Eh bien ! avancez-vous, nous allons lire ce qui est écrit au bas.

Je fis ce qu'elle me demandait et je lus : « Miss Hinton, dans son rôle de Peggy dans la Mariée de Campagne, joué à son bénéfice au théâtre de Haymarket le 14 septembre 1782. »

– C'est une actrice ? dis-je.

– Oh ! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela ! dit-elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme ! Il n'y a pas longtemps – c'était tout juste l'autre jour – le duc de Clarence, qui pourrait parfaitement s'appeler le roi d'Angleterre, a épousé mistress Jordan, qui n'est, elle aussi, qu'une actrice. Et cette personne-ci, qui est-elle, à votre avis ?

Elle se plaça au-dessous du portrait, les bras croisés sur sa vaste poitrine, nous regardant tour à tour de ses gros yeux noirs.

– Eh bien ! où avez-vous les yeux ? dit-elle enfin. C'était moi qui étais miss Polly Hinton du théâtre de Haymarket et peut-être n'avez-vous jamais entendu ce nom ?

Nous fûmes obligés d'avouer qu'en effet, nous l'ignorions.

Et ce seul mot d'actrice avait excité en nous une sensation de vague horreur, bien naturelle chez des garçons élevés à la campagne.

Pour nous, les acteurs formaient une classe à part, qu'il fallait désigner par allusions sans la nommer, et la colère du Tout-Puissant était suspendue sur leur tête comme un nuage chargé de foudre.

Et en vérité ce jugement semblait avoir reçu son exécution devant nous, quand nous considérions cette femme et ce qu'elle avait été.

– Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a été blessée, vous n'avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur votre figure ce qu'on vous aura appris à penser de moi. Tel est donc le résultat de l'éducation que vous avez reçue, Jim : mal penser de ce que vous ne comprenez pas ! J'aurais voulu que vous fussiez au théâtre ce soir-là, avec le prince Florizel et quatre ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de Londres se levant dans le parterre à mon entrée en scène. Si Lord Avon ne m'avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas venue à bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d'York Street à Westminster. Et voilà que deux petits paysans s'apprêtent à méjuger !

L'orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n'aimait pas s'entendre qualifier de jeune paysan ni même à laisser entendre qu'il fût si en retard que cela sur les grands personnages de Londres.

– Je n'ai jamais mis les pieds dans un théâtre, dit-il, et je ne sais rien sur ces gens-là.

– Ni moi non plus.

– Hé ! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d'ailleurs on n'a pas ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes garçons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en reine des Péruviens, exhortant ses compatriotes à se soulever contre les Espagnols, leurs oppresseurs.

Et à l'instant même, cette femme grossièrement tournée et boursouflée redevint une reine, la plus grandiose, la plus hautaine que vous ayez jamais pu rêver.

Elle s'adressa à nous dans un langage si ardent, avec des yeux si pleins d'éclairs, des gestes si impérieux de sa main blanche qu'elle nous tint fascinés, immobiles sur nos chaises.

Sa voix, au début, était tendre, douce et persuasive, mais elle prit de l'ampleur, du volume, à mesure qu'elle parlait d'injustice, d'indépendance, de la joie qu'il y avait à mourir pour une bonne cause, si bien qu'enfin, j'eus tous les nerfs frémissants, que je me sentis tout prêt à sortir du cottage et à donner tout de suite ma vie pour mon pays.

Alors, un changement se produisit en elle.

C'était maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils unique et se lamentait sur cette perte.

Sa voix était pleine de larmes. Son langage était si simple, si vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit gisant devant nous sur le tapis et que nous étions sur le point de joindre nos paroles de pitié et de souffrances aux siennes.

Et alors, avant même que nos joues fussent sèches, elle redevint ce qu'elle avait été.

– Eh bien ! s'écria-t-elle, que dites-vous de cela ? Voilà comment j'étais au temps où Sally Siddons verdissait de jalousie au seul nom de Polly Hinton. C'est dans une belle pièce, dans Pizarro.

– Et qui l'a écrite ?

– Qui l'a écrite ? Je ne l'ai jamais su. Qu'importe qu'elle ait été écrite par celui-ci ou celui-là ? Mais il y a là quelques tirades pour celui qui connaît la façon de les débiter.

– Et vous ne jouez plus, madame ?

– Non, Jim, j'ai quitté les planches, quand… quand j'en ai eu assez. Mais mon cœur y revient quelquefois. Il me semble qu'il n'y a pas d'odeur comparable à celle des lampes à huile de la rampe et des oranges du parterre. Mais vous êtes triste, Jim.

