Quelques mois auparavant, après la prise de Sietamo, le général commandant les troupes gouvernementales avait dit gaiement : « Demain, nous prendrons le café à Huesca. » Il apparut qu’il s’était trompé. Il y avait eu des attaques sanglantes, mais la ville ne tomba pas, et « Demain, nous prendrons le café à Huesca » était devenue une plaisanterie courante dans toute l’armée. Si jamais je retourne en Espagne, je me ferai un devoir d’aller prendre une tasse de café à Huesca.

V

Dans le secteur à l’est de Huesca, jusque fort avant en mars il ne se passa rien – à peu près littéralement rien. Nous étions à douze cents mètres de l’ennemi. Lorsqu’on avait refoulé les fascistes dans Huesca, les troupes de l’armée républicaine qui tenaient cette partie du front avaient avancé sans excès de zèle, aussi notre première ligne dessinait-elle une sorte de poche. Par la suite il faudrait bien se porter en avant en cet endroit – ce ne serait pas un boulot facile sous le feu de l’ennemi –, mais pour l’instant nous faisions comme si l’ennemi n’existait pas ; notre unique préoccupation était d’avoir chaud et suffisamment à manger.

Pendant ce temps, c’était la routine de tous les jours – de toutes les nuits surtout –, les tâches ordinaires. Être en faction, aller en patrouille, creuser ; la boue, la pluie, les clameurs aiguës du vent, parfois la neige.