Si l’on ne comprend pas bien ce que j’entends par là, on entrera difficilement dans le secret de ce caractère d’Horace, malaisé à définir, malaisé à mesurer juste pour moi-même, qui l’ai tant étudié.

C’était un mélange d’affectation et de naturel si délicatement unis, que l’on ne pouvait plus distinguer l’un de l’autre, ainsi qu’il arrive dans la préparation de certains mets ou de certaines essences, où le goût ni l’odorat ne peuvent plus reconnaître les éléments primitifs. J’ai vu des gens à qui, dès l’abord, Horace déplaisait souverainement, et qui le tenaient pour prétentieux et boursouflé au suprême degré. J’en ai vu d’autres qui s’engouaient de lui sur-le-champ et n’en voulaient plus démordre, soutenant qu’il était d’une candeur et d’un laisser-aller sans exemple. Je puis vous affirmer que les uns et les autres se trompaient, ou plutôt, qu’ils avaient raison de part et d’autre : Horace était affecté naturellement. Est-ce que vous ne connaissez pas des gens ainsi faits, qui sont venus au monde avec un caractère et des manières d’emprunt, et qui semblent jouer un rôle, tout en jouant sérieusement le drame de leur propre vie ? Ce sont des gens qui se copient eux-mêmes. Esprits ardents et portés par nature à l’amour des grandes choses, que leur milieu soit prosaïque, leur élan n’en est pas moins romanesque ; que leurs facultés d’exécution soient bornées, leurs conceptions n’en sont pas moins démesurées : aussi se drapent-ils perpétuellement avec le manteau du personnage qu’ils ont dans l’imagination. Ce personnage est bien l’homme même, puisqu’il est son rêve, sa création, son mobile intérieur. L’homme réel marche à côté de l’homme idéal ; et comme nous voyons deux représentations de nous-mêmes dans une glace fendue par le milieu, nous distinguons dans cet homme, dédoublé pour ainsi dire, deux images qui ne sauraient se détacher, mais qui sont pourtant bien distinctes l’une de l’autre. C’est ce que nous entendons par le mot de seconde nature, qui est devenu synonyme d’habitude.

Horace donc était ainsi. Il avait nourri en lui-même un tel besoin de paraître avec tous ses avantages, qu’il était toujours habillé, paré, reluisant, au moral comme au physique. La nature semblait l’aider à ce travail perpétuel. Sa personne était belle, et toujours posée dans des altitudes élégantes et faciles. Un bon goût irréprochable ne présidait pas toujours à sa toilette ni à ses gestes ; mais un peintre eût pu trouver en lui, à tous les instants du jour, un effet à saisir. Il était grand, bien fait, robuste sans être lourd. Sa figure était très noble, grâce à la pureté des lignes ; et pourtant elle n’était pas distinguée, ce qui est bien différent. La noblesse est l’ouvrage de la nature, la distinction est celui de l’art ; l’une est née avec nous, l’autre s’acquiert. Elle réside dans un certain arrangement et dans l’expression habituelle. La barbe noire et épaisse d’Horace était taillée avec un dandysme qui sentait son quartier latin d’une lieue, et sa forte chevelure d’ébène s’épanouissait avec une profusion qu’un dandy véritable aurait eu le soin de réprimer. Mais lorsqu’il passait sa main avec impétuosité dans ce flot d’encre, jamais le désordre qu’elle y portait n’était ridicule ou nuisible à la beauté du front. Horace savait parfaitement qu’il pouvait impunément déranger dix fois par heure sa coiffure, parce que, selon l’expression qui lui échappa un jour devant moi, ses cheveux étaient admirablement bien plantés. Il était habillé avec une sorte de recherche. Il avait un tailleur sans réputation et sans notions de la vraie fashion, mais qui avait l’esprit de le comprendre et de hasarder toujours avec lui un parement plus large, une couleur de gilet plus tranchée, une coupe plus cambrée, un gilet mieux bombé en plastron qu’il ne le faisait pour ses autres jeunes clients. Horace eût été parfaitement ridicule sur le boulevard de Gand ; mais au jardin du Luxembourg et au parterre de l’Odéon, il était le mieux mis, le plus dégagé, le plus serré des côtes, le plus étoffé des flancs, le plus voyant, comme on dit en style de journal des modes. Il avait le chapeau sur l’oreille, ni trop ni trop peu, et sa canne n’était ni trop grosse ni trop légère. Ses habits n’avaient pas ce mœlleux de la manière anglaise qui caractérise les vrais élégants ; en revanche, ses mouvements avaient tant de souplesse, et il portait ses revers inflexibles avec tant d’aisance et de grâce naturelle, que du fond de leurs carrosses ou du haut de leurs avant-scènes, les dames du noble faubourg, voire les jeunes, avaient pour lui un regard en passant.

Horace savait qu’il était beau, et il le faisait sentir continuellement, quoiqu’il eût l’esprit de ne jamais parler de sa figure. Mais il était toujours occupé de celle des autres. Il en remarquait minutieusement et rapidement toutes les défectuosités, toutes les particularités désagréables ; et naturellement il vous amenait, par ses observations railleuses, à comparer intérieurement sa personne à celle de ses victimes. Il était mordant sur ce sujet-là ; et comme il avait un nez admirablement dessiné et des yeux magnifiques, il était sans pitié pour les nez mal faits et pour les yeux vulgaires. Il avait pour les bossus une compassion douloureuse, et chaque fois qu’il m’en faisait remarquer un, j’avais la naïveté de regarder en anatomiste sa charpente dorsale, dont les vertèbres frémissaient d’un secret plaisir, quoique le visage n’exprimât qu’un sourire d’indifférence pour cet avantage frivole d’une belle conformation. Si quelqu’un s’endormait dans une attitude gênée ou disgracieuse, Horace était toujours le premier à en rire. Cela me força de remarquer, lorsqu’il habita ma chambre, ou que je le surpris dans la sienne, qu’il s’endormait toujours avec un bras plié sous la nuque ou rejeté sur la tête comme les statues antiques ; et ce fut cette observation, en apparence puérile, qui me conduisit à comprendre cette affectation naturelle, c’est-à-dire innée, dont j’ai parlé plus haut.