Bien élevé et tout…) aimeriez discuter tranquillement. Je vais déjeuner… au Ship, ajouta le chef de la police à l’intention de l’inspecteur, pour le cas où il aurait besoin de lui. Ce n’est pas que la nourriture y soit extraordinaire, mais c’est une maison respectable. C’est autre chose que La Marine où, pour un steak-frites, on vous fait traverser toutes ces salles vitrées.
Là-dessus, il sortit.
— On jurerait Freedy Lloyd, dit Tisdall.
Grant, sensible à ce commentaire, leva les yeux tout en avançant une chaise.
— Vous êtes amateur de théâtre ?
— J’ai été amateur de bien des choses.
L’emploi du passé lui paraissant étrange, Grant l’interrogea :
— Pourquoi dites-vous : « J’ai été » ?
— Parce que je suis ruiné et qu’il faut de l’argent pour se distraire.
— Attention ! Vous n’êtes pas en train d’oublier la formule : « Tout ce que vous direz… » ?
— Non, merci de me le rappeler. De toute façon, cela n’a pas d’importance. Moi, je ne puis que vous dire la vérité. Si vous, vous en tirez des conclusions erronées, ce sera votre faute et non la mienne.
— C’est donc moi qui suis sur la sellette ? Bonne observation. Je l’apprécie. Allons-y alors… Je voudrais bien savoir pourquoi vous habitiez la même maison qu’une femme dont vous ignoriez le nom. C’est ce que vous avez déclaré à la police du comté, non ?
— Exactement. La chose doit paraître incroyable. Ridicule, même. Pourtant, c’est très simple. Un soir, très tard, je déambulais sur le trottoir, en face du théâtre The Gaiety, sans savoir que faire. J’avais cinq pence en poche, mais c’était encore cinq pence de trop, car mon but était de claquer tout mon fric, et j’hésitais : allais-je dépenser ces cinq pence – cela dit, on ne va pas loin avec cinq pence ! – ou bien, allais-je faire comme si je n’avais plus rien ? Aussi…
— Permettez. Vous pourriez peut-être expliquer à un esprit obtus pourquoi ces cinq pence avaient tant d’importance.
— C’était ce qui restait de toute une fortune, voyez-vous. Trente mille livres. Un héritage de mon oncle, le frère de ma mère. Mon vrai nom est Stannaway, mais l’oncle Tom avait exigé que je prenne son nom à lui en même temps que son argent. Cela ne me gênait guère, car les Tisdall sont bien supérieurs aux Stannaway : ils ont du ressort, du caractère, et tout le toutim. Si j’avais été un Tisdall, je ne serais pas fauché aujourd’hui… hélas, je suis cent pour cent Stannaway, ou presque. Le parfait imbécile. L’exemple même à ne pas suivre. À l’époque où j’ai hérité, je travaillais chez un architecte, je logeais en meublé et je vivotais ; alors l’argent m’a grisé et j’ai voulu m’offrir ce que, jusque-là, je n’avais jamais pu m’accorder. J’ai quitté mon travail et j’ai visité tous ces endroits dont je n’osais même plus rêver : New York, Hollywood, Budapest, Rome, Capri… que sais-je encore ! De retour à Londres, il me restait environ deux mille livres que j’avais l’intention de placer avant de chercher du travail. Deux ans auparavant, il n’y aurait pas eu de problème – pour placer l’argent, j’entends ; car à l’époque, personne ne se trouvait là pour m’aider à le dépenser. Mais entre-temps je m’étais fait beaucoup d’amis de par le monde et c’est par douzaines qu’ils arrivaient à Londres. Bref, un beau matin, je m’aperçus que je n’avais plus que cent livres. Quelle douche froide ! Pour la première fois depuis deux ans, je pris le temps de réfléchir. J’avais le choix entre deux solutions : disparaître ou bien vivre aux crochets des autres – on peut vivre six mois dans le luxe dans toutes les capitales du monde, si on sait s’y prendre ; je suis bien placé pour le savoir, ayant moi-même entretenu une théorie de parasites.
1 comment