Presque aucun jour ne passait sans qu’éclatât entre eux quelqu’une de ces escarmouches que l’abbé nommait des « castilles ». Il prétendait que la vieille fille en avait besoin pour sa santé ; il la faisait monter à l’arbre comme on emmène un chien faire un tour. Il n’y apportait peut-être pas de méchanceté, mais certainement de la malice et s’y montrait assez provoquant. Cela les occupait tous deux et assaisonnait leur journée.
Le petit incident du dessert nous avait laissés nerveux. Je cherchais une diversion et, tandis que l’abbé versait les tasses, ma main rencontra dans la poche de mon veston un paquet de feuilles, ramille d’un arbre bizarre qui croissait près de la grille d’entrée et que j’avais cueillie le matin pour en demander le nom à Mademoiselle Verdure ; non que je fusse bien curieux de le connaître, mais elle se trouvait flattée qu’on fît appel à son savoir.
Car elle s’occupait de botanique. Certains jours elle partait herboriser, portant en bandoulière sur ses robustes épaules une boîte verte qui lui donnait l’aspect bizarre d’une cantinière ; elle passait entre son herbier et sa « loupe montée » le temps que lui laissaient les soins domestiques… Donc Mademoiselle Olympe prit la ramille et sans hésiter :
– Ceci, déclara-t-elle, c’est du hêtre-à-feuille-de-persil.
– Curieuse appellation ! hasardai-je ; ces feuilles lancéolées n’ont pourtant aucun rapport avec celles du…
L’abbé depuis un instant souriait avec pertinence :
– C’est ainsi qu’on appelle à la Quartfourche le Fagus persicifolia, fit-il comme négligemment. Mademoiselle Verdure soubresauta :
– Je ne vous savais pas si fort en botanique.
– Non ; mais j’entends un peu le latin. Puis, incliné vers moi : Ces dames sont victimes d’un involontaire calembour. Persicus, chère Mademoiselle, persicus veut dire pêcher, non persil. Le Fagus persicifolia dont Monsieur Lacase remarquait les feuilles qu’il appelle si justement lancéolées, le Fagus persicifolia est un « hêtre à feuilles de pêcher ».
Mademoiselle Olympe était devenue cramoisie : le calme qu’affectait l’abbé achevait de la décomposer.
– La vrai botanique ne s’occupe pas des anomalies et des monstruosités, sut-elle trouver à dire sans tourner un regard vers l’abbé ; puis vidant sa tasse d’un trait elle partit en coup de vent.
L’abbé avait froncé sa bouche en cul de poule, d’où s’échappaient des manières de petits pets. J’avais grand-peine à retenir mon rire.
– Seriez-vous méchant, Monsieur l’abbé ?
– Mais non ! mais non… Cette bonne demoiselle, qui ne prend pas assez d’exercice, a besoin qu’on lui fouette le sang. Elle est très combative, croyez-moi ; quand je reste trois jours sans pousser ma pointe c’est elle qui vient ferrailler. À la Quartfourche les distractions ne sont pas si nombreuses !…
Et tous deux alors, sans parler, nous commençâmes de penser à la lettre du déjeuner.
– Vous avez reconnu cette écriture ? me hasardai-je à demander enfin.
Il haussa les épaules :
– Un peu plus tôt, un peu plus tard, c’est la lettre qu’on reçoit à la Quartfourche deux fois par an, après le paiement des fermages, et par laquelle elle annonce à Madame Floche sa venue.
– Elle va venir ? m’écriai-je.
– Calmez-vous ! Calmez-vous : vous ne la verrez pas.
– Et pourquoi ne la pourrai-je point voir ?
– Parce qu’elle vient au milieu de la nuit, qu’elle repart presque aussitôt, qu’elle fuit les regards et… méfiez-vous de Gratien. Son regard me scrutait : je ne bronchai point ; il reprit sur un ton irrité :
– Vous ne tiendrez aucun compte de ce que je vous en dis ; je le vois à votre air ; mais vous êtes averti. Allez ! faites à votre guise ; demain matin vous m’en donnerez des nouvelles.
Il se leva, me laissa, sans que j’aie pu démêler s’il cherchait à réfréner ma curiosité ou s’il ne s’amusait pas à l’éperonner au contraire.