– C'est que je pensais à cette pauvre femme et à son enfant.

– Tut ! N'y songez plus. J'aurai tôt fait de l'effacer de votre esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la Partie de saute-mouton. Il faut vous figurer que la mère parle et que c'est cette effrontée petite dinde qui lui riposte.

Et elle se mit à jouer une pièce à deux personnages, alternant si exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous figurions avoir réellement deux êtres distincts devant nous, la mère, vieille dame austère, qui tenait la main en cornet acoustique et sa fille évaporée toujours en l'air.

Sa vaste personne se remuait avec une agilité surprenante.

Elle agitait la tête et faisait la moue en lançant ses répliques à la vieille personne courbée qui les recevait.

Jim et moi, nous ne pensions guère à nos pleurs et nous nous tenions les côtes de rire, avant qu'elle eût fini.

– Voilà qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos éclats de rire. Je ne tenais pas à vous renvoyer à Friar's Oak avec des mines allongées, car peut-être on ne vous laisserait pas revenir.

Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un verre qu'elle posa sur la table.

– Vous êtes trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais cela me dessèche la bouche de parler…

Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire. Il se leva de sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant :

– N'y touchez pas.

Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs prenant une expression plus douce sous le regard de Jim :

– Est-ce que je n'en goûterai pas un peu ?

– Je vous prie, n'y touchez pas.

D'un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et la leva de telle sorte qu'il me vint l'idée qu'elle allait la vider d'un trait. Mais elle la lança au dehors par la fenêtre ouverte et nous entendîmes le bruit que fit la bouteille en se cassant sur l'allée.

– Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait ? Voilà longtemps que personne ne s'inquiète si je bois ou non.

– Vous êtes trop bonne, trop généreuse pour boire, dit-il.

– Très bien ! s'écria-t-elle, je suis enchantée que vous ayez cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim, que je m'abstienne de brandy ? Eh bien ! je vais vous faire une promesse, si vous m'en faites une de votre côté.

– De quoi s'agit-il, Miss ?

– Pas une goutte ne touchera mes lèvres, Jim, si vous me promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu'il fasse, qu'il pleuve ou qu'il y ait du soleil, qu'il vente ou qu'il neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment il y a des moments où je me trouve bien seule.

La promesse fut donc faite et Jim s'y conforma très fidèlement, car bien des fois, quand j'aurais voulu l'avoir pour compagnon à la pêche ou pour tendre des pièges aux lapins, il se rappelait que c'était le jour réservé et se mettait en route pour Anstey-Cross.

Dans les commencements, je crois qu'elle trouva son engagement difficile à tenir et j'ai vu Jim revenir la figure sombre comme si la chose avait marché de travers.

Mais au bout d'un certain temps, la victoire était gagnée. L'on finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez longtemps, et dans l'année qui précéda le retour de mon père, Miss Hinton était devenue une toute autre femme.

Ce n'étaient pas seulement ses habitudes qui étaient changées, elle avait changé elle-même, elle n'était plus la personne que j'ai décrite.

Au bout de douze mois, c'était une dame d'aussi belle apparence qu'on pût en voir dans le pays.

Jim fut plus fier de cette œuvre que d'aucune des entreprises de sa vie, mais j'étais le seul à qui il en parlât.

Il éprouvait à son égard cette affection que l'on ressent envers les gens à qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de son côté, car, en l'entretenant, en lui décrivant ce qu'elle avait vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan du Sussex et le prépara à l'existence plus large qui l'attendait.

Telles étaient leurs relations à l'époque où la paix fut conclue et où mon père revint de la mer.

IV – LA PAIX D’AMIENS

 

Bien des femmes se mirent à genoux, bien des âmes de femme s'exhalèrent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, à la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la conclusion des préliminaires de la paix.

Toute l'Angleterre témoigna sa joie le jour par des pavoisements, la nuit par des illuminations.

Même dans notre hameau de Friar's Oak, nous déployâmes avec enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelle à chacune de nos fenêtres et une lanterne transparente, ornée d'un Grand G.R. (Georges Roi), laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de l'auberge.

On était las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu affaire à l'Espagne, à la France, à la Hollande, tour à tour ou réunis.

Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-là, c'était que notre petite armée n'était pas de taille à lutter sur terre avec les Français, mais que notre forte marine était plus que suffisante pour les vaincre sur mer.

Nous avions acquis un peu de considération, dont nous avions grand besoin après la guerre avec l'Amérique, et, en outre, quelques colonies qui furent les bienvenues pour le même motif, mais notre dette avait continué à s'enfler, nos consolidés à baisser et Pitt lui-même ne savait où donner de la tête.

