Ah ! on peut dire que c’est du beau monde, Monsieur Lacase ; pour sûr ! Si seulement nos pauvres vieux maîtres revenaient pour voir ça chez eux, ils retourneraient bien vite où ils reposent.

– Casimir est par là ?

– Je pense qu’il se promène dans le parc lui aussi. Voulez-vous que je l’appelle ?

– Non ; je saurai bien le trouver. À tantôt. Je vous reverrai sans doute, Delphine et vous, avant de partir.

Le saccage des bûcherons paraissait plus atroce encore à ce moment de l’année où tout s’apprêtait à revivre. Dans l’air attiédi les rameaux déjà se gonflaient ; des bourgeons éclataient et, coupée, chaque branche pleurait sa sève. J’avançais lentement, non point tant triste moi-même qu’exalté par la douleur du paysage, grisé peut-être un peu par la puissante odeur végétale que l’arbre mourant et la terre en travail exhalaient. À peine étais-je sensible au contraste de ces morts avec le renouveau du printemps ; le parc, ainsi, s’ouvrait plus largement à la lumière qui baignait et dorait également mort et vie ; mais cependant, au loin, le chant tragique des cognées, occupant l’air d’une solennité funèbre, rythmait secrètement les battements heureux de mon cœur, et la vieille lettre d’amour, que j’avais emportée, dont je m’étais promis de ne me point servir, mais que par instants je pressais sur mon cœur, le brûlait. Rien plus ne saurait m’empêcher aujourd’hui, me redisais-je, et je souriais de sentir mes pas se presser à la seule pensée d’Isabelle ; ma volonté n’y pouvait, mais une force intérieure m’activait. J’admirais par quel excès de vie cet accent de sauvagerie que la déprédation apportait à la beauté du paysage en aiguisait pour moi la jouissance ; j’admirais que les médisances de l’abbé eussent si peu fait pour me détacher d’Isabelle et que tout ce que je découvrais d’elle avivât inavouablement mon désir… Qu’est-ce qui l’attachait encore à ces lieux, peuplés de hideux souvenirs ? De la Quartfourche vendue, je le savais, rien ne devait lui rester ni lui revenir. Que ne s’enfuyait-elle ? Et je rêvais de l’enlever ce soir dans ma voiture ; je précipitais mon allure ; je courais presque, quand soudain, loin devant moi, je l’aperçus. C’était elle, à n’en pas douter, en deuil et nu-tête, assise sur le tronc d’un arbre abattu en travers de l’allée. Mon cœur battit si fort que je dus m’arrêter quelques instants ; puis, vers elle, lentement j’avançai, tranquille et indifférent promeneur.

– Excusez-moi Madame… je suis bien ici à la Quartfourche ?

Un petit panier à ouvrage était posé sur le tronc d’arbre à côté d’elle plein de bobines, d’instruments de couture, de morceaux de crêpe enroulés sur eux-mêmes ou défaits, et elle s’occupait à en disposer quelques lambeaux sur une modeste capote de feutre qu’elle tenait à la main ; un ruban vert, que sans doute elle venait d’en arracher, traînait à terre. Un très court mantelet de drap noir couvrait ses épaules, et, quand elle leva la tête, je remarquai l’agrafe vulgaire qui en retenait le col clos. Sans doute m’avait-elle aperçu de loin, car ma voix ne parut pas la surprendre.

– Vous veniez pour acheter la propriété ? dit-elle, et sa voix que je reconnus me fit battre le cœur. Que son front découvert était beau !

– Oh ! je venais en simple visiteur. Les grilles étaient ouvertes et j’ai vu des gens circuler. Mais peut-être était-il indiscret d’entrer ?

– À présent, peut bien entrer qui veut ! Elle soupira profondément, mais se reprit à son ouvrage comme si nous ne pouvions avoir rien de plus à nous dire.

Ne sachant comment continuer un entretien qui peut-être serait unique, qui devait être décisif, mais que le temps ne me paraissait pas venu de brusquer ; soucieux d’y apporter quelque précaution et la tête et le cœur uniquement pleins d’attente et de questions que je n’osais encore poser, je demeurais devant elle, chassant du bout de ma canne de menus éclats de bois, si gêné, si impertinent à la fois et si gauche, qu’à la fin elle releva les yeux, me dévisagea et je crus qu’elle allait éclater de rire ; mais elle me dit simplement, sans doute parce qu’alors je portais un chapeau mou sur des cheveux longs, et parce que ne me pressait apparemment aucune occupation pratique :

– Vous êtes artiste ?

