Sitôt après, le petit père Floche m’entraîna, et, dès que nous fûmes seuls dans le couloir qui menait à la bibliothèque… :
– Mais cher Monsieur… cher ami… je ne puis croire encore… mais il vous reste à prendre connaissance d’un tas de… Se peut-il vraiment ? quel contretemps ! quel fâcheux contretemps ! Justement j’attendais la fin de votre premier travail pour mettre entre vos mains d’autres papiers que j’ai ressortis hier soir : je comptais sur eux, je l’avoue, pour vous intéresser à neuf et pour vous retenir davantage. Il va donc me falloir vous montrer cela tout de suite. Venez avec moi ; vous avez encore un peu de temps jusqu’au soir ; car je n’ose, n’est-ce pas, vous demander de revenir… ?
Devant la déconvenue du vieillard je prenais honte de ma conduite. J’avais travaillé d’arrache-pied toute la journée de la veille et cette dernière matinée, de sorte qu’en réalité il ne me restait plus beaucoup à glaner sur les premiers papiers que m’avait confiés Monsieur Floche ; mais sitôt que nous fûmes montés dans sa retraite, le voici qui, du fond d’un tiroir, sortit avec un geste mystérieux un paquet enveloppé de toiles et ficelé ; une fiche passée sous la ficelle portait, en manière de table, la nomenclature des papiers, leur provenance.
– Emportez tout le paquet, dit-il ; tout n’y est sans doute pas bien fameux ; mais vous aurez plus vite fait que moi de démêler là-dedans ce qui vous intéresse.
Tandis qu’il ouvrait puis refermait d’autres tiroirs et s’affairait, je descendis dans la bibliothèque avec la liasse que je développai sur la grande table.
Certains papiers effectivement se rapportaient à mon travail, mais ils étaient en petit nombre et d’importance médiocre ; la plupart, de la main même de Monsieur Floche, avaient trait à la vie de Massillon, et, partant, ne me touchaient guère.
En vérité le pauvre Floche comptait-il là-dessus pour me retenir ? Je le regardai ; il s’était à présent renfoncé dans sa chancelière et s’occupait à déboucher minutieusement avec une épingle chacun des trous d’un petit instrument qui versait de la sandaraque. L’opération finie, il leva la tête et rencontra mon regard. Un sourire si amical l’éclaira que je me dérangeai pour causer avec lui, et, appuyé sur le linteau, à l’entrée de sa portioncule :
– Monsieur Floche, lui dis-je, pourquoi ne venez-vous jamais à Paris ? on serait si heureux de vous y voir.
– À mon âge, les déplacements sont difficiles et coûteux.
– Et vous ne regrettez pas trop la ville ?
– Bah ! fit-il en soulevant les mains, je m’apprêtais à la regretter davantage. Les premiers temps, la solitude de la campagne paraît un peu sévère à quiconque aime beaucoup causer ; puis on s’y fait.
– Ce n’est donc pas par goût que vous êtes venu vous installer à la Quartfourche ?
Il se dégagea de sa chancelière, se leva, puis posant sa main familièrement sur ma manche :
– J’avais à l’Institut quelques collègues que j’affectionne, dont votre cher maître Albert Desnos ; et je crois bien que j’étais en passe de prendre bientôt place auprès d’eux…
Il semblait vouloir parler davantage ; pourtant je n’osais poser question trop directe :
– Est-ce Madame Floche qu’attirait à ce point la campagne ?
– N… on. C’est pourtant pour Madame Floche que j’y suis venu ; mais elle-même y était appelée par un petit événement de famille.
Il était descendu dans la grande salle et aperçut la liasse que j’avais déjà reficelée.
– Ah ! vous avez déjà tout regardé, dit-il tristement. Sans doute aurez-vous trouvé là peu de provende. Que voulez-vous ? les moindres miettes je les ramasse ; parfois je me dis que je perds mon temps à collectionner des broutilles ; mais peut-être faut-il des hommes comme moi pour épargner ces menus travaux à d’autres qui comme vous, en sauront tirer un brillant parti. Quand je lirai votre thèse je serai heureux de me dire que ma peine vous aura un tout petit peu profité.
La cloche du goûter nous appela.