Toutefois, si nous avions su que la paix était impossible entre Napoléon et nous, que celle-ci n'était qu'un entracte entre le premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sensément en allant jusqu'au bout sans interruption.

Quoi qu'il en soit, les Français virent rentrer vingt mille bons marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donnèrent une belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de débarquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons.

Mon père, tel que je me le rappelle, était un petit homme plein d'endurance et de vigueur, pas très large, mais quand même bien solide et bien charpenté.

Il avait la figure si hâlée qu'elle avait une teinte tirant sur le rouge des pots de fleurs, et en dépit de son âge (car il ne dépassait pas quarante ans, à l'époque dont je parle) elle était toute sillonnée de rides, plus profondes pour peu qu'il fût ému, de sorte que je l'ai vu prendre la figure d'un homme assez jeune, puis un air vieillot.

Il y avait surtout autour de ses yeux un réseau de rides fines, toutes naturelles chez un homme qui avait passé sa vie à les tenir demi-clos, pour résister à la fureur du vent et du mauvais temps.

Ces yeux-là étaient peut-être ce qu'il y avait de plus remarquable dans sa physionomie. Ils avaient une très belle couleur bleu clair qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de rouille.

La nature avait du lui donner un teint très blanc, car quand il rejetait en arrière sa casquette, le haut de son front était aussi blanc que le mien, et sa chevelure coupée très ras avait la couleur du tan.

Ainsi qu'il le disait avec fierté, il avait servi sur le dernier de nos vaisseaux qui fut chassé de la Méditerranée en 1797 et sur le premier qui y fut rentré en 1798.

Il était sous les ordres de Miller, comme troisième lieutenant du Thésée, lorsque notre flotte, pareille à une meute d’ardents foxhounds lancés sous bois, volait de la Sicile à la Syrie, puis de là revenait à Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste perdue.

Il avait servi avec ce même brave marin sur le Nil, où les hommes qu'il commandait ne cessèrent d'écouvillonner, de charger et d'allumer jusqu'à ce que le dernier pavillon tricolore fût tombé. Alors ils levèrent l'ancre maîtresse et tombèrent endormis, les uns sur les autres, sous les barres du cabestan.

Puis, devenu second lieutenant, il passa à bord d'un de ces farouches trois-ponts à la coque noircie par la poudre, aux œils-de-pont barbouillés d'écarlate, mais dont les câbles de réserve, passés par-dessous la quille et réunis par-dessus les bastingages, servaient à maintenir les membrures et qui étaient employés à porter les nouvelles dans la baie de Naples.

De là, pour récompenser ses services, on le fit passer comme premier lieutenant sur la frégate l’Aurore qui était chargée de couper les vivres à la ville de Gênes et il y resta jusqu'à la paix qui ne fut conclue que longtemps après.

Comme j'ai bien gardé le souvenir de son retour à la maison !

Bien qu'il y ait de cela quarante-huit ans aujourd'hui, je le vois plus distinctement que les incidents de la semaine dernière, car la mémoire du vieillard est comme des lunettes, où l'on voit nettement les objets éloignés et confusément ceux qui sont tout près.

Ma mère avait été prise de tremblements dès qu'arriva à nos oreilles le bruit des préliminaires, car elle savait qu'il pouvait venir aussi vite que sa lettre.

Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses continuelles exhortations à me tenir bien propre, bien mis. Et au moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte, et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire.

Elle avait brodé un « Soyez le bienvenu » en lettres blanches sur fond bleu, entre deux ancres rouges ; elle le destinait à le suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la porte du cottage.

Il n'était pas encore sorti de la Méditerranée que ce travail était achevé. Tous les matins, elle allait voir s'il était monté et prêt à être accroché.

Mais il s'écoula un délai pénible avant la ratification de la paix et ce ne fut qu'en avril de l'année suivante qu'arriva le grand jour.

Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et avait fouetté de sa douce chanson les noyers en bourgeons derrière notre cottage.

Le soleil s'était montré dans l'après-midi.

J'étais descendu avec ma ligne à pêche, car j'avais promis à Jim de l’accompagner au ruisseau du moulin, quand tout à coup, j'aperçus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux fumants.

La portière était ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma mère et ses petits pieds qui dépassaient. Elle avait pour ceinture deux bras vêtus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans l'intérieur.

Alors je courus à la recherche de la devise. Je l'épinglai sur les massifs, ainsi que nous en étions convenus et quand ce fut fini, je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la même position.

– Voici Rod, dit enfin ma mère qui se dégagea et remit pied à terre.