Un moment, je te l’avoue, mon ami, je perdis la tête. J’oubliai notre mère, pour ne m’occuper que de ma fille ; je l’enveloppai à la hâte dans un manteau ; et, quoiqu’elle se débattît et se raidit avec une force convulsive, je parvins à maîtriser ses mouvements et à la coucher sur un de nos matelas jetés à terre par les soldats, en fouillant les lits. Mon trouble, mon effroi, je te l’ai dit, pauvre ami, m’avaient fait oublier notre mère ; les cris d’Albert, réfugié chez elle, me la rappellent. Impossible d’abandonner Juliette dans l’état alarmant où elle se trouvait ; je l’enlève entre mes bras comme un enfant au berceau, sans comprendre encore comment j’en eus la force, et je cours à la chambre de notre mère…
Courage ! mon ami, courage ! il nous en faut à tous deux !… à moi, pour continuer cette lettre,… à toi, pour continuer de la lire !…
En entrant chez notre mère, je vois le bois de son lit renversé, et elle-même étendue à terre sur un matelas, à peine enveloppée dans une couverture ; ses cheveux blancs, dénoués, cachaient presque entièrement son visage ; elle grelotait, car, à deux pas d’elle, une fenêtre ouverte par les soldats, comme l’avait été celle de notre chambre, laissait pénétrer un froid glacial ; une des jambes de notre mère, nue et amaigrie, sortant de dessous son drap, faillit être brisée sous le talon éperonné d’un des gendarmes, qui se baissait alors, sa lanterne à la main, pour examiner l’intérieur du conduit de la cheminée. Notre mère pousse un cri de douleur ; puis, se contenant, elle me dit, en me voyant alors entrer avec Juliette, qui se débattait dans mes bras :
– Louise, ce que nous endurons n’est rien auprès de ce que souffre,… de ce que souffrira mon fils !
– Albert ! – m’écriai-je –, ferme vite la fenêtre, dont le courant glace ta grand’mère !…
L’enfant obéit ; et, à ce moment, le capitaine, furieux de l’inutilité de ses recherches, me dit d’un air presque menaçant :
– Scipion David était ici,… Madame ! ! Vous avez été prévenue de notre arrivée, vous l’avez fait évader !
– Ah Monsieur ! – s’écria ta mère –, n’est-ce donc pas assez d’envahir ainsi la demeure de deux femmes, dont l’une à mon âge,… et l’autre veille un enfant malade ?… Oseriez-vous encore nous menacer ? – Puis, me regardant – : Ah ! quel bonheur qu’Edmond ne soit pas ici !
– Il faut que Scipion David se retrouve ! – s’écrie le capitaine, en frappant du pied –. Vous êtes responsables de son évasion !
À ces injustes et dures paroles, notre mère fut sublime de dignité ; elle se redressa sur son séant ; sa figure vénérable, entourée de ses longs cheveux blancs, exprimait une indignation écrasante, et elle s’écria :
– Sortez ! Monsieur ! sortez ! Vous ne respectez ni la vieillesse,… ni l’enfance. Vous serez maudit des hommes et de Dieu… Sortez d’ici !
– Madame – répondit le capitaine, baissant les yeux devant le regard imposant de ta mère –, je suis obligé d’exécuter mes ordres…
– Celui que vous cherchez n’est pas ici – reprit ta mère d’une voix affaiblie, –,… je vous l’ai dit, et je vous défends de douter de la parole d’une mourante ; car, je le sens,… je ne survivrai pas aux émotions de cette nuit… Sortez, Monsieur ! laissez-moi du moins mourir en paix dans les bras de ma fille et de ses enfants…
La voix, l’accent, l’attitude de ta mère dominèrent tellement ces soldats, qu’ils n’osèrent pas insister davantage, et ils se retirèrent.
Nous sommes restés seuls avec notre mère et les enfants, dans notre demeure bouleversée. Je tenais toujours Juliette entre mes bras ; ses mouvements moins saccadés m’annonçaient la fin de son accès ; mais, sa figure, qui touchait la mienne, ses épaules, ses mains, ses pieds, étaient glacés par le froid de cette nuit d’hiver. Les dernières paroles de ta mère avaient épuisé ses forces ; elle retomba sur son matelas. Hélas ! à peine convalescente, et ne se soutenant qu’à force de soins, de précautions, elle venait d’être réveillée en sursaut, frappée de terreur, exposée, presque sans vêtements, à une bise pénétrante ; cela pouvait être, pour une femme de son âge, un coup mortel… Aussi, je dis à Albert :
– Mon enfant, il nous faut à tous du courage ; habille-toi vite, et cours chercher le médecin pour ta grand’mère ; ne crains rien, en ces temps-ci, les rues sont sûres, on y rencontre à chaque pas des soldats.
