Protégés par leur pauvreté même contre les attaques bédouines, ils s’avancent sans peur, en trottinant avec des bâtons. Ils ont tous, en bandoulière, des gourdes ou des bouteilles vides, qu’ils rempliront pieusement au fleuve : grands-pères et grands-mères, qui vont rapporter, peut-être jusqu’à Arkhangelsk et aux rives de la mer Blanche, un peu des eaux saintes, de quoi baptiser leurs petits-enfants. En nous croisant, ils nous disent bonjour, ceux-là aussi ; ils n’ont pas le joli geste des Bédouins ni leur joli sourire ; mais leur salut, plus lourd, paraît plus franc et plus sûr.

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Au-dessous des cimes grises, les creux des vallées sont redevenus tout verts ; il y a partout des troupeaux qui paissent et des petits bergers en burnous qui jouent de la musette. Au même point que l’avant-veille, nous retrouvons les mêmes grandes bêtes percheuses, découpées en silhouettes sur le ciel, au-dessus de nos têtes : des chamelles, qu’on a mises aux champs avec leurs petits. Et enfin, les fleurs recommencent, émaillant partout les rochers de points rouges et de points roses.

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À mi-chemin, nous faisons halte au caravansérail, où il y a foule aujourd’hui.

Un caravansérail, c’est surtout une sorte de citadelle pour abriter les voyageurs et leurs montures contre les pillards des chemins. Du Levant au Moghreb, ils se ressemblent tous : une cour, un carré d’épaisses murailles garnies d’anneaux de fer pour attacher les bêtes ; sur l’une des faces intérieures, un vaste hangar pour abriter les hommes, et, près de la porte d’entrée, la tanière des gardiens du lieu, avec de petits fourneaux primitifs pour faire du café aux passants.

Des bêtes sellées, de toute classe et de toute espèce, encombrent ce caravansérail de la route de Jéricho. Il en entre et il en sort à chaque instant, avec des ruades et des écarts : chevaux de touristes, à selle anglaise, ou chevaux ébouriffés, à grande selle arabe, les flancs et la poitrine surchargés de franges de toutes couleurs ; longs dromadaires majestueusement bêtes ; mules aux harnais bariolés de perles et de coquilles ; ânons modestes des plus pauvres pèlerins ; pauvres ânons dépenaillés ayant sur le dos des vieilles toiles et des vieilles besaces. Et tout cela se mêle, s’entrave les pieds, s’affole et crie.

Sous le hangar qui regarde cette cour, une centaine de personnes s’empressent à déjeuner, – avec des provisions apportées, bien entendu, le caravansérail ne fournissant que l’eau fraîche, le café, le narguilé et la protection de ses murs. Les uns mangent sur des tables ; les autres, qui n’en ont plus trouvé, s’arrangent par terre. Groupes presque élégants de touristes anglais ou américains. Groupes plus humbles de pèlerins grecs. Amas de pèlerins russes, têtes de vieux braves avec des médailles à la poitrine, faisant bouillir par terre, sur des feux de branches, des petites soupes au pain noir. Beaux guides syriens, tout brodés de soie, poseurs avec des cheveux à la Capoul échappés du turban, en coquetterie avec les dames touristes des agences. – Et des Turcs et des Serbes. Et des prêtres, qui déjeunent en tenant leurs ânons par la bride. Et des moines blancs et des moines bruns. Et des Bédouins mangeant avec leurs doigts comme au dessert, déchiquetant, à belles dents blanches, d’immondes débris de poulets.

À la table voisine de la nôtre, sont assises des jeunes femmes maronites ; les unes en costume encore un peu national, long manteau de velours et d’hermine, cheveux pris dans un mouchoir pailleté ; les autres, hélas ! en chapeau à fleurs, habillées comme, il y a cinq ou six ans, les grisettes de France ; charmantes quand même à force d’être fraîches, d’avoir de grands yeux. – Et un échange amical de dattes et d’oranges s’établit entre notre tablée et la leur, tandis que nous faisons passer des tranches de pain blanc à de bons vieux moujiks accroupis à nos pieds.

Vraiment, pour rencontrer si étrange et si cordiale Babel, il faut venir, en temps de pèlerinage, sur les routes de Palestine…

Et, dans quelques jours d’ici, après les fêtes de Pâques, ce caravansérail va se retrouver, pour de longs mois, silencieux et vide, sous un soleil devenu dévorant.

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Trois heures encore, après cette halte, pour monter à Jérusalem.

Et toujours nous rencontrons des pèlerins ; même des pèlerins musulmans, qui commencent à descendre vers la mer Morte pour les dévotions annuelles au tombeau de Moïse ; des groupes de Turcs et d’Arabes, des hommes à pied, des femmes, entièrement voilées de blanc, assises sur des petits ânes. De nonchalants dromadaires passent aussi, portant sur le dos des choses immenses et légères qui leur font à chacun comme les ailes éployées d’un papillon : sortes de paniers, que recouvrent des étoffes rouges tendues sur des cerceaux d’osier et dans lesquels voyagent commodément d’invisibles dames.

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Sur la route, le village de Béthanie, où Jésus aimait venir, est au penchant d’une montagne, entouré de quelques oliviers, de quelques figuiers et de champs magnifiquement verts. Très misérable petit village, aujourd’hui tout arabe ; maisonnettes en ruine, informes écroulements de pierres. Le vent froid des hauteurs y souffle en ce moment, agitant les branches, les herbes folles, le velours des orges nouvelles. Et des milliers de coquelicots, d’anémones, le long des petits chemins ou sur les vieux murs, jettent leurs vives taches rouges.

Nous mettons pied à terre au milieu d’enfants en haillons charmants, accourus pour tenir nos chevaux. Et c’est devant un vieux portique ogival, enduit de chaux blanche, sur lequel, pour célébrer quelque retour heureux de la Mecque, on a peinturluré, suivant l’usage, des arabesques naïves, bleues, jaunes et roses.

Çà et là, dans les décombres et sous les herbes, gisent des fragments de colonnes, débris des églises des premiers siècles ou du grand couvent des croisades. On nous montre, attenant à une humble mosquée, un faux tombeau de Lazare ; ailleurs, de très contestables ruines de la maison de Marie et de Madeleine… Mais non, rien de tout cela n’est pour nous émouvoir ; les souvenirs terrestres du Christ ne se retrouvent vraiment plus ici ; il est trop tard, des mains humaines trop nombreuses ont bouleversé la Béthanie de l’Évangile, avant la venue de ses tranquilles habitants d’aujourd’hui.

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Sitôt après Béthanie, nous découvrons la vallée de Josaphat, et Jérusalem aussi reparaît, intacte de ce côté-ci, superbe et désolée, profilant très haut sur le ciel sa muraille sarrasine, que dépassent ses coupoles grises.

XVII

Mardi, 10 avril.

 

Visité, pendant la matinée, le Trésor des Latins.

C’est, dans des sacristies dépendantes de la grande église franciscaine, un amas de richesses. Depuis le moyen âge, des rois, des empereurs, des peuples, n’ont cessé d’envoyer des présents magnifiques vers cette Jérusalem dont le prestige immense est aujourd’hui si près de mourir.

On nous montre de grands revêtements d’autel qui sont des plaques d’argent et d’or ; des flambeaux d’argent hauts de dix pieds ; des croix de diamant et des ciboires d’or émaillé ; une « exposition » pour le Saint-Sacrement, en or et pierreries, offerte jadis par un roi de Naples et pouvant valoir de quatre à cinq millions.

Dans des séries d’armoires, des costumes sans prix, pour les prêtres, s’alignent, enveloppés de mousselines et étiquetés : « don de la république de Venise » ; « don de l’Autriche » ou « don de l’Italie ». Rigides et somptueuses choses, qui semblent brodées par des fées patientes, dans toute la magnificence et la pureté des différents styles anciens. Le dernier des dons de la France est une suite d’ornements, brodés d’abeilles d’or en haut relief sur drap d’or, qui ne servirent qu’une fois, le jour du mariage de Napoléon III, à Notre-Dame de Paris. Il y a une vénérable chasuble alourdie de cristal de roche et de pierres fines, qui paraît dater des croisades. Une autre, qui date de la Renaissance espagnole, – et qui est loin d’être la plus belle de cette collection prodigieuse – vient de rentrer ces jours-ci au Trésor : on l’avait envoyé réparer dans un couvent de nonnes, et la réparation, qui a coûté quinze mille francs, a duré cinq années.

Une fois l’an, à tour de rôle, chacun de ces jeux de costumes est porté par les prêtres, pendant les pompes asiatiques déployées au Saint-Sépulcre.

Et tant de pièces précieuses ont déjà disparu, nous disent les aimables gardiens de ces merveilles ; les unes, enfouies en terre, pendant les sièges, dans des cachettes qui n’ont plus été retrouvées ; les autres, enlevées pendant les pillages ; les autres encore, – des évangiles, des étoles, – brûlées pendant la terreur des pestes, parce qu’elles avaient été touchées par des prêtres contaminés…

Alors, en les écoutant dire, devant ces amas de soieries et de dorures qu’ils déploient si complaisamment pour nous, notre pensée plonge, une fois de plus, au milieu des tourmentes superbes des vieux temps. D’ailleurs, dans cette ville entière, on sent se dégager de ce que l’on voit, de ce que l’on touche, et même sourdre mystérieusement du sol où l’on marche, l’âme d’un passé colossal, tout de magnificence et d’épouvante…

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Ces prélats de Jérusalem, si accueillants, auxquels on dit sans sourire : « Votre Grandeur », « Votre Béatitude », ou même « Votre Paternité Révérendissime », semblent – du fait même qu’ils sont ici, dans ces vieilles églises et ces vieilles demeures poussiéreuses, observant des rites surannés – être redevenus des hommes du moyen âge. On ne peut leur en vouloir, à eux-mêmes, de suivre des errements séculaires ; mais de quelle étrange façon les catholiques et les orthodoxes ont compris la grande leçon de simplicité que Jésus est venu donner au monde ! Certes, ils sont intéressants, ces prélats ; leurs cérémonies, leurs monuments et leurs trésors font revivre les époques de la foi aveugle et souveraine. Mais, tout ce passé des cultes magnifiques, chacun sait de reste qu’il a existé, et d’ailleurs il ne prouve rien ; sa reconstitution ne peut être qu’un vain amusement pour l’esprit.