Je les suis des yeux longtemps, les fantômes à voix de crécelle : tout au bout de la rue là-bas, elles tournent, – et c’est au Saint-Sépulcre qu’elles vont tout droit, de leur pas délibéré et rapide, dans le premier élan de leur extase barbare.

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Avant de quitter Jérusalem, je veux aujourd’hui pénétrer une dernière fois dans l’enceinte sacrée des musulmans, revoir la merveilleuse mosquée d’Omar, en rester au moins – faute de mieux, hélas ! – sur le souvenir de cette splendeur.

En s’y rendant, il faut passer devant le Saint-Sépulcre, aux abords duquel, plus que jamais aujourd’hui, la foule se presse. Et, passant là, je veux y entrer aussi, pour l’adieu.

Mais, le péristyle franchi, quand je tente de contourner le grand kiosque de marbre, des soldats turcs en armes me barrent le passage. Ce sont eux qui maintiennent, l’ordre ici, qui font respecter, le sabre à la main, les conventions séculaires entre les chrétiens des confessions ennemies. Et aujourd’hui, la place est aux Abyssins et aux Cophtes ; couvert d’ornements d’un archaïsme étrange, un évêque au visage noir officie pour des centaines de pèlerins noirs, qui chantent en voix suraiguë, en fausset de Muezzin. Je n’ai le droit de regarder que de loin ce qui se passe devant les autels, mais tout cela est inquiétant, idolâtre et sauvage ; on dirait, dans les âges passés, le culte de quelque Isis ou de quelque Baal…

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Autant cette place du Saint-Sépulcre, constamment ouverte à tous, est étroite, écrasée et sombre, autant il y a d’espace, de vide et de silence, là-bas, autour de la mosquée bleue.

Depuis quinze jours que je n’étais venu dans ce désert de l’Enceinte Sacrée, le printemps y a travaillé beaucoup ; entre les vieilles dalles blanches, l’herbe a monté, les coquelicots et les marguerites ont fleuri avec une profusion nouvelle.

Aujourd’hui, sous les quelques arbres centenaires, groupés çà et là au hasard, sont assises à l’ombre, les pieds dans les fleurs, des femmes arabes qui, à notre approche, se voilent jusqu’aux yeux. Mais l’espace est si grand, que leur présence y est comme perdue, et c’est la solitude quand même.

Aux abords immédiats de la mosquée, où les dalles sont plus intactes, où l’herbe est moins haute et plus rare, il y a une morne réverbération de soleil sur le pavage blanc et sur les édicules secondaires, portiques ou mihrabs, dont le sanctuaire est entouré.

À cette plus grande lumière d’aujourd’hui, elle semble avoir vieilli, l’incomparable mosquée d’Omar, Elle garde toujours le brillant de ses marbres et de ses ors, les reflets changeants de ses mosaïques, les transparences de pierreries de ses verrières ; mais ses treize siècles se lisent, à je ne sais quoi de déjeté, de poussiéreux que le soleil accentue ; elle a l’éclat atténué des belles choses près de finir ; elle fait l’effet presque de ces vieux brocarts somptueux, qui tiennent encore, mais qu’on oserait à peine toucher.

Sous le grand rocher noir qui est au centre, on peut descendre, par des marches de marbre, dans une sorte de grotte obscure et infiniment sainte, à laquelle se rattache une légende mahométane sur l’ange Gabriel, La voûte, très basse, en est polie par le frottement des mains où des têtes humaines, – et là encore, on prend conscience d’années sans nombre.

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Les sanctuaires des musulmans ne causent jamais, comme les sanctuaires chrétiens, l’émotion douce qui amène les larmes ; mais ils conseillent les détachements apaisés et les résignations sages ; ils sont les asiles de repos où l’on regarde passer la vie avec l’indifférence de la mort.

En particulier, tout ce silencieux Haram-ech-Cherif, avec sa mélancolie et sa magnificence, est bien le lieu de rêve qui n’émeut pas, qui n’attendrit pas, mais qui seulement calme et enchante. Et, pour moi, il est le refuge qui convient le mieux aujourd’hui ; – de même que cet Islam vers lequel j’avais incliné jadis, pourrait, compris d’une certaine manière, devenir plus tard la forme religieuse extérieure, toute d’imagination et d’art, dans laquelle s’envelopperait mon incroyance.

XXIII

O crux, ave spes unica !

 

Lundi, 16 avril.

