Tout le long du
front, sur des kilomètres à l’entour, des coups de feu désordonnés et vides de
sens tonnaient, comme la pluie qui continue à tomber après un orage. Je revois
l’aspect de désolation de tout, le sol fangeux, les peupliers éplorés, l’eau
jaune dans les bas-fonds de la tranchée ; et les visages des hommes,
épuisés, non rasés, balafrés de boue et noircis de fumée jusqu’aux yeux.
Lorsque je rentrai dans ma cagna, les trois hommes avec qui je la partageais
étaient déjà plongés dans un profond sommeil. Ils s’étaient laissés tomber à
terre encore tout équipés en serrant contre eux leur fusil boueux. À
l’intérieur de l’abri comme au dehors tout était imprégné d’humidité. En
cherchant bien, je parvins à rassembler assez de brindilles sèches pour faire
un tout petit feu. Puis je fumai le cigare que j’avais gardé en réserve et qui,
chose étonnante, ne s’était pas brisé au cours de cette nuit.
Nous apprîmes après coup, comme il en va de ces choses, que
l’engagement avait été un succès. Ç’avait été un raid pour obliger les
fascistes à retirer des troupes de l’autre côté de Huesca, où les anarchistes
attaquaient à nouveau. J’avais évalué à cent ou deux cents hommes les forces
que les fascistes avaient jetées dans la contre-attaque mais un déserteur nous
a dit, un peu plus tard, qu’elles avaient été de six cents hommes ; il
mentait très probablement – les déserteurs, pour des raisons évidentes,
cherchaient à s’insinuer dans les bonnes grâces. C’était bien dommage d’avoir
dû abandonner la longue-vue ! Lorsque j’y songe, la perte de cette
magnifique pièce de butin me taquine aujourd’hui encore.
VII
Il commença à faire chaud dans la journée, et les nuits elles-mêmes
étaient assez tièdes. Sur un arbre haché par les balles, en face de notre
parapet, des bouquets touffus de cerises se formaient. Se baigner dans la
rivière cessa d’être une torture, devint presque un plaisir. Des rosiers
sauvages, aux fleurs roses grandes comme des soucoupes, s’égaillaient parmi les
trous d’obus, autour de la Torre Fabián. À l’arrière du
front on rencontrait des paysans qui portaient des roses passées derrière les
oreilles. Le soir, munis de rets verts, ils allaient chasser la caille. Vous
étendiez le filet sur les pointes des herbes, vous vous couchiez par terre et
imitiez le cri de la caille femelle. Aussitôt toute caille mâle à portée de
voix accourait vers vous et quand elle était sous le filet, vous lui jetiez une
pierre pour l’effrayer : alors elle prenait brusquement son essor et
s’empêtrait dans le filet. On ne prenait donc évidemment que des cailles
mâles – ce qui me heurtait comme une injustice.
Il y avait à présent, tout à côté de nous sur le front, une
section d’Andalous. Je ne sais pas très bien comment il se faisait qu’ils se
trouvassent sur ce front. L’explication courante, c’était qu’ils s’étaient
cavalés de Malaga à une allure telle qu’ils avaient oublié
de s’arrêter à Valence. Bien entendu, cette explication était celle donnée par
les Catalans qui faisaient profession de regarder de haut les Andalous, de les
considérer comme une race de demi-sauvages. Assurément les Andalous étaient
très ignorants. Très peu d’entre eux – si tant est qu’il y en eût –
savaient lire, et ils paraissaient ne pas même savoir la seule chose qu’en
Espagne chacun sait parfaitement : à quel parti politique ils
appartenaient. Ils se prenaient pour des anarchistes, mais sans en être tout à
fait sûrs ; peut-être, après tout, étaient-ils communistes. C’étaient des
hommes noueux, ayant la tournure de paysans – peut-être bien étaient-ils
bergers ou ouvriers agricoles des olivaies –, et les soleils féroces du
Sud avaient donné à leurs visages une coloration foncée. Ils nous étaient très
utiles, car ils possédaient une dextérité extraordinaire à rouler des
cigarettes avec le tabac espagnol desséché. On avait cessé de nous distribuer
des cigarettes, mais à Monflorite il était de temps à autre possible d’acheter
des paquets de tabac de la plus basse qualité, fort semblables d’apparence et
de texture à de la paille hachée. Il avait un arôme assez agréable, mais il
était si sec que, même lorsque vous aviez réussi à faire une cigarette, il
quittait les rangs en vous laissant entre les doigts un cylindre vide avant que
vous ayez pu tirer une bouffée. Mais les Andalous, eux, avaient le chic pour
rouler des cigarettes parfaites, et une technique spéciale pour en replier les
bords aux extrémités.
Deux Anglais, frappés d’insolation, ne s’en relevèrent pas.
De cette période mes souvenirs les plus caractéristiques, ce sont l’ardeur du
soleil de midi et, dans notre lutte, demi-nus, avec les sacs de terre, le
supplice enduré par nos épaules déjà mises à vif par les coups de soleil ;
et l’état pouilleux de nos vêtements et de nos bottes qui s’en allaient
littéralement en lambeaux ; et nos débats avec le mulet qui apportait
notre ravitaillement et qui ne faisait pas attention aux coups de fusil, mais
prenait la fuite dès qu’éclatait en l’air un shrapnel ; et les moustiques
(qui venaient d’entrer en activité) et les rats qui étaient un fléau public et
dévoraient jusqu’à nos ceinturons de cuir et nos cartouchières. Il ne se
passait rien ; juste, de temps à autre, un homme blessé par la balle d’un
tireur isolé, et le sporadique tir d’artillerie, et les raids aériens sur
Huesca. Maintenant que les arbres avaient toutes leurs feuilles, nous avions
construit des plates-formes de canardeur, semblables aux machans
indiens, dans les peupliers en bordure de la ligne de feu.
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