Fouché regarde avec inquiétude son adversaire, autour duquel maintenant tous les serviles députés se pressent avec un respect ostentatoire et qui accepte ces hommages avec une impassibilité inébranlable ; drapé dans sa « Vertu » qui lui sert de cuirasse, inaccessible, impénétrable, l’Incorruptible parcourt l’arène d’un œil de myope, avec la fière conscience que plus personne maintenant n’osera s’élever contre sa volonté.

Mais quelqu’un l’ose, cependant ; quelqu’un qui n’a plus rien à perdre, Joseph Fouché, et qui demande la parole pour justifier sa conduite à Lyon.

 

Cette demande de justification devant la Convention est un défi au Comité de Salut public, car ce n’est pas la Convention, mais le Comité, qui désire de lui des explications. Mais lui s’adresse à l’Assemblée des représentants de la nation, comme étant l’instance la plus haute et la seule véritable. L’audace de cette demande est indéniable ; néanmoins, le président lui donne la parole. D’ailleurs Fouché n’est pas le premier venu ; on a cité trop souvent son nom dans cette salle : ses mérites, ses rapports, ses actes ne sont pas encore oubliés. Fouché monte à la tribune et lit un long exposé. L’Assemblée écoute, sans l’interrompre, sans un signe d’applaudissement ou de désapprobation. Même à la fin du discours, pas une main ne bouge, car la Convention est devenue timorée. Une année de guillotine a ôté tout courage moral à ces hommes. Ceux qui, autrefois, s’abandonnaient librement à leur conviction comme à une passion, qui se jetaient bruyamment, hardiment et ouvertement dans la bataille des mots et des idées, n’aiment plus à présent se prononcer. Depuis que, semblable à Polyphème, le bourreau passe dans leurs rangs, tantôt à gauche, tantôt à droite, depuis que la guillotine projette son ombre bleuâtre sur chacune de leurs paroles, ils préfèrent se taire. Chacun se dissimule derrière les autres : chacun louche vers la droite et vers la gauche avant d’oser faire un mouvement ; comme un nuage épais, la peur met sa couleur grise sur leurs figures ; et rien n’avilit plus l’homme, et surtout une masse d’hommes, que la peur de l’invisible.

Aussi, cette fois encore, n’osent-ils exprimer d’opinion : tout, plutôt qu’intervenir dans le domaine du Comité de Salut public, cet invisible tribunal ! La justification de Fouché n’est ni rejetée ni approuvée, mais simplement renvoyée à l’examen du Comité, c’est-à-dire qu’elle échoue sur le rivage que Fouché voulait si soigneusement éviter. Sa première bataille est perdue.

Alors la peur s’appesantit sur sa nuque, à lui aussi. Il s’est risqué trop loin, sans connaître le terrain : mieux vaut tenter une rapide retraite. Plutôt capituler que lutter seul contre le puissant des puissants. Fouché fléchit le genou en signe de repentir ; il baisse la tête. Le soir même, il se rend dans l’appartement de Robespierre pour s’expliquer avec lui, plus précisément pour lui demander pardon.

Personne n’a assisté à cet entretien. On n’en connaît que l’issue, mais on peut le reconstituer en songeant à cette visite que Barras a décrite dans ses Mémoires avec une atroce netteté. Fouché, lui aussi, avant de monter l’escalier de bois de la petite maison bourgeoise de la rue Saint-Honoré où Robespierre affiche sa vertu et sa pauvreté, a dû sans doute subir l’examen des hôtes qui gardaient leur dieu et locataire, comme une proie sacrée. Sans doute Robespierre l’aura-t-il, tout comme Barras, à peine invité à s’asseoir dans la petite pièce étroite, qui n’est vaniteusement ornée que des portraits du dictateur ; sans doute l’aura-t-il reçu debout, froidement, avec un orgueil volontairement blessant, comme un misérable criminel. Car cet homme aimant passionnément la vertu mais épris non moins passionnément et immoralement de sa propre vertu, ne connaît ni indulgence ni pardon pour quiconque un jour a été d’une autre opinion que la sienne. Intolérant et fanatique, Savonarole de la raison et de la « Vertu », il repousse tout pacte et même toute capitulation de ses adversaires ; même là où la politique exigerait impérieusement un compromis, sa dureté haineuse et sa fierté dogmatique l’entravent. Quelles qu’aient été les paroles de Fouché et la réponse de son juge, on ne sait qu’une chose : c’est que l’accueil ne fut pas bon, que ce fut un écrasant, un implacable sermon, une menace froide et nette, « une sentence de mort en effigie ». Et celui qui maintenant descend en tremblant de colère l’escalier de la rue Saint-Honoré, humilié, repoussé, menacé, sait que désormais il n’y a pour sa tête qu’un moyen de salut : c’est que celle de l’autre, celle de Robespierre, tombe avant la sienne dans le panier. Une guerre à mort est déclarée. Le duel commence entre Robespierre et Fouché.

 

Ce duel entre Robespierre et Fouché est un des épisodes les plus captivants, les plus émouvants, au point de vue psychologique, de l’histoire de la Révolution. Tous deux intelligents, tous deux habiles politiques, ils ont, néanmoins, tous les deux, – celui qui a reçu le défi comme celui qui l’a lancé, – commis la même erreur : ils ne s’apprécient pas à leur juste valeur, il s’en faut de beaucoup, parce qu’ils croient se connaître depuis longtemps. Pour Fouché, Robespierre est toujours l’avocat sec et étriqué qui, dans sa province d’Arras, faisait avec lui, au cercle, de petites plaisanteries, fabriquait de menus vers douceâtres dans le genre de Grécourt et qui, ensuite, a ennuyé de ses discours emphatiques l’Assemblée de 1789. Fouché n’a pas remarqué, ou que trop tard, combien Robespierre, par un travail tenace et persévérant, et grâce à l’envergure de sa mission, est devenu : de démagogue, homme d’État, d’intrigant tortueux, politique à la pensée précise, et de rhéteur, orateur. Presque toujours la responsabilité confère à l’homme de la grandeur : Robespierre a grandi par la conscience qu’il a de sa mission, car il sent qu’au milieu de profiteurs avides et de braillards bruyants le salut de la République est une tâche que le destin lui a confiée, à lui seul. Il considère, comme une mission sacrée pour l’humanité, la nécessité de réaliser précisément sa conception de la république et de la révolution, de la morale et même de la religion.