Si le
père en faisait une bonne, le fils devait en faire une mauvaise.
Mais, pour le bonhomme, il n'y avait ni fils ni père, en
affaire. S'il avait d'abord vu dans David son unique
enfant, plus tard il y vit un acquéreur naturel de qui les intérêts
étaient opposés aux siens : il voulait vendre cher, David
devait acheter à bon marché ; son fils devenait donc un ennemi
à vaincre. Cette transformation du sentiment en intérêt personnel,
ordinairement lente, tortueuse et hypocrite chez les gens bien
élevés, fut rapide et directe chez le vieil Ours, qui montra
combien la soûlographie rusée l'emportait sur la typographie
instruite. Quand son fils arriva, le bonhomme lui témoigna la
tendresse commerciale que les gens habiles ont pour leurs
dupes : il s'occupa de lui comme un amant se serait occupé
de sa maîtresse ; il lui donna le bras, il lui dit où il
fallait mettre les pieds pour ne pas se crotter ; il lui avait
fait bassiner son lit, allumer du feu, préparer un souper. Le
lendemain, après avoir essayé de griser son fils durant un
plantureux dîner, Jérôme-Nicolas Séchard, fortement aviné, lui dit
un : - Causons d'affaires ? qui passa si
singulièrement entre deux hoquets, que David le pria de remettre
les affaires au lendemain. Le vieil Ours savait trop bien tirer
parti de son ivresse pour abandonner une bataille préparée depuis
si long-temps. D'ailleurs, après avoir porté son boulet pendant
cinquante ans, il ne voulait pas, dit-il, le garder une heure de
plus. Demain son fils serait le Naïf.
Ici peut-être est-il nécessaire de dire un mot de
l'établissement. L'imprimerie, située dans l'endroit où
la rue de Beaulieu débouche sur la place du Mûrier, s'était
établie dans cette maison vers la fin du règne de Louis XIV. Aussi
depuis long-temps les lieux avaient-ils été disposés pour
l'exploitation de cette industrie. Le rez-de-chaussée formait
une immense pièce éclairée sur la rue par un vieux vitrage, et par
un grand châssis sur une cour intérieure. On pouvait d'ailleurs
arriver au bureau du maître par une allée. Mais en province les
procédés de la typographie sont toujours l'objet d'une
curiosité si vive, que les chalands aimaient mieux entrer par une
porte vitrée pratiquée dans la devanture donnant sur la rue,
quoiqu'il fallût descendre quelques marches, le sol de
l'atelier se trouvant au-dessous du niveau de la chaussée. Les
curieux, ébahis, ne prenaient jamais garde aux inconvénients du
passage à travers les défilés de l'atelier. S'ils
regardaient les berceaux formés par les feuilles étendues sur des
cordes attachées au plancher, ils se heurtaient le long des rangs
de casses, ou se faisaient décoiffer par les barres de fer qui
maintenaient les presses. S'ils suivaient les agiles mouvements
d'un compositeur grappillant ses lettres dans les cent
cinquante-deux cassetins de sa casse, lisant sa copie, relisant sa
ligne dans son composteur en y glissant une interligne, ils
donnaient dans une rame de papier trempé chargée de ses pavés, ou
s'attrapaient la hanche dans l'angle d'un banc ;
le tout au grand amusement des Singes et des Ours. Jamais personne
n'était arrivé sans accident jusqu'à deux grandes cages
situées au bout de cette caverne, qui formaient deux misérables
pavillons sur la cour, et où trônaient d'un côté le prote, de
l'autre le maître imprimeur. Dans la cour, les murs étaient
agréablement décorés par des treilles qui, vu la réputation du
maître, avaient une appétissante couleur locale. Au fond, et adossé
au noir mur mitoyen, s'élevait un appentis en ruine où se
trempait et se façonnait le papier. Là, était l'évier sur
lequel se lavaient avant et après le tirage les Formes, ou, pour
employer le langage vulgaire, les planches de caractères ; il
s'en échappait une décoction d'encre mêlée aux eaux
ménagères de la maison, qui faisait croire aux paysans venus les
jours de marché que le diable se débarbouillait dans cette maison.
Cet appentis était flanqué d'un côté par la cuisine, de
l'autre par un bûcher. Le premier étage de cette maison,
au-dessus duquel il n'y avait que deux chambres en mansardes,
contenait trois pièces. La première, aussi longue que l'allée,
moins la cage du vieil escalier de bois, éclairée sur la rue par
une petite croisée oblongue, et sur la cour par un oeil-de-bœuf,
servait à la fois d'antichambre et de salle à manger. Purement
et simplement blanchie à la chaux, elle se faisait remarquer par la
cynique simplicité de l'avarice commerciale : le carreau
sale n'avait jamais été lavé ; le mobilier consistait en
trois mauvaises chaises, une table ronde et un buffet situé entre
deux portes qui donnaient entrée dans une chambre à coucher et dans
un salon ; les fenêtres et la porte étaient brunes de
crasse ; des papiers blancs ou imprimés l'encombraient la
plupart du temps ; souvent le dessert, les bouteilles, les
plats du dîner de Jérôme-Nicolas Séchard se voyaient sur les
ballots. La chambre à coucher, dont la croisée avait un vitrage en
plomb qui tirait son jour de la cour, était tendue de ces vieilles
tapisseries que l'on voit en province le long des maisons au
jour de la Fête-Dieu. Il s'y trouvait un grand lit à colonnes
garni de rideaux, de bonnes-grâces et d'un couvre-pieds en
serge rouge, deux fauteuils vermoulus, deux chaises en bois de
noyer et en tapisserie, un vieux secrétaire, et sur la cheminée un
cartel. Cette chambre, où se respirait une bonhomie patriarcale et
pleine de teintes brunes, avait été arrangée par le sieur Rouzeau,
prédécesseur et maître de Jérôme-Nicolas Séchard. Le salon,
modernisé par feu madame Séchard, offrait d'épouvantables
boiseries peintes en bleu de perruquier ; les panneaux étaient
décorés d'un papier à scènes orientales, coloriées en bistre
sur un fond blanc ; le meuble consistait en six chaises
garnies de basane bleue dont les dossiers représentaient des lyres.
Les deux fenêtres grossièrement cintrées, et par où l'oeil
embrassait la place du Mûrier, étaient sans rideaux ; la
cheminée n'avait ni flambeaux, ni pendule, ni glace. Madame
Séchard était morte au milieu de ses projets d'embellissement,
et l'Ours ne devinant pas l'utilité d'améliorations qui
ne rapportaient rien, les avait abandonnées. Ce fut là que, pede
titubante , Jérôme-Nicolas Séchard amena son fils, et lui montra
sur la table ronde un état du matériel de son imprimerie dressé
sous sa direction par le prote.
- Lis cela, mon garçon, dit Jérôme-Nicolas Séchard en roulant
ses yeux ivres du papier à son fils et de son fils au papier. Tu
verras quel bijou d'imprimerie je te donne.
- Trois presses en bois maintenues par des barres en fer, à
marbre en fonte...
- Une amélioration que j'ai faite, dit le vieux Séchard en
interrompant son fils.
- Avec tous leurs ustensiles : encriers ; balles et
bancs, etc., seize cents francs ! Mais, mon père, dit David
Séchard en laissant tomber l'inventaire, vos presses sont des
sabots qui ne valent pas cent écus, et dont il faut faire du
feu.
- Des sabots ?...
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