– Hélas ! non, répliquai-je en souriant, mais qu’à cela ne tienne ; je sais goûter la poésie. Et sans oser la regarder encore, je sentais son regard m’envelopper. L’hypocrite banalité de nos propos m’est odieuse et je souffre à les rapporter…

– Comme ce parc est beau, reprenais-je.

Il me parut qu’elle ne demandait qu’à causer et n’était embarrassée, ainsi que moi, que de savoir comment engager l’entretien ; car elle se récria que je ne pouvais malheureusement juger en cette saison de ce que pouvait devenir à l’automne ce parc, encore grelottant et mal réveillé de l’hiver – du moins ce qu’il avait pu devenir, reprit-elle ; qu’en restera-t-il désormais après l’affreux travail des bûcherons ?…

– Ne pouvait-on les empêcher ? m’écriai-je.

– Les empêcher ! répéta-t-elle ironiquement en levant très haut les épaules ; et je crus qu’elle me montrait son misérable chapeau de feutre pour témoigner de sa détresse, mais elle le levait pour le reposer sur sa tête, rejeté en arrière et laissant découvert son front ; puis elle commença de ranger ses morceaux de crêpe comme si elle s’apprêtait à partir. Je me baissai, ramassai à ses pieds le ruban vert, le lui tendis.

– Qu’en ferais-je, à présent, dit-elle sans le prendre. Vous voyez que je suis en deuil.

Aussitôt je l’assurai de la tristesse avec laquelle j’avais appris la mort de Monsieur et Madame Floche, puis enfin celle du baron ; et comme elle s’étonnait que j’eusse connu ses parents, je lui laissai savoir que j’avais vécu auprès d’eux douze jours du dernier octobre.

– Alors pourquoi tout à l’heure avez-vous feint de ne savoir où vous étiez ? repartit-elle brusquement.

– Je ne savais comment vous aborder. Puis, sans trop me découvrir encore, je commençai de lui raconter quelle passionnée curiosité m’avait retenu de jour en jour à la Quartfourche dans l’espoir de la rencontrer et (car je ne lui parlai pas de la nuit où mon indiscrétion l’avait surprise) mes regrets enfin de regagner Paris sans l’avoir vue.

– Qu’est-ce donc qui vous avait donné si grand désir de me connaître ?

Elle ne faisait plus mine de partir. J’avais traîné jusqu’en face d’elle, près d’elle, un épais fagot où je m’étais assis ; plus bas qu’elle, je levais les yeux pour la voir ; elle s’occupait enfantinement à pelotonner des rubans de crêpe et je ne saisissais plus son regard. Je lui parlais de sa miniature et m’inquiétait de ce qu’avait pu devenir ce portrait dont j’étais amoureux ; mais elle ne le savait point.

– Sans doute le retrouvera-t-on en levant les scellés… Et il sera mis en vente avec le reste, ajouta-t-elle avec un rire dont la sécheresse me fit mal. – Pour quelques sous vous pourrez l’acquérir, si le cœur vous en dit toujours.

Je protestai de mon chagrin de la voir ne prendre pas au sérieux un sentiment dont l’expression seule était brusque, mais qui depuis longtemps m’occupait ; mais à présent elle demeurait impassible et semblait résolue à ne plus écouter rien de moi. Le temps pressait. N’avais-je pas sur moi de quoi violenter son silence ? L’ardente lettre frémissait sous mes doigts. J’avais préparé je ne sais quelle histoire d’anciennes relations de ma famille avec celle de Gonfreville, pensant l’amener incidemment à parler ; mais à ce moment je ne sentis plus que l’absurdité de ce mensonge et commençai de raconter tout simplement par quel mystérieux hasard cette lettre – et je la lui tendis – était tombée entre mes mains.

– Ah ! je vous en conjure, Madame ! ne déchirez pas ce papier ! Rendez-le moi…

Elle était devenue mortellement pâle et garda quelques instants sans la lire la lettre ouverte sur ses genoux ; le regard vague, les paupières battantes, elle murmurait :

– Oublié de la reprendre ! Comment avais-je pu l’oublier ?

– Sans doute aurez-vous cru qu’elle lui était parvenue, qu’il était venu la chercher…

Elle ne m’écoutait toujours pas. Je fis un mouvement pour me ressaisir de la lettre ; mais elle se méprit à mon geste :

– Laissez-moi, cria-t-elle en repoussant brutalement ma main. Elle se souleva, voulut fuir.