Le désespoir aussi a son extase. Marius en était là. Il assistait à tout comme du dehors ; ainsi que nous l’avons dit, les choses qui se passaient devant lui lui semblaient lointaines ; il distinguait l’ensemble, mais n’apercevait point les détails. Il voyait les allants et venants à travers un flamboiement. Il entendait les voix parler comme au fond d’un abîme.
Cependant ceci l’émut. Il y avait dans cette scène une pointe qui perça jusqu’à lui, et qui le réveilla. Il n’avait plus qu’une idée, mourir, et il ne voulait pas s’en distraire ; mais il songea, dans son somnambulisme funèbre, qu’en se perdant, il n’est pas défendu de sauver quelqu’un.
Il éleva la voix :
– Enjolras et Combeferre ont raison, dit-il ; pas de sacrifice inutile. Je me joins à eux, et il faut se hâter. Combeferre vous a dit les choses décisives. Il y en a parmi vous qui ont des familles, des mères, des sœurs, des femmes, des enfants. Que ceux-là sortent des rangs.
Personne ne bougea.
– Les hommes mariés et les soutiens de famille hors des rangs ! répéta Marius.
Son autorité était grande. Enjolras était bien le chef de la barricade, mais Marius en était le sauveur.
– Je l’ordonne ! cria Enjolras.
– Je vous en prie, dit Marius.
Alors, remués par la parole de Combeferre, ébranlés par l’ordre d’Enjolras, émus par la prière de Marius, ces hommes héroïques commencèrent à se dénoncer les uns les autres. – C’est vrai, disait un jeune à un homme fait. Tu es père de famille. Va-t’en. – C’est plutôt toi, répondait l’homme, tu as tes deux sœurs que tu nourris. – Et une lutte inouïe éclatait. C’était à qui ne se laisserait pas mettre à la porte du tombeau.
– Dépêchons, dit Courfeyrac, dans un quart d’heure il ne serait plus temps.
– Citoyens, poursuivit Enjolras, c’est ici la République, et le suffrage universel règne. Désignez vous-mêmes ceux qui doivent s’en aller.
On obéit. Au bout de quelques minutes, cinq étaient unanimement désignés, et sortaient des rangs.
– Ils sont cinq ! s’écria Marius.
Il n’y avait que quatre uniformes.
– Eh bien, reprirent les cinq, il faut qu’un reste.
Et ce fut à qui resterait, et à qui trouverait aux autres des raisons de ne pas rester. La généreuse querelle recommença.
– Toi, tu as une femme qui t’aime. – Toi, tu as ta vieille mère. – Toi, tu n’as plus ni père ni mère, qu’est-ce que tes trois petits frères vont devenir ? – Toi, tu es père de cinq enfants. – Toi, tu as le droit de vivre, tu as dix-sept ans, c’est trop tôt.
Ces grandes barricades révolutionnaires étaient des rendez-vous d’héroïsmes. L’invraisemblable y était simple. Ces hommes ne s’étonnaient pas les uns les autres.
– Faites vite, répétait Courfeyrac.
On cria des groupes à Marius :
– Désignez, vous, celui qui doit rester.
– Oui, dirent les cinq, choisissez. Nous vous obéirons.
Marius ne croyait plus à une émotion possible. Cependant à cette idée, choisir un homme pour la mort, tout son sang reflua vers son cœur. Il eût pâli, s’il eût pu pâlir encore.
Il s’avança vers les cinq qui lui souriaient, et chacun, l’œil plein de cette grande flamme qu’on voit au fond de l’histoire sur les Thermopyles, lui criait.
– Moi ! moi ! moi !
Et Marius, stupidement, les compta ; ils étaient toujours cinq ! Puis son regard s’abaissa sur les quatre uniformes.
En cet instant, un cinquième uniforme tomba, comme du ciel, sur les quatre autres.
Le cinquième homme était sauvé.
Marius leva les yeux et reconnut M. Fauchelevent.
Jean Valjean venait d’entrer dans la barricade.
Soit renseignement pris, soit instinct, soit hasard, il arrivait par la ruelle Mondétour. Grâce à son habit de garde national, il avait passé aisément.
La vedette placée par les insurgés dans la rue Mondétour, n’avait point à donner le signal d’alarme pour un garde national seul.
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