 

Ce matin, nos chevaux sellés, nos cantines fermées, nous allions quitter Jérusalem et continuer notre route à travers la Galilée, vers Damas la ville sarrasine, pour au moins nous distraire et nous étourdir au charme de mort des choses orientales.

Mais une pluie glacée commence à tomber d’un ciel tout noir. Et c’est le retour subit de l’hiver, avec un grand vent gémissant, des torrents d’eau et de grêle.

Alors, nous décidons de remettre à demain ce départ.

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La journée se passe, comme celle de notre arrivée ici, au coin du feu et au milieu de gens quelconques, dans l’écœurant ennui d’un salon d’hôtel par temps de pluie, entre les éternels marchands d’objets de piété et les odieuses petites tables de lecture où posent les derniers journaux d’Europe.

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Puis, vers le soir, les averses calmées, je m’en vais par les ruelles tristes où les toits s’égouttent ; sous le ciel encore tourmenté, je me dirige vers le Saint-Sépulcre une dernière fois, ramené vers ce lieu par un sentiment qui ne se définit plus.

C’est l’heure plus désolée du crépuscule, l’heure où les lampes de nuit n’éclairent pas encore les basiliques, où tout est laissé dans l’obscurité, – et d’ailleurs presque sans surveillance, comme si, en pareil lieu, des profanations, des sacrilèges ne pouvaient jamais être osés.

Près de l’entrée, sur la « pierre de l’onction », une mère a posé son enfant de quelques mois et, avec un sourire de joie confiante, elle l’y fait rouler doucement, pour que toutes les parties de son petit corps aient touché le marbre saint.

Plus loin, il fait sombre, sombre, – et je vais à tâtons, frôlant des groupes indistincts, qui marchent sans bruit. Contre les piliers, contre les colonnes, des masses noires effondrées indiquent la présence des mendiants, des estropiés, des paralytiques, qui sont ici des hôtes éternels. Au-dessous du nuage d’encens qui, là-haut, recueille encore un peu de la lumière des coupoles, l’odeur de cadavre traîne, pesante et fade.

Par les détours, qui me sont familiers à présent, je refais jusqu’en bas, jusqu’à l’étrange crypte profonde de sainte Hélène, le même trajet qu’au lendemain de mon arrivée à Jérusalem, mais avec un cœur infiniment différent et plus durci, où l’émotion première, hélas ! ne se retrouve pas.

Ensuite, revenu près du Sépulcre, je monte presque involontairement l’escalier qui mène à la chapelle haute, sur le Golgotha…

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Et là même pourtant, dans ce lieu des extases et des sanglots, il ne me semble pas que rien en moi puisse s’émouvoir encore. Tranquillement, j’examine l’autel, les trois croix dressées, les trois grandes images des pâles crucifiés qui se détachent en avant d’une sorte d’arc-en-ciel de vermeil ; puis, le plafond très bas, naïvement peint comme un ciel bleu où sont des étoiles d’or et des anges, et des lunes à figure d’homme contemplant la terre. Une pénombre persiste, malgré les cierges et les lampes, dans cette chapelle cependant très petite. Il est tard, et il n’y a plus en ce moment que quelques femmes, assises, en pleurs, dans les coins obscurs.

Mais des gens, avant de quitter le Saint-Sépulcre, continuent de monter ici un à un, pour se prosterner et prier. Je m’appuie à un pilier voisin de l’autel et je les regarde venir.

D’abord paraît un jeune soldat cosaque, l’air martial et superbe, qui se traîne à genoux sous le retable pour baiser la place où fut plantée, dans le roc du Calvaire, la croix de Jésus.

Des femmes de je ne sais quel pays, en longs voiles noirs, lui succèdent, qui, les bras levés, les mains ouvertes, prient avec larmes, en une langue et suivant des rites inconnus.

Une pauvre vieille arrive ensuite, humble, discrète, qui d’abord se met à genoux un peu loin, comme n’osant pas ; de son ballot de pèlerine, elle tire son Évangile, ses lunettes, un petit cierge qu’elle allume, et elle s’avance enfin, après une révérence ancienne, pour commencer ses génuflexions et ses prières.

Il y a des intervalles de solitude et de silence, pendant lesquels s’entend à peine, derrière moi, un bruit léger de sanglots.

