Elle sentit confusément on ne sait quoi d’horrible. Les choses passent dans l’air en effet. Elle se dit qu’elle n’était sûre de rien, que se perdre de vue, c’était se perdre ; et l’idée que Marius pourrait bien lui revenir du ciel, lui apparut, non plus charmante, mais lugubre.

Puis, tels sont ces nuages, le calme lui revint, et l’espoir, et une sorte de sourire inconscient, mais confiant en Dieu.

Tout le monde était encore couché dans la maison. Un silence provincial régnait. Aucun volet n’était poussé. La loge du portier était fermée. Toussaint n’était pas levée, et Cosette pensa tout naturellement que son père dormait. Il fallait qu’elle eût bien souffert, et qu’elle souffrit bien encore, car elle se disait que son père avait été méchant ; mais elle comptait sur Marius. L’éclipse d’une telle lumière était décidément impossible. Elle pria. Par instants elle entendait à une certaine distance des espèces de secousses sourdes, et elle disait : C’est singulier qu’on ouvre et qu’on ferme les portes cochères de si bonne heure. C’étaient les coups de canon qui battaient la barricade.

Il y avait, à quelques pieds au-dessous de la croisée de Cosette, dans la vieille corniche toute noire du mur, un nid de martinets ; l’encorbellement de ce nid faisait un peu saillie au-delà de la corniche si bien que d’en haut on pouvait voir le dedans de ce petit paradis. La mère y était, ouvrant ses ailes en éventail sur sa couvée ; le père voletait, s’en allait, puis revenait, rapportant dans son bec de la nourriture et des baisers. Le jour levant dorait cette chose heureuse, la grande loi Multipliez était là souriante et auguste, et ce doux mystère s’épanouissait dans la gloire du matin. Cosette, les cheveux dans le soleil, l’âme dans les chimères, éclairée par l’amour au dedans et par l’aurore au dehors, se pencha comme machinalement, et, sans presque oser s’avouer qu’elle pensait en même temps à Marius, se mit à regarder ces oiseaux, cette famille, ce mâle et cette femelle, cette mère et ces petits, avec le profond trouble qu’un nid donne à une vierge.

Chapitre XI – Le coup de fusil qui ne manque rien et qui ne tue personne

Le feu des assaillants continuait. La mousqueterie et la mitraille alternaient, sans grand ravage à la vérité. Le haut de la façade de Corinthe souffrait seul ; la croisée du premier étage et les mansardes du toit, criblées de chevrotines et de biscayens, se déformaient lentement. Les combattants qui s’y étaient postés avaient dû s’effacer. Du reste, ceci est une tactique de l’attaque des barricades ; tirailler longtemps, afin d’épuiser les munitions des insurgés, s’ils font la faute de répliquer. Quand on s’aperçoit, au ralentissement de leur feu, qu’ils n’ont plus ni balles ni poudre, on donne l’assaut. Enjolras n’était pas tombé dans ce piège ; la barricade ne ripostait point.

À chaque feu de peloton, Gavroche se gonflait la joue avec sa langue, signe de haut dédain.

– C’est bon, disait-il, déchirez de la toile. Nous avons besoin de charpie.

Courfeyrac interpellait la mitraille sur son peu d’effet et disait au canon :

– Tu deviens diffus, mon bonhomme.

Dans la bataille on s’intrigue comme au bal. Il est probable que ce silence de la redoute commençait à inquiéter les assiégeants et à leur faire craindre quelque incident inattendu, et qu’ils sentirent le besoin de voir clair à travers ce tas de pavés et de savoir ce qui se passait derrière cette muraille impassible qui recevait les coups sans y répondre. Les insurgés aperçurent subitement un casque qui brillait au soleil sur un toit voisin. Un pompier était adossé à une haute cheminée et semblait là en sentinelle. Son regard plongeait à pic dans la barricade.

– Voilà un surveillant gênant, dit Enjolras.

Jean Valjean avait rendu la carabine d’Enjolras, mais il avait son fusil.

Sans dire un mot, il ajusta le pompier, et, une seconde après, le casque, frappé d’une balle, tombait bruyamment dans la rue. Le soldat effaré se hâta de disparaître.

Un deuxième observateur prit sa place. Celui-ci était un officier. Jean Valjean, qui avait rechargé son fusil, ajusta le nouveau venu, et envoya le casque de l’officier rejoindre le casque du soldat. L’officier n’insista pas, et se retira très vite.