Comment arriver à connaître quel « petit événement de famille », pensais-je, a suffi pour décider ainsi ces deux vieux ? L’abbé le connaît-il ? Au lieu de me butter contre lui, j’aurais dû l’apprivoiser. N’importe ! Trop tard à présent. Il n’en reste pas moins que Monsieur Floche est un digne homme et dont je garderai bon souvenir…
Nous arrivâmes dans la salle à manger.
– Casimir n’ose pas vous demander si vous ne feriez pas encore un petit tour de jardin avec lui ; je sais qu’il en a grande envie, dit Madame Floche ; mais le temps vous manquera peut-être ?
L’enfant qui plongeait le visage dans un bol de lait s’engoua.
– J’allais lui proposer de m’accompagner ; j’ai pu mettre au pair mon travail et vais être libre jusqu’au départ. Précisément il ne pleut plus… Et j’entraînai l’enfant dans le parc.
Au premier détour de l’allée, l’enfant qui tenait une de mes mains dans les deux siennes, longuement la pressa contre son visage brûlant :
– Vous aviez dit que vous resteriez huit jours…
– Mon pauvre petit ! je ne peux pas rester plus longtemps.
– Vous vous ennuyez.
– Non ! mais il faut que je parte.
– Où allez-vous ?
– À Paris. Je reviendrai.
À peine eus-je lâché ce mot qu’il me regarda anxieusement.
– C’est bien vrai ? Vous le promettez ?
L’interrogation de cet enfant était si confiante que je n’eus pas le cœur de me dédire :
– Veux-tu que je t’écrive sur un petit papier que tu garderas ?
– Oh ! oui, fit-il en embrassant ma main bien fort et manifestant sa joie par des bondissements frénétiques.
– Sais-tu ce qui serait gentil, maintenant ? Au lieu d’aller pêcher, nous devrions cueillir des fleurs pour ta tante ; on irait tous les deux lui porter un gros bouquet dans sa chambre pour lui faire une belle surprise.
Je m’étais promis de ne point quitter la Quartfourche sans avoir visité la chambre d’une des vieilles dames ; comme elles circulaient continuellement d’un bout à l’autre de la maison, je risquais fort d’être dérangé dans mon investigation indiscrète ; je comptais sur l’enfant pour autoriser ma présence ; si peu naturel qu’il pût paraître que je pénétrasse à sa suite dans la chambre de sa grand-mère ou de sa tante, grâce au prétexte du bouquet trouverais-je, en cas de surprise, une facile contenance.
Mais cueillir des fleurs à la Quartfourche n’était pas aussi aisé que je le supposais. Gratien exerçait sur tout le jardin une surveillance farouche ; non seulement il indiquait les fleurs qui supportaient d’être cueillies, mais encore était-il jalousement regardant sur la manière de les cueillir. Il y fallait sécateur ou serpette et, de plus, quelles précautions ! C’est ce que Casimir m’expliquait. Gratien nous accompagna jusqu’au bord d’une corbeille de dahlias superbes où l’on pouvait prélever maints bouquets sans que seulement il y parût.
– Au-dessus de l’œil, Monsieur Casimir, combien de fois faut-il qu’on vous le répète ? coupez toujours au-dessus de l’œil.
– En cette fin de saison, cela n’a plus aucune importance, m’écriai-je impatiemment.
Il répondit en grommelant que « ça a toujours de l’importance » et que « il n’y a pas de saison pour mal faire ». J’ai horreur des bougons sentencieux…
L’enfant me précéda, portant la gerbe. En passant dans le vestibule je m’étais emparé d’un vase…
Dans la chambre régnait une paix religieuse ; les volets étaient clos ; près du lit enfoncé dans une alcôve, un prie-Dieu d’acajou et de velours grenat au pied d’un petit crucifix d’ivoire et d’ébène ; contre le crucifix, le cachant à demi, un mince rameau de buis suspendu à une faveur rose et maintenu sous un bras de la croix. Le recueillement de l’heure appelait la prière ; j’oubliais ce que j’étais venu faire et la vaine curiosité qui m’avait attiré en ce lieu ; je laissais Casimir apprêter à son gré les fleurs sur une commode, et je ne regardais plus rien dans la chambre : C’est ici, dans ce grand lit, pensais-je, que la bonne vieille Floche achèvera bientôt de s’éteindre, à l’abri des souffles de la vie… Ô barques qui souhaitez la tempête ! que tranquille est ce port !
Casimir cependant s’impatientait contre les fleurs ; les capitules pesants des dahlias l’emportaient ; tout le bouquet cabriolait à terre.