Et, de nouveau, d’autres viennent encore, qui ont les mêmes yeux d’humilité et de foi…

Après tout, on a bien fait de marquer ce lieu précis, même si c’est une pieuse imposture ; pour les travaillés et les chargés, il y a une indicible joie à venir pleurer là. Et d’ailleurs, si le Christ les voit, ces pauvres prosternés qui prient, que lui importe l’erreur sur la place, pourvu que leur cœur se fonde de reconnaissance et d’amour, sur ce rocher, en souvenir de son agonie.

Oh ! ils ont choisi la bonne part, ceux-là qui, sans comprendre, adorent… Et faire comme eux ne serait peut-être pas tout à fait impossible encore aux plus compliqués et plus clairvoyants que nous sommes ; faire comme eux, non plus par simplicité – car on ne redevient pas simple, hélas ! – mais au contraire par un effort supérieur de notre raisonnement. Car les dogmes inadmissibles, les symboles vénérales, mais vieillis, tout cela n’est pas le Christ, n’est que l’héritage des précédentes générations naïves, – et l’inanité de ces choses ne prouve rien contre lui. Lui, demeure inexplicable toujours et quand même, pour qui prend la peine de sonder en conscience les textes de l’Écriture ; et alors, tant que l’énigme subsiste, l’espoir peut durer aussi. Oh ! ils sont bornés et puérilement présomptueux, ceux qui se contentent des objections fournies par l’étroite logique humaine, pour oser conclure quoi que ce soit, dans un sens ou dans l’autre, au milieu de l’insondable mystère de tout…

Je sais bien, il y a l’infini de l’espace, de la matière et des mondes, que l’Évangile semble n’avoir pas soupçonné… Et même, dans l’hypothèse admise d’un Dieu s’occupant du rien qu’est la Terre, s’occupant des plus infimes riens individuels que nous sommes, tant de difficultés subsistent encore : en premier lieu, la multitude des âmes amoncelées depuis la nuit des origines, et puis ces âmes inférieures qui se tiennent au-dessous de nous, vagues et inquiétantes, sur les limites mal déterminées de l’animalité…

Le Mal et la Mort, nous arrivons presque à admettre qu’ils soient nécessaires, comme pierres de touche où s’éprouvent les âmes ; – et puis, sans cela, il n’y aurait pas la sublime pitié.

La Rédemption déroute notre raison davantage, et, pour ma part, je ne sais plus voir la nécessité de ce moyen ; les graves paroles sur ce sujet inscrites en lettres d’or au couronnement de la mosquée d’Omar sont la précise formule de mon doute ; « Lorsque Dieu a décidé une chose, il n’a qu’à dire : Sois, et elle est. » Mais le Christ – (oh ! ce que je vais énoncer semblera bien impie à plusieurs) – le Christ ; en tant que fait homme, et homme de son époque, n’avait peut-être encore, sur son rôle de messie, que la vision symbolique en harmonie avec l’esprit de l’Orient ancien et avec les livres sacrés antérieurs à sa venue. Et les Évangiles, en nous transmettant ce qu’il disait de lui-même, ont pu nous l’obscurcir encore. Il n’était pas chargé de soulever pour nous le voile des causes et des fins inconnaissables, mais peut-être d’apporter seulement au petit groupe humain une lueur, une indication certaine de durée et de revoir en attendant les révélations plus complètes d’après la mort. Qu’importe, mon Dieu, un peu plus d’incompréhensible ou un peu moins, puisque, par nous-mêmes, nous ne déchiffrerons seulement jamais le pourquoi de notre existence. Sous l’entassement des nébuleuses images, rayonne quand même la parole d’amour et la parole de vie !

Or cette parole, que Lui seul, sur notre petite terre perdue, a osé prononcer, – et avec une certitude infiniment mystérieuse, – si on nous la reprend, il n’y a plus rien ; sans cette croix et cette promesse éclairant le monde, tout n’est plus qu’agitation vaine dans la nuit, remuement de larves en marche vers la mort… Ils ne me contrediront pas, ceux qui ont une fois dans leur vie connu le véritable amour, – j’entends le plus pur, celui qu’on a pour une mère, pour un fils, pour un frère. Les autres, les indifférents, les cyniques ou les superbes, je parle ici plus que jamais une langue inintelligible pour eux…

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Dans la chapelle imprégnée de larmes, où l’air est comme doucement alourdi par les prières des siècles, je repasse en moi-même ces choses déjà cent fois pensées… Mais, pour adorer sans comprendre, comme ces simples qui viennent ici, – et qui sont les sages, les logiques de ce monde, – il faut sans doute une intuition et un élan du cœur qu’ils ont encore et que je n’ai plus….