– Sois tranquille, Maman, je n’aurai pas peur – me répondit résolument ce pauvre enfant, en s’habillant à la hâte.
Juliette, en ce moment, aussi accablée qu’elle avait été agitée, restait inerte entre mes bras. N’ayant pas le temps de refaire son lit, parce que je voulais revenir près de ta mère, dont l’état m’effrayait, j’enveloppai ma fille dans une couverture ; je la déposai sur un des matelas de notre chambre, et je courus près de ta mère ; je relevai le bois de son lit que je regarnis de mon mieux ; je la pris dans mes bras toute défaillante, et je la couchai, après avoir rajusté sa chevelure en désordre.
Il se passa quelque temps avant l’arrivée du médecin qu’Albert était allé chercher. Notre mère s’affaiblissait de plus en plus, et, malgré mes efforts pour la réchauffer, elle restait frissonnante et glacée. Une demi-heure auparavant, je l’avais oubliée pour ne songer qu’à ma fille, et, en ce moment, j’oubliais ma fille pour elle ; je tâchais de la ranimer en frictionnant ses tempes avec de l’eau de Cologne, et en lui en faisant respirer quelques gouttes, lorsque j’entends Juliette m’appeler en poussant des gémissements plaintifs. Que faire, mon Dieu ! que faire ! j’étais seule pour les soigner toutes deux. Ta mère, sortant alors de son évanouissement, ouvrit les yeux, prit ma main dans la sienne déjà froide, et me dit d’une voix éteinte :
– Louise,…, je vais mourir ;… ne me quittez pas…
– Ma mère, rassurez-vous, le médecin va venir…
– Il est trop tard,… mon enfant,… la vie m’abandonne… Écoutez mes dernières paroles ;… vous les redirez à mon fils,… à mon Edmond…
Et, retenant toujours faiblement ma main dans la sienne, elle sembla se recueillir.
Oh ! mon ami, je voudrais te peindre l’expression de sa figure vénérable, à ce moment suprême… Dans l’avidité de ta douleur, je le sens, tu dois vouloir connaître jusqu’aux moindres circonstances de cette mort imposante, comme la mémoire de celle que nous pleurons. Son visage pâle n’exprimait aucune souffrance physique ; les bandeaux de ses cheveux blancs encadraient son beau front ; ses yeux, d’un bleu si doux, étaient demi-clos ; mais la vie, mais l’intelligence y brillaient encore ; sa tête, tournée de mon côté, reposait sur son oreiller ; elle me regardait en silence, avec une expression d’angélique bonté. Les forces me manquèrent, je tombai à genoux près de son chevet, en couvrant de larmes et de baisers ses pauvres mains refroidies, dont je sentais, pour ainsi dire, la vie se retirer peu à peu pour refluer vers son cœur, qui devait mourir le dernier.
À ce moment, doublement cruel, j’entendais Juliette murmurer d’une voix plaintive : – Maman ! ! Maman ! – Hélas ! je ne pouvais abandonner ta mère… Son oreille affaiblie ne lui permit pas d’entendre l’appel plaintif de ma fille, et elle me dit lentement, en ménageant son souffle et ses forces expirantes :
– Ma Louise,… vous direz à Edmond que du fond du cœur, je le bénis comme le meilleur des fils,… comme le meilleur des pères,… comme le plus honnête des hommes !… Jamais sa tendresse pour moi, jamais son respect pour ses devoirs, ne se sont démentis… J’aimais mon fils… autant que je l’honorais…
Elle s’interrompit encore un instant, pour recueillir ses dernières pensées, ses dernières forces… Et j’entendais la respiration brusque, rauque, saccadée de Juliette ; elle ne m’appelait plus… Je crus que son cri avait été celui de son agonie. Je crus, mon Dieu ! qu’elle allait mourir comme sa grand’mère.
