De tous côtés, les foules accourent et les églises se parent, pour la fête de Pâques qui sera bientôt. Les rues étroites sont encombrées de gens de tous les pays du monde. Il passe des cortèges de pèlerins chantant des cantiques, des cortèges de petits enfants grecs, psalmodiant à voix nasillarde et haute ; des processions se croisent avec des défilés de mules aux harnais brodés de coquillages, dont les innombrables clochettes sonnent comme des carillons d’église ; et, conduite par des Bédouins sauvages, des chameaux entravent le tout, grandes bêtes inoffensives et lentes, accrochant les devantures des vendeurs de croix ou de chapelets avec leurs fardeaux trop larges. L’odeur des encens que l’on brûle est partout dans l’air. Et le son grave, le son étrange des trompettes turques perce la vague clameur d’adoration qui s’échappe des chapelles, des couvents et des rues, toujours plus grande aux approches de cette Pâques des Grecs, et qui sera, au Saint-Sépulcre, une fête semi-barbare et que j’aime mieux fuir… Plutôt, je m’en irai là-bas chercher le souvenir du Christ, dans les petites villes de Galilée, ou sur les bords déserts de ce lac de Tibériade où il a passé la majeure partie de sa vie. Jérusalem est trop idolâtre pour ceux dont l’enfance a été illuminée par les purs Évangiles ; les yeux peuvent s’intéresser à son formalisme pompeux, comme d’ailleurs au coloris des choses de l’Islam, mais c’est aux dépens des pensées profondes… Le Christ, le Christ de l’Évangile, en somme j’étais venu pour lui seul, comme les plus humbles pèlerins, amené par je ne sais quelle naïve, et confuse, et dernière espérance de retrouver ici quelque chose de lui, de le sentir un peu revivre au fond de mon âme, ne fût-ce que comme un frère inexplicablement consolateur… Et ma détresse aujourd’hui se fait plus morne et plus désespérée, de ce que, même ici, son ombre achève pour moi de s’évanouir…

Le Gethsémani ! Depuis tant d’années j’avais rêvé que j’y viendrais passer une nuit de solitude, de recueillement suprême, presque de prière… Et je n’ose plus, et je remets de soir en soir, redoutant trop de ne rencontrer là, comme ailleurs, que le vide et la mort…

XVIII

Mercredi, 11 avril.

 

Visité dans la journée différents lieux où se manifeste encore la Jérusalem antique : les ruines d’Ophel, la cité de David… Et retrouvé là toujours l’effroi de l’entassement des passés humains ; mais plus rien du Christ. D’ailleurs, je cesse presque de poursuivre son fuyant souvenir et je suis ici maintenant comme en une ville quelconque.

Le cœur lassé et l’esprit à peine attentif, au crépuscule tombant je traverse, pour rentrer, ces ruelles du vieux bazar couvert où les choses orientales font place aux croix et aux chapelets ; alors je me rappelle le Saint-Sépulcre, – autant dire l’âme de Jérusalem, – qui est là tout près, et je veux y entrer encore, pour voir les humbles prier et pleurer…

Il y a foule ce soir, devant les portes, sur la place étroite, entre les hautes constructions démantelées, déchirées, aux airs de sombres ruines, qui sont l’extérieur de cet amas de chapelles. Et les pèlerins piétinent le marché de chapelets qui se tient là par terre, couvrant les vieux pavés d’un éternel étalage de verroteries.

C’est l’heure où les Russes et les Grecs sortent des basiliques à l’approche de la nuit, après avoir tout le jour prié, tout le jour embrassé les pierres saintes.

Le calme de chaque soir commence à se faire dans le dédale obscur du Saint-Sépulcre. Les vendeurs de petits cierges sont partis ; alors, il faut regarder à ses pieds, aller à tâtons comme les aveugles, pour ne pas trébucher sur les dalles usées, pour ne pas tomber, dans les descentes, sur les marches informes.

Par places, un peu de lumière descendue des coupoles indique encore le délabrement de ces murailles qui, jusqu’à hauteur d’homme, sont écorchées, rongées, grasses de frottements de mains et de baisers.

