Si c’est offenser Rome, et que l’heur de ses armes L’autorise à punir ce crime de nos larmes, Quel sang épargnera ce barbare vainqueur, Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur,

Et ne peut excuser cette douleur pressante Que la mort d’un amant jette au cœur d’une amante, Quand près d’être éclairés du nuptial flambeau, Elle voit avec lui son espoir au tombeau ?

Faisant triompher Rome, il se l’est asservie ; Il a sur nous un droit et de mort et de vie ; Et nos jours criminels ne pourront plus durer Qu’autant qu’à sa clémence il plaira l’endurer.

Je pourrais ajouter aux intérêts de Rome Combien un pareil coup est indigne d’un homme ; Je pourrais demander qu’on mît devant vos yeux Ce grand et rare exploit d’un bras victorieux : Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage, D’un frère si cruel rejaillir au visage : Vous verriez des horreurs qu’on ne peut concevoir ; Son âge et sa beauté vous pourraient émouvoir ; Mais je hais ces moyens qui sentent l’artifice.

Vous avez à demain remis le sacrifice :

Pensez-vous que les dieux, vengeurs des innocents, D’une main parricide acceptent de l’encens ?

Sur vous ce sacrilège attirerait sa peine ; Ne le considérez qu’en objet de leur haine, Et croyez avec nous qu’en tous ses trois combats Le bon destin de Rome a plus fait que son bras, Puisque ces mêmes dieux, auteurs de sa victoire, Ont permis qu’aussitôt il en souillât la gloire, Et qu’un si grand courage, après ce noble effort, Fût digne en même jour de triomphe et de mort.

Sire, c’est ce qu’il faut que votre arrêt décide.

En ce lieu Rome a vu le premier parricide ; La suite en est à craindre, et la haine des cieux : Sauvez-nous de sa main, et redoutez les dieux.

54

TULLE: Défendez-vous, Horace.

HORACE: À quoi bon me défendre ?

Vous savez l’action, vous la venez d’entendre ; Ce que vous en croyez me doit être une loi.

Sire, on se défend mal contre l’avis d’un roi, Et le plus innocent devient soudain coupable, Quand aux yeux de son prince il paraît condamnable.

C’est crime qu’envers lui se vouloir excuser : Notre sang est son bien, il en peut disposer ; Et c’est à nous de croire, alors qu’il en dispose, Qu’il ne s’en prive point sans une juste cause.

Sire, prononcez donc, je suis prêt d’obéir ; D’autres aiment la vie, et je la dois haïr.

Je ne reproche point à l’ardeur de Valère Qu’en amant de la sœur il accuse le frère : Mes vœux avec les siens conspirent aujourd’hui ; Il demande ma mort, je la veux comme lui.

Un seul point entre nous met cette différence, Que mon honneur par là cherche son assurance, Et qu’à ce même but nous voulons arriver, Lui pour flétrir ma gloire, et moi pour la sauver.

Sire, c’est rarement qu’il s’offre une matière À montrer d’un grand cœur la vertu toute entière.

Suivant l’occasion elle agit plus ou moins, Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins.

Le peuple, qui voit tout seulement par l’écorce, S’attache à son effet pour juger de sa force ; Il veut que ses dehors gardent un même cours, Qu’ayant fait un miracle, elle en fasse toujours : Après une action pleine, haute, éclatante, Tout ce qui brille moins remplit mal son attente ; Il veut qu’on soit égal en tout temps, en tous lieux ; Il n’examine point si lors on pouvait mieux, Ni que, s’il ne voit pas sans cesse une merveille, L’occasion est moindre, et la vertu pareille : Son injustice accable et détruit les grands noms ; L’honneur des premiers faits se perd par les seconds ; 55

Et quand la renommée a passé l’ordinaire, Si l’on n’en veut déchoir, il faut ne plus rien faire.

Je ne vanterai point les exploits de mon bras ; Votre majesté, sire, a vu mes trois combats : Il est bien malaisé qu’un pareil les seconde, Qu’une autre occasion à celle-ci réponde, Et que tout mon courage, après de si grands coups, Parvienne à des succès qui n’aillent au-dessous ; Si bien que pour laisser une illustre mémoire, La mort seule aujourd’hui peut conserver ma gloire : Encor la fallait-il sitôt que j’eus vaincu, Puisque pour mon honneur j’ai déjà trop vécu.