Mon ami, j’ai du courage ;… mais, en ce moment, vois-tu, ce que j’ai souffert ne peut s’exprimer. En proie à l’angoisse où me jetait l’état de Juliette, je m’écriai :
– Ma mère !… laissez-moi vous apporter ma fille…
Elle me répondit par un signe de tête, craignant, sans doute, d’épuiser ses dernières forces en me parlant. Je courus dans l’autre chambre ; j’y trouvai Juliette, la poitrine haletante, les lèvres entr’ouvertes, noirâtres et desséchées, la peau brûlante ; les yeux fixes et étincelants, elle ne me reconnut pas ; je l’enlevai dans mes bras, et je l’apportai sur le lit de sa grand-mère ; je les avais là, du moins, toutes deux près de moi. Lorsque je revins à côté de ta mère, ses paupières étaient fermées ; elle les entrouvrit, et, sentant que je prenais sa main pour la porter à mes lèvres, elle me dit, comme si son esprit commençait déjà à se troubler.
– Louise,… est-ce vous ?
– Oui, ma bonne mère.
– Écoutez mes dernières paroles,… elles sont graves ;… vous et vos enfants, vous aurez peut-être encore beaucoup à souffrir… Louise, vous avez été pour moi un ange ;… promettez-moi de ne jamais accuser mon fils… de vos malheurs et de ceux de vos enfants.
– Oh ! ma mère ! – dis-je en pleurant –, jamais ! jamais !
– Au devoir Edmond s’est sacrifié ; au devoir il a sacrifié ce qu’il avait de plus cher,… sa famille ; ne le blâmez pas, glorifiez-le dans ses souffrances et dans les vôtres. Honorez-le,… comme moi, sa mère, je l’ai toujours honoré. Louise,… ma tendre fille,… je…
Mais, s’interrompant, elle fit un suprême effort, agita faiblement autour d’elle ses mains défaillantes comme sa voix, comme son regard, et elle murmura :
– Les enfants,… je veux… embrasser les…
Elle n’acheva pas, la voix lui manqua tout à fait.
Mon ami, son dernier vœu a été exaucé ; au moment où elle demandait les enfants, Albert entrait essoufflé en criant :
– Maman, voilà le médecin ! !
– Il est trop tard – lui ai-je dit, en fondant en larmes et en l’amenant vers le lit –. Embrasse une dernière fois ta grand’mère.
Le pauvre enfant, éperdu, sanglotant, s’est jeté au cou de notre mère, près de qui j’ai aussi approché Juliette, quoiqu’elle n’eût pas conscience de ce qui se passait. Ta mère a senti près d’elle les deux enfants ; il lui restait encore une lueur de connaissance ; elle a pu lever sa main jusque sur l’épaule d’Albert, et a fait ensuite un léger mouvement pour le serrer contre elle ;… puis, poussant un dernier soupir, elle a prononcé ton nom… Oui, le dernier nom qu’elle ait prononcé, a été Edmond.
Mon ami, son agonie et sa fin, du moins, ont été douces… À trois heures dix minutes du matin, elle a rendu son âme au ciel !
Le médecin, amené par Albert, m’a affirmé (triste consolation), qu’après la violente commotion de la nuit, tous les secours de l’art auraient été impuissants à sauver notre mère…
J’avais reporté Juliette dans son lit ; le médecin l’a examinée… Il n’y avait plus à en douter, elle était atteinte d’une fièvre typhoïde ; il a prescrit dès lors la médication la plus énergique ; il la continue encore aujourd’hui ; depuis trois jours, il est venu quotidiennement quatre ou cinq fois. Il ne désespère pas de sauver Juliette ; mais, tout est à craindre jusqu’au huitième jour, époque de la crise décisive de cette maladie… La fièvre typhoïde étant inévitablement contagieuse pour les enfants, le médecin m’avait formellement déclaré qu’Albert en serait atteint, si je ne l’éloignais pas sur-le-champ de sa sœur. Il me fallait donc me séparer de ce cher enfant, l’unique consolation qui me restât, ta mère morte et ma fille mourante ! Cette résolution me navrait, mais je n’ai pas hésité ; chaque heure de plus qu’il passait près de Juliette devenait pour lui un danger. Dès qu’il fit jour, j’écrivis à l’ancien maître de pension de mon fils, pour le supplier de le garder pendant quelque temps ; il y a consenti. Et le pauvre enfant désolé, mais rempli de raison, nous a quittés, conduit par Honorine ; il a, du moins, ainsi échappé à tout ce qu’il y a eu pour moi de déchirant, dans l’accomplissement des derniers devoirs que j’ai rendus à notre mère. Hélas ! notre demeure est tellement exiguë, qu’une seule porte séparait la chambre mortuaire… de celle où je veillais auprès de Juliette.
Mon ami, aucune main étrangère n’a touché les restes de celle que nous pleurons ; j’ai, avec l’aide d’Honorine, rempli ce pieux officie.
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