Jusqu’au soir mon esprit, dont je renonce à peindre le désordre, fut uniquement occupé par l’attente. Pouvais-je aimer vraiment Isabelle ? Non sans doute, mais, amusé jusqu’au cœur par une excitation si violente, comment ne me fussé-je pas mépris ? reconnaissant à ma curiosité toute la frémissante ardeur, la fougue, l’impatience de l’amour. Les dernières paroles de l’abbé n’avaient servi qu’à me stimuler davantage ; que pouvait contre moi Gratien ? J’aurais traversé fourré d’épines et brasiers !
Certainement quelque chose d’anormal se préparait. Ce soir-là personne ne proposa de partie. Sitôt après souper, Madame de Saint-Auréol commença de se plaindre de ce qu’elle appelait « sa gastrite » et se retira sans façons, tandis que Mademoiselle Verdure lui préparait une infusion. Peu d’instants après, Madame Floche envoya se coucher Casimir ; puis, sitôt que l’enfant fut parti :
– Je crois que Monsieur Lacase a grande envie d’en faire autant ; il a l’air de tomber de sommeil.
Et comme je ne répondais pas assez promptement à son invite :
– Ah ! je crois qu’aucun de nous ne va prolonger bien tard la veillée.
Mademoiselle Verdure se leva pour allumer les bougeoirs ; l’abbé et moi nous la suivîmes ; je vis Madame Floche se pencher sur l’épaule de son mari qui sommeillait au coin du feu dans la berline ; il se leva tout aussitôt, puis entraîna par le bras le baron qui se laissa faire, comme s’il comprenait ce que cela signifiait. Sur le palier du premier étage, où chacun, muni d’un bougeoir, se retirait de son côté :
– Bonne nuit ! Dormez bien – me dit l’abbé avec un sourire ambigu.
Je refermai la porte de ma chambre ; puis j’attendis. Il n’était encore que neuf heures. J’entendis monter Madame Floche, puis Mademoiselle Verdure. Il y eut sur le palier, entre Madame Floche et Madame de Saint-Auréol qui était ressortie de sa chambre, reprise d’une querelle assez vive, trop loin de moi pour que j’en pusse distinguer les paroles ; puis un bruit de portes claquées ; puis rien.
Je m’étendis sur mon lit pour mieux réfléchir. Je songeais à l’ironique souhait de bon sommeil dont l’abbé avait accompagné sa dernière poignée de main ; j’aurais voulu savoir si lui, de son côté, s’apprêtait au somme, ou si cette curiosité qu’il se défendait d’avoir devant moi, il allait lui lâcher la bride ?… mais il couchait dans une autre partie du château, faisant pendant à celle que j’occupais, et où aucun motif plausible ne m’appelait. Pourtant, qui de nous deux serait le plus penaud, si nous nous surprenions l’un l’autre dans le couloir ?… Ainsi méditant il m’advint quelque chose d’inavouable, d’absurde, de confondant : je m’endormis.
Oui, moins surexcité sans doute qu’épuisé par l’attente et fatigué en outre par la mauvaise nuit de la veille, je m’endormis profondément.
Le crépitement de la bougie qui achevait de se consumer m’éveilla ; ou, peut-être, vaguement perçu à travers mon sommeil, un ébranlement sourd du plancher : certainement quelqu’un avait marché dans le couloir. Je me dressai sur mon séant. Ma bougie à ce moment s’éteignit ; je demeurai, dans le noir, tout pantois. Je n’avais plus pour m’éclairer que quelques allumettes ; j’en grattai une afin de regarder à ma montre : il était près d’onze heures et demie ; j’écarquillai l’oreille… plus un bruit. À tâtons je gagnai la porte et l’ouvris.
Non, le cœur ne me battait point ; je me sentais de corps agile, impondérable ; d’esprit calme, subtil, résolu.
À l’autre extrémité du couloir, une grande fenêtre versait jusqu’à moi une clarté non point égale comme celle des nuits tranquilles, mais palpitante et défaillante par instants, car le ciel était pluvieux et, devant la lune, le vent charriait d’épais nuages.
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