J’en étais encore à me demander si j’allais partir ou rester, quand l’homme revint et s’assit de nouveau à nos côtés. Il y était à peine, que Mahony, apercevant le chat qui lui avait échappé, s’élançait à sa poursuite dans le champ. L’homme et moi, nous surveillâmes la chasse. Le chat lui échappant encore une fois, Mahony commença à lui jeter des pierres sur le mur où il s’était réfugié. Puis laissant ce jeu, il se mit à vagabonder sans but à l’autre bout du champ.

Après un intervalle de silence, l’homme parla. Il me dit que mon ami était un garçon mal élevé, et me demanda si on lui donnait souvent le fouet à l’école. J’avais bien envie de répondre, dans mon indignation, que nous n’étions pas de ceux qui fréquentaient l’école nationale et qui recevaient le fouet, comme il disait : mais je m’abstins. Alors, il s’étendit sur le sujet du châtiment des garçons. Son esprit, comme ensorcelé derechef par ses paroles, semblait graviter lentement vers ce nouveau centre. Il dit que quand les garçons étaient de cette espèce, on devait les fouetter vigoureusement ; que, quand un garçon était mal élevé et indiscipliné, rien ne pouvait lui faire plus de bien qu’une bonne et saine correction.

Une tape sur la main, ou les oreilles tirées, ça ne servait à rien : ce qu’il fallait, c’était une jolie et chaude correction. Je fus surpris de cette opinion : involontairement je levai les yeux vers lui, et, au même instant, mes yeux rencontrèrent le perçant regard de deux yeux vert bouteille qui me fixaient, derrière un front à tics. Je détournai de nouveau les miens.

L’homme continuait son monologue. Il semblait avoir oublié son récent libéralisme. Il disait que, si jamais il rencontrait un garçon en train de conter fleurette à une fille, ou ayant une bonne amie, il le fouetterait et le fouetterait encore, et que ça lui apprendrait à ne plus parler aux filles ; et que, si un garçon avait une fille comme bonne amie et s’en cachait par des mensonges, alors il lui donnerait la plus belle correction que jamais garçon eût reçue au monde. Il ajouta qu’il n’y avait rien qu’il aimerait autant. Et il me décrivit comment il s’y prendrait pour donner le fouet à ce garçon comme s’il me découvrait quelque grand mystère. Il aimerait ça, disait-il, mieux que tout au monde, et sa voix, pendant qu’il me conduisait avec monotonie à travers le mystère, devenait presque affectueuse, comme s’il eût voulu plaider sa cause afin que je pusse le comprendre.

J’attendis jusqu’à ce que son monologue prît fin. Alors, brusquement, je me levai. De peur de trahir mon agitation intérieure, je restai un instant encore, faisant semblant de rattacher mes souliers ; puis, prétextant que j’étais obligé de m’en aller, je lui dis au revoir. Je montai le talus calmement, mais mon cœur battait avec violence et j’avais peur qu’il ne me saisît par les chevilles. Quand j’eus atteint la crête, je me retournai, et, sans le regarder, j’appelai très fort à travers le champ : « Murphy ! »

Ma voix avait un accent de bravoure forcée, et j’étais honteux de ce mesquin stratagème. Il me fallut appeler une seconde fois avant que Mahony ne me vît et ne répondît par un « Ohé ! » Comme mon cœur battait, pendant qu’il traversait en courant le champ pour me rejoindre ! Il courait comme s’il venait à mon secours. Et j’étais plein de repentir ; car, tout au fond de mon cœur, je l’avais toujours un peu méprisé.

ARABIE

 

« North Richmond Street», finissant en impasse, était une rue tranquille, sauf à l’heure où les garçons sortaient de l’école chrétienne des frères. Une maison à deux étages, inhabitée, s’élevait au bout de l’impasse, séparée de ses voisines par un tertre carré. Les autres maisons de la rue, qui avaient conscience des vies décentes qu’elles abritaient, se regardaient, l’une l’autre avec des visages bruns imperturbables.

Le locataire qui nous avait précédés, un prêtre, était mort dans le salon du fond. Il flottait un air de moisi dans toutes les pièces fermées depuis longtemps, et la chambre de débarras, derrière la cuisine, était jonchée de vieilles paperasses inutiles. Je découvris dans le tas quelques livres brochés aux pages humides et repliées : L’Abbé de Walter Scott, Le Dévot Communiant et les Mémoires de Vidocq. Ce dernier était mon préféré à cause de ses feuilles jaunies. Le jardin à l’abandon derrière la maison comportait un pommier au milieu et quelques buissons épars ; et sous l’un d’eux, je découvris la pompe à bicyclette, toute rouillée, du dernier habitant. C’était un prêtre très charitable ; il avait laissé par testament tout son argent aux bonnes œuvres et son mobilier à sa sœur.

Avec les jours courts de l’hiver, le crépuscule tombait avant que nous ayons fini de dîner, et quand nous nous retrouvions dans la rue, les maisons étaient déjà toutes sombres.