Je levai vivement mon fusil
et lâchai la détente. De nouveau un hurlement. Mais je crois que c’était
toujours l’effet de la bombe. Nous lançâmes encore plusieurs bombes. Les
éclairs que nous vîmes ensuite étaient beaucoup plus éloignés, à cent mètres ou
plus. Ainsi donc nous les avions repoussés, tout au moins momentanément.
Alors nous nous mîmes tous à jurer à qui mieux mieux,
demandant pourquoi diantre l’on ne nous avait pas envoyé de renforts. Avec un
fusil-mitrailleur, ou avec vingt hommes armés de fusils en bon état, nous
pourrions tenir là contre un bataillon. À ce moment, Paddy Donovan, qui était
commandant en second et que Benjamin avait envoyé à l’arrière chercher des
ordres, escalada le parapet de front.
« Hé ! Sortez tous de là ! Ordre de nous
replier immédiatement !
— Hein ?
— Ordre de se replier ! Sortez de là !
— Mais pourquoi ?
— C’est un ordre ! Retour à nos lignes, et en
vitesse ! »
Déjà les hommes étaient en train de franchir le parapet de
front. Quelques-uns d’entre eux s’escrimaient à faire passer par-dessus une
pesante caisse de munitions. Je songeai soudain à la longue-vue que j’avais
laissée appuyée contre le parapet de l’autre côté de la position. Mais à ce
moment je vis les quatre hommes des troupes de choc, sans doute exécutant des
ordres mystérieux qu’on leur avait précédemment donnés, partir en courant dans
le boyau. Il menait à l’autre position fasciste, et donc – s’ils allaient
jusque-là – à la mort certaine pour eux. Déjà ils se fondaient dans
l’obscurité. Je courus après eux en cherchant à me rappeler quel est le mot espagnol
pour dire « revenez » ; finalement je criai : « Atrás ! Atrás ! » Peut-être que ça disait
bien ce que je voulais dire. L’Espagnol comprit et fit rebrousser chemin aux
autres. Paddy attendait au parapet.
« Allons ! Grouillez-vous un peu !
— Mais la longue-vue !
— Je m’en fous de la longue-vue ! Benjamin attend
à l’extérieur ! »
Nous sortîmes de la position en escaladant le parapet. Paddy
maintint écarté le barbelé pour m’aider à passer. Aussitôt que nous eûmes
quitté l’abri du parapet fasciste, nous nous trouvâmes sous une fusillade
infernale ; les balles semblaient arriver sur nous de tous les côtés à la
fois. Une bonne part d’entre elles, j’en suis persuadé, nous étaient envoyées
par les nôtres, car tout le long du front tout le monde tirait. Dans quelque
direction qu’on s’engageât, une averse de balles en venait. Nous étions menés
de-ci de-là, dans le noir, comme un troupeau de moutons. Et par surcroît nous
traînions avec nous la caisse de munitions conquise (une de ces caisses qui
contiennent mille sept cent cinquante balles et pèsent environ cinquante
kilos), ainsi qu’une caisse de bombes et plusieurs fusils fascistes. En
l’espace de quelques minutes, bien que les deux parapets ne fussent pas à plus
de deux cents mètres l’un de l’autre et que la plupart d’entre nous connussent
le terrain, nous nous trouvâmes complètement égarés. Nous avancions au hasard
dans un champ boueux en glissant à chaque pas, ne sachant plus qu’une
chose : c’est qu’on nous tirait dessus des deux côtés. Il n’y avait pas de
lune pour nous guider, mais il commençait à faire moins noir. Nos lignes
étaient situées à l’est de Huesca ; je proposai de rester où nous étions
jusqu’à ce que les premières lueurs de l’aube nous permissent de savoir où
était l’est et où était l’ouest ; mais les autres s’y opposèrent. Nous
voilà donc repartis à glisser, changeant de direction à plusieurs reprises et
nous relayant pour charrier la caisse de munitions. Enfin nous vîmes se
dessiner confusément devant nous la ligne basse et plate d’un parapet. Ce
pouvait être le nôtre, mais ce pouvait tout aussi bien être celui des
fascistes ; aucun de nous n’avait d’idée précise à ce sujet. Benjamin
rampa sur le ventre à travers de hautes et blanchâtres herbes folles et,
lorsqu’il fut à vingt mètres à peu près du parapet, il se hasarda à pousser un
qui-vive.
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