– Si vous m’aidiez, dit-il enfin.
Mais tandis que je m’évertuais à sa place, il courait à l’autre bout de la pièce vers un secrétaire qu’il ouvrait.
– Je vais vous faire le billet où vous promettez de revenir.
– C’est cela, repartis-je, me prêtant à la simagrée. Dépêche-toi. Ta tante serait très fâchée si elle te voyait fouiller dans son secrétaire.
– Oh ! ma tante est occupée à la cuisine ; et puis elle ne me gronde jamais.
De son écriture la plus appliquée il couvrit une feuille de papier à lettre.
– À présent venez signer.
Je m’approchai :
– Mais Casimir, tu n’avais pas à signer toi-même ! dis-je en riant. L’enfant, pour donner plus de poids, sans doute, à cet engagement, et pour qu’il lui parût y engager lui-même sa parole, avait cru bon d’écrire aussi son nom au bas de la feuille où je lus :
Monsieur Lacase promet de revenir l’année prochaine à la Quartfourche.
Casimir de Saint-Auréol.
Un instant il resta tout déconcerté par ma remarque et par mon rire : il y allait de tout son cœur, lui ! Ne le prenais-je donc pas au sérieux ? Il était bien près de pleurer.
– Laisse-moi me mettre à ta place pour que je signe.
Il se leva puis, quand j’eus signé le billet, sauta de joie et couvrit ma main de baisers. J’allais partir : il me retint par la manche et, penché sur le secrétaire :
– Je vais vous montrer quelque chose, dit-il en faisant jouer un ressort et glisser un tiroir dont il connaissait le secret ; puis, ayant fouillé parmi des rubans et des quittances, il me tendit une fragile miniature encadrée :
– Regardez.
Je m’approchai de la fenêtre.
Quel est ce conte où le héros tombe amoureux du seul portrait de la princesse ? Ce devait être ce portrait-là. Je n’entends rien à la peinture et me soucie peu du métier ; sans doute un connaisseur eût-il jugé cette miniature affétée : sous trop de complaisante grâce s’effaçait presque le caractère : mais cette pure grâce était telle qu’on ne la pût oublier.
Peu m’importaient vous dis-je les qualités ou les défauts de la peinture : la jeune femme que j’avais devant moi et dont je ne voyais que le profil, une tempe à demi cachée par une lourde boucle noire, un œil languide et tristement rêveur, la bouche entrouverte et comme soupirante, le col fragile autant qu’une tige de fleur, cette femme était de la plus troublante, de la plus angélique beauté. À la contempler j’avais perdu conscience du lieu, de l’heure ; Casimir qui d’abord s’était éloigné, achevant d’apprêter les fleurs, revint à moi, se pencha :
– C’est maman… Elle est bien jolie, n’est-ce pas !
J’étais gêné devant l’enfant de trouver sa mère si belle.
– Où est-elle à présent, ta maman ?
– Je ne sais pas.
– Pourquoi n’est-elle pas ici ?
– Elle s’ennuie ici.
– Et ton papa ?
Un peu confusément, baissant la tête et comme honteux il répondit :
– Mon papa est mort.
Mes questions l’importunaient ; mais j’étais résolu à pousser plus avant.
– Elle vient bien te voir quelquefois, ta maman ?
– Oh ! oui, souvent ! dit-il avec conviction, en relevant soudain la tête. Il ajouta un peu plus bas :
– Elle vient causer avec ma tante.
– Mais avec toi, elle cause bien aussi ?
– Oh ! moi, je ne sais pas lui parler… Et puis quand elle vient, je suis couché.
– Couché !
– Oui, elle vient la nuit… Puis, cédant à sa confiance (il avait pris ma main, car j’avais reposé le portrait) tendrement et comme en secret :
– La dernière fois elle est venue m’embrasser dans mon lit.
– Elle ne t’embrasse donc pas d’ordinaire ?
– Oh ! si beaucoup.
– Alors pourquoi dis-tu « la dernière fois » ?
– Parce qu’elle pleurait.
– Elle était avec ta tante ?
– Non ; elle était entrée toute seule dans le noir ; elle croyait que je dormais.
– Elle t’a réveillé.
– Oh ! je ne dormais pas. Je l’attendais.
– Tu savais donc qu’elle était là.
Il baissa la tête de nouveau, sans répondre. J’insistai :
– Comment savais-tu qu’elle était là ?
Pas de réponse.
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