Derrière moi, maintenant, résonne un bruit particulier de heurt sur le marbre des dalles : un vieil homme à cheveux blancs est là, agenouillé, qui se frappe le front par terre.

Et tout à coup il se relève, les mains jointes, des larmes sur ses joues creuses, les yeux grands ouverts dans une expression de confiance et de joie extraterrestres. C’est un vieillard fini, au visage terreux déjà touché par la mort, – mais à ce moment, transfiguré, d’une beauté triomphante, malgré sa laideur et sa décrépitude, À l’heure de son inévitable destruction, débris qu’il est déjà, il a pu se cramponner des mains à quelque chose de radieux et d’éternel ; aïeul qui s’en va, il sent qu’il les retrouvera là-haut, ses fils peut-être ou ses petits-fils, – quelque petite tête frisée d’enfant… Oh ! la foi, la foi bénie et délicieuse ! … Ceux qui disent : « L’illusion est douce, il est vrai ; mais c’est une illusion, alors il faut la détruire dans le cœur des hommes », sont aussi insensés que s’ils supprimaient les remèdes qui calment et endorment la douleur, sous prétexte que leur effet doit s’arrêter à l’instant de la mort…

Et, peu à peu, voici que je me sens pénétré, moi aussi, par l’impression doucement trompeuse d’une prière entendue et exaucée… Je les croyais finis, pourtant, ces mirages ! …

Au Gethsémani, la nuit dernière, il y avait sans doute trop d’orgueil encore dans ma recherche de solitude, et, ici, je suis mieux à ma place de misère, confondu avec ces humbles qui appellent de toute leur âme ; ils sont mes égaux d’ailleurs, et je n’ai rien de plus qu’eux ; demain, ce sera poussière de mes joies terrestres, et quelques années, courtes comme un jour, me feront pareil au vieillard qui est là… Oh ! prier comme lui, quand la fin sera proche ; prier comme eux tous ! … Me jeter, moi aussi, sur ces pierres du Golgotha et m’y abîmer dans une adoration ! … Mais il est trop différent du Christ de mon enfance, ce Christ des icônes dorées qu’ils implorent ici, et ces manifestations extérieures, ces élans qui font tomber à genoux, ne sont plus possibles aux hommes de mon temps ; même dans cette chapelle du Calvaire qui, depuis tant de siècles, connaît les sanglots, un sentiment, d’une toute moderne essence, me raidit à ma place et m’immobilise…

Quelque chose cependant commence à troubler mes yeux ! … C’était inattendu et c’est sans résistance possible : dans ce retrait du pilier qui me cache, voici que je pleure, moi aussi ; que je pleure enfin toutes les larmes amoncelées et refoulées pendant mes longues angoisses antérieures, au cours de tant de changeantes et vides comédies dont mon existence a été tramée. On prie comme on peut, et moi je ne peux pas mieux. Bien que debout là dans l’ombre, je suis maintenant, de toute mon âme, prosterné, autant que le vieillard en extase à mes côtés, autant que le soldat qui tout à l’heure rampait pour embrasser les pierres. Le Christ ! oh ! oui, quoi que les hommes fassent et disent, il demeure bien l’inexplicable et l’unique ! Dès que sa croix parait, dès que son nom est prononcé, tout s’apaise et change, les rancunes se fondent et on entrevoit les renoncements qui purifient ; devant le moindre crucifix de bois, les cœurs hautains et durs se souviennent, s’humilient et conçoivent la pitié. Il est l’évocateur des incomparables rêves et le magicien des éternels revoirs. Il est le maître des consolations inespérées et le prince des pardons infinis.

Et, en ce moment, si étrange que cela puisse paraître venant de moi, je voudrais oser dire à ceux de mes frères inconnus qui m’ont suivi au Saint-Sépulcre : Cherchez-Le, vous aussi ; essayez… puisqu’en dehors de Lui il n’y a rien ! Vous n’aurez pas besoin pour Le rencontrer de venir pompeusement à Jérusalem, puisque, s’il est, Il est partout. Peut-être le trouverez-vous mieux que je n’ai su le faire… Et d’ailleurs, je bénis même cet instant court où j’ai presque reconquis en Lui l’espérance ineffable et profonde, – en attendant que le néant me réapparaisse, plus noir, demain.

 

 

FIN

 

 

 

 

 

ÉMILE COLIN – IMPRIMERIE LE LAGNY


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