Un homme tel que moi voit sa gloire ternie, Quand il tombe en péril de quelque ignominie ; Et ma main aurait su déjà m’en garantir ; Mais sans votre congé mon sang n’ose sortir : Comme il vous appartient, votre aveu doit se prendre ; C’est vous le dérober qu’autrement le répandre.

Rome ne manque point de généreux guerriers ; Assez d’autres sans moi soutiendront vos lauriers ; Que votre majesté désormais m’en dispense ; Et si ce que j’ai fait vaut quelque récompense, Permettez, ô grand roi, que de ce bras vainqueur Je m’immole à ma gloire, et non pas à ma sœur.

===

Scène III

===

SABINE: Sire, écoutez Sabine, et voyez dans son âme Les douleurs d’une sœur, et celles d’une femme, Qui toute désolée, à vos sacrés genoux,

Pleure pour sa famille, et craint pour son époux.

Ce n’est pas que je veuille avec cet artifice Dérober un coupable au bras de la justice : Quoi qu’il ait fait pour vous, traitez-le comme tel, 56

Et punissez en moi ce noble criminel ;

De mon sang malheureux expiez tout son crime ; Vous ne changerez point pour cela de victime : Ce n’en sera point prendre une injuste pitié, Mais en sacrifier la plus chère moitié.

Les nœuds de l’hyménée et son amour extrême Font qu’il vit plus en moi qu’il ne vit en lui-même ; Et si vous m’accordez de mourir aujourd’hui, Il mourra plus en moi qu’il ne mourrait en lui ; La mort que je demande, et qu’il faut que j’obtienne, Augmentera sa peine, et finira la mienne.

Sire, voyez l’excès de mes tristes ennuis, Et l’effroyable état où mes jours sont réduits.

Quelle horreur d’embrasser un homme dont l’épée De toute ma famille a la trame coupée !

Et quelle impiété de haïr un époux

Pour avoir bien servi les siens, l’état et vous !

Aimer un bras souillé du sang de tous mes frères !

N’aimer pas un mari qui finit nos misères !

Sire, délivrez-moi par un heureux trépas Des crimes de l’aimer et de ne l’aimer pas ; J’en nommerai l’arrêt une faveur bien grande.

Ma main peut me donner ce que je vous demande ; Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux, Si je puis de sa honte affranchir mon époux ; Si je puis par mon sang apaiser la colère Des dieux qu’a pu fâcher sa vertu trop sévère, Satisfaire en mourant aux mânes de sa sœur, Et conserver à Rome un si bon défenseur.

LE VIEIL HORACE: Sire, c’est donc à moi de répondre à Valère.

Mes enfants avec lui conspirent contre un père : Tous trois veulent me perdre, et s’arment sans raison Contre si peu de sang qui reste en ma maison.

Toi qui par des douleurs à ton devoir contraires, Veux quitter un mari pour rejoindre tes frères, Va plutôt consulter leurs mânes généreux ; Ils sont morts, mais pour Albe, et s’en tiennent heureux : Puisque le ciel voulait qu’elle fût asservie, 57

Si quelque sentiment demeure après la vie, Ce mal leur semble moindre, et moins rudes ses coups, Voyant que tout l’honneur en retombe sur nous ; Tous trois désavoueront la douleur qui te touche, Les larmes de tes yeux, les soupirs de ta bouche, L’horreur que tu fais voir d’un mari vertueux.

Sabine, sois leur sœur, suis ton devoir comme eux.

Contre ce cher époux Valère en vain s’anime : Un premier mouvement ne fut jamais un crime ; Et la louange est due, au lieu du châtiment, Quand la vertu produit ce premier mouvement.

Aimer nos ennemis avec idolâtrie,

De rage en leur trépas maudire la patrie, Souhaiter à l’état un malheur infini,

C’est ce qu’on nomme crime, et ce qu’il a puni.