Toujours les mendiants, les mendiants macabres se tiennent là, demi-nus sous des haillons, accroupis contre des colonnes, dans des poses de bêtes. Il y en a un qui se lève, – un vieillard sans yeux, – et qui me tire par le bras, qui me poursuit de sa plainte, en me tâtant, pour se conduire, avec ses mains effroyables… Derrière un pilier, résonne une toux horriblement creuse ; une pauvre vieille cosaque – une pèlerine, celle-ci – est effondrée dans ce coin, malade, finie, son bâton et son rosaire à la main, buvant quelque soupe à une écuelle…

Et, au-dessus d’eux, vaguement brille, comme un givre d’argent et d’or qui tomberait des voûtes, la profusion des saintes lampes. Et partout, dans l’obscurité qui s’épaissit, étincellent les marbres, les icônes avec leurs pierreries, les inutiles et somptueuses choses qui font de ce lieu un palais de rêve, ouvert aux plus misérables de cette terre…

Par groupes, marchant sans bruit, avec un excessif respect, les pèlerins, les pèlerines, remontent des parties lointaines et obscures des sanctuaires ; en se retournant plusieurs fois, avec des saluts, des signes de croix, ils s’en vont lentement comme à regret, – et, avant de se décider à franchir les portes, reviennent sur leurs pas, comme n’ayant point encore assez salué, assez remercié le ciel et le Sauveur ; se prosternent au hasard pour baiser quelque chose de plus dans ce saint lieu, une dalle, le marbre d’un autel ou la base d’un pilier…

Sous le nuage d’encens, qui se tient immobile à mi-hauteur des colonnes superbes, couve une sinistre odeur humaine : odeur de misère, de pourriture, de cadavre, dont ces voûtes sont constamment remplies et qui, à l’époque des grands pèlerinages, devient lourde comme celle des champs de bataille au lendemain des déroutes. Elle est pour nous redire notre néant, cette odeur souillant cette magnificence, pour nous rappeler les immondices dont notre chair est pétrie ; elle est évocatrice des plus sombres pensées de mort…

Ce soir, d’ailleurs, aucune lueur un peu douce ne descend dans le noir de ma détresse infinie ; je ne sais plus voir ici que l’entassement séculaire des traditions byzantines et puis romaines ; rien ne s’éveille en moi qu’une immense pitié pour ces simples et ces confiants, pour ces vieux, pour ces vieilles presque sans lendemain qui, tout le jour, sont venus prier, pleurer, espérer – et qui déjà traînent avec eux la fétidité des cimetières…

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Avant-hier, ont pris fin les fêtes musulmanes du Bairam et le mince croissant du nouveau mois lunaire commence presque à éclairer les nuits.

Sitôt l’obscurité venue sur Jérusalem, pèlerins et touristes restent enfermés dans les couvents ou les hôtels, et la ville alors se retrouve plus elle-même, aux lueurs de ses antiques petites lanternes.

Il y a, en dehors des murs, une sorte de chemin de ronde que, chaque soir, je suis dans l’obscurité, jusqu’à la vallée de Josaphat où il descend se perdre ; il contourne le mont Sion, en longeant, à travers une absolue et funèbre solitude, les hauts remparts crénelés, depuis la porte de Jaffa jusqu’à celle des Moghrabis ; puis, en un point où les murailles se brisent à angle vif pour remonter vers le nord, il semble se dérober, tomber, plonger dans le noir – et on a devant soi le gouffre d’ombre où tant de milliers de morts attendent… attendent que l’heure de joie et d’épouvante sonne au bruit éclatant de la DERNIÉRE TROMPETTE

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* *

Là, je m’arrête et je rebrousse chemin, remettant de continuer ma route aux très prochains soirs où le croissant aura pris plus de force et où l’on y verra assez dans la sombre vallée pour y descendre.

Si, en plein jour, toute cette partie de Jérusalem est déjà lugubre, elle devient presque un lieu de religieux effroi la nuit, quand on s’y promène seul, et on y sent planer toute l’horreur de ce grand nom légendaire : la vallée de Josaphat ! …

Ils attendent, les morts, par légions, sous leurs innombrables pierres, – et les siècles passent, et les millénaires passent, – et elle tarde à sonner, la trompette du Jugement, et on n’entend point dans les airs voler les terribles archanges du réveil. Mais les corps pourrissent, les os ensuite tombent en poussière, et à leur tour s’émiettent les granits des tombes ; dans un même néant peu à peu tout se fond, avec une inexorable tranquillité lente. Et la vallée se fait toujours plus oubliée, toujours plus silencieuse…

XIX

Jeudi, 12 avril.

 

La diane des clairons turcs dans le voisinage me tire d’un inquiet sommeil matinal. Et un rêve que je faisais s’envole. Il avait commencé par un sentiment de suprême, mais imprécise détresse ; quelque chose qui n’était peut-être que la perception plus nette de la fuite irrémédiable de mes jours, des séparations affreuses et prochaines, de la fin de tout. Et puis, peu à peu, mon humaine angoisse s’était fondue en une prière ; le Christ était retrouvé, le Christ de l’Évangile, et je m’abîmais, de toute mon âme misérable, en Lui, comme ces pèlerins qui, sur les dalles du Saint-Sépulcre, s’affaissent de tout leur corps épuisé ; – et les terrestres fins ne m’atteignaient plus ; – et il n’y avait plus de néant, plus de poussière, ni plus de mort ; – j’étais arrivé au port ineffable et unique, au refuge des refuges, dans la certitude absolue des éternels revoirs, dans la vie et dans la lumière…

Les clairons turcs sonnaient dehors le réveil étrange. Ma prière s’enfuit dans l’irréel, dans l’impossible, me laissant plus claire et plus inexorable cette lucidité qui est spéciale aux recommencements de la vie de chaque jour.

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Et je me rappelai qu’on m’attendait aujourd’hui de bonne heure au Saint-Sépulcre, pour me montrer, grâce à la bienveillance du patriarche, le Trésor des Grecs, très difficilement ouvert.

Depuis notre arrivée, c’était le premier matin vraiment ensoleillé et chaud. Jérusalem étalait la mélancolie de ses ruines au gai printemps moqueur. Sur la petite place hautement murée du Saint-Sépulcre, parmi le marché aux perpétuels chapelets, on avait apporté déjà quelques premières gerbes de belles palmes vertes, pour cette fête des Rameaux qui s’approche.

En un point de l’église sombre, par d’étroits petits escaliers, le Custode des richesses merveilleuses nous fait monter au-dessus même du calvaire, dans les combles de la chapelle haute, toute d’argent et d’or, que les Grecs ont établie en ce lieu. Et il nous arrête là, dans une sorte d’antique couloir, bas de plafond et demi-obscur, la règle absolue interdisant l’entrée du Trésor ; devant nous est dressée une table recouverte d’un tapis blanc et on commence à nous apporter une à une les pièces d’ancienne orfèvrerie, – tandis que, sous nos pieds, aux étages d’en dessous, les cierges brûlent, l’encens fume et les éternelles prières chantent. À chaque tour, il en a son faix, d’or et de pierreries, le prêtre aux longs cheveux de femme qui est préposé au va-et-vient entre nous et le Trésor : dons sans prix, faits, dans l’élan des reconnaissances mystiques ou dans le remords des crimes, par des rois et des reines du temps passé ; grands évangiles dont les couvertures sont d’épaisses plaques d’or alourdies de diamants et de rubis ; étuis de plomb ou de fer, imitant des têtes de scaphandres, qui contiennent des tiares d’or surchargées d’émaux et de pierres précieuses. Il y a aussi des icônes, des plateaux, des buires et des ciboires. Il y a une quantité de croix – pour bénir les foules, avec de lents gestes d’évêques, aux jours de pompes superbes ; chacune d’elle renferme, au milieu d’un amas de pierres enchâssées, un petit morceau du bois où fut cloué Jésus ; la plus singulière de toutes, qui semble en cristal vert, est composée d’énormes émeraudes qu’un sertissage très fin réunit en les laissant transparentes. Certain reliquaire gothique – bien mutilé et dont l’inquiétante provenance ne doit pas être recherchée – est taillé en forme de cœur dans un seul bloc de cristal de roche, avec entourage d’émeraudes ; quand on le prend dans la main, on croirait tenir un glaçon très lourd.

Jadis, avec mes idées calvinistes, j’englobais dans une même réprobation la magnificence des autels et celle des prêtres. Aujourd’hui, si le faste des vêtement sacerdotaux me paraît toujours antichrétien, j’en arrive à admettre cet emploi des pierreries – petites choses qui sont ce que notre monde contient de plus précieux et de plus dangereusement convoité ; je comprends mieux ce besoin de les sacrifier comme des riens perdus et d’en faire des écrins d’une valeur folle, pour des évangiles, pour des fragments, vrais ou supposés tels, de la croix du Christ.

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Dans l’après-midi de ce même jour, un vent de Khamsin se lève, et le ciel, troublé de sable et de poussière, se fait sinistrement jaune ; – ce sont les déserts encore proches, qui se rappellent à nous ; – on voit, comme au travers d’une brume sèche qui estompe tout, les grisailles dorées de la ville aux innombrables petites coupoles, et les grisailles plus blanches des montagnes bibliques d’alentour. Les distances et les proportions des choses semblent doublées. Du vague s’épand sur la terre, tandis que le soleil, qui ne rayonne plus, dessine tout rond dans le ciel un disque d’astre mort.

Sous cette même demi-lueur jaune d’éclipse, revenant le soir du mont des Oliviers, je longe, par la route toujours solitaire, les remparts de Jérusalem, les grands remparts moroses ; sur leurs parois rudes et frustes, de loin en loin, le sceau, la signature arabe se lit sous la forme d’une petite rosace géométrique d’un dessin exquis, en relief encore délicat parmi les vieilles pierres usées ; c’est comme pour dire aux passants que ceux qui ont élevé ces farouches défenses sont les mêmes qui savent ajourer des dentelles merveilleuses aux murs des mosquées et des palais.

Dans mon chemin isolé, je ne croise qu’un groupe de vieux Turcs, en longues robes, barbes blanches et turbans verts, qui se racontent des choses sombres et anciennes, en égrenant des chapelets d’ambre. Et c’est comme un tableau des temps musulmans antérieurs, sous ce voile coutumier fait de poussière et de sable…

Cependant, de la ville, tout à coup le carillon des cloches chrétiennes s’envole, surprenant ici, aujourd’hui, et comme dépaysé en plein Islam.

XX

Vendredi, 13 avril.

 

Dans trois jours, je dois quitter Jérusalem, me rendre en Galilée, où m’attirent surtout les bords déserts du lac de Génésareth.

Aujourd’hui, des visites de remerciement et d’adieu au Patriarche des Grecs, aux Pères dominicains, aux Dames de Sion, à tant d’aimables et charmants mystiques, absorbés par la ville sainte, qui vivent ici dans leurs contemplations, ou s’occupent à exhumer du sol gardien la Jérusalem du Christ et à élever des églises, à couvrir de blancs sanctuaires, toujours plus nombreux, ce lieu d’adoration.

Dans trois jours, je vais partir, et mon anxieux pèlerinage, depuis si longtemps souhaité, remis d’année en année par une instinctive crainte, sera fini, tombé comme une goutte d’eau inutile dans l’immense gouffre des choses passées qui s’oublient. Et je n’aurai rien trouvé de ce que j’avais presque espéré, pour mes frères et pour moi-même, rien de ce que j’avais presque attendu avec une illogique confiance d’enfant… Rien ! … Des traditions vaines, que la moindre étude vient démentir : dans les cultes, un faste séculaire, auquel les yeux seuls s’intéressent, comme au coloris des choses orientales ; et des idolâtries – touchantes peut-être jusqu’aux larmes – mais puériles et inadmissibles ! … Oh ! qui sondera mon angoisse infinie, aux heures du recueillement des soirs, aux heures de l’implacable clairvoyance des matins ! … Quelque chose des espérances ancestrales subsistait donc encore au fond de moi-même, puisque, devant cette inanité de mes dernières prières, j’éprouve ici, sous une forme nouvelle et plus décisive, le sentiment de la mort… Et il n’est donc remplaçable par quoi que ce soit au monde, le Christ, quand une foison a vécu par Lui, – puisque jamais, même aux époques les plus enténébrées de ma jeunesse finie, jamais dans les suprêmes lassitudes, jamais dans l’horreur des séparations ou des ensevelissements, je n’avais connu comme aujourd’hui cet effroi devant le vide indiscuté, absolu, éternel…

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À la tombée du jour, je redescends vers le Cédron pour refaire encore une fois – le cœur bien fermé cependant – le trajet du Christ, de la ville au Gethsémani.

C’est l’heure où des mélancolies, presque des terreurs, sans forme et sans nom, vont s’épandre sur cette vallée